Accéder au site du Passant Ordinaire L'Hypothèse démocratique
le Passant Ordinaire
FrançaisEnglishItalianoAmerican
  Go !   

Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°20 [juin 1998 - juillet 1998]
Imprimer cet article Imprimer l'article

Dites soixante huit !


Par saccades, l'arbre s'inclinait. Les coups de tranchant se répétaient, toujours plus nombreux, dans la large entaille maladroite. L'apprenti bûcheron, les douilles longues et blondes, à la Hippy, dans le style de Brian Auger, hachait le cœur du tronc comme un furieux. Etait-il déterminé par la chemise sale à carreaux rouge et noir qu'il arborait ? .. La contradiction du retour à la nature me sautait à la gueule comme un copeau de l'Histoire, après avoir fumé son H en majuscule.



Une jeune femme, une petite gringalette, l'excitait de sa voix de tête. Elle passait, tour à tour, du compliment appuyé au commandement aboyé.



Son anorak bleu- horizon, la fermeture éclair ouverte, laissait apercevoir un mince pull noir, à col roulé. Il était souligné d'une chaînette en or qui retenait une croix. Dessous, s'agitait une vague poitrine.



L'air était tiède, pourtant.



Le blouson de ski couvrait le haut d'une jupe sombre plissée. Deux jambes maigrelettes agitaient frénétiquement le tout.



Du mollet de coq.



Je me demandai si elle n'avait point pulvérisé plusieurs flacons de laque dans ses cheveux ; vraisemblablement en prévision de cette situation, tant la coiffure, dans un déséquilibre imperturbable, disposée comme une pièce mal montée, évoquait l'allure d'une coiffe bigoudine ou de quelque casque dur impensé jusqu'alors.



Nous étions en mai.



Le 25 mai 1968.



A Bordeaux.



En début de soirée.



Un papy sur le trottoir se marrait.



Le bleu du ciel tournait orange.



Plus loin, dans une petite rue qui donnait sur le cours Victor Hugo, tout un groupe de jeunes gens s'affairait à desceller des pavés.



Un seul utilisait la barre à mine. Les autres s'échinaient, les mains nues pour outils, ou bien, bras croisés, prodiguaient des conseils.



Certains, après avoir suivi les informations radiophoniques des quinze jours précédents, entouraient déjà d'un foulard ou d'un mouchoir leur visage.



Jusqu'aux yeux.



En prévision.



Elle était là, peut être, la modernité : Zorro dans le port préventif du K-way avant l'averse.



Ca cavalait dans tous les sens.



De droite, de gauche. Devant, derrière.



On attendait : les C.R.S ; la gendarmerie mobile ; leurs camions Renault noirs, aperçus par certains, le matin, entrant dans la ville, via le Pont de pierre...



Peut être bien des faschos ; ceux de la fac de droit ou bien les truands du S.A.C, les gros bras de Chaban.



Enfin les lacrymos.



On allait voir ce que l'on allait voir.



L'arbre s'affala sur la chaussée, dans un craquement grinçant. Sans se détacher totalement de la souche : gros téton obtus planté sur le trottoir. Le jeune platane gisait, à présent, obscène. Le bûcheron d'occasion avait l'air emmerdé. Comme si la logique était de continuer à le débiter, pour faire du petit bois. Ca faisait mal. Le même malaise que lorsque les enfants, patauds, se mettent à arracher les branches d'un noisetier, et à les peler, pour se confectionner des arcs qui ne verront jamais le jour.



Tout ceci en plus gros. En plus grand. Bien sur.



La petite fanchette, la boule de nerfs, fut invitée à monter derrière le pilote d'un scooter Lambretta. Il effectuait, avec son engin, des allées et venues, de la rue du Mirail jusqu'à l'entrée de la rue Dufourg-Dubergié.



Sans cesse.



Dans le claquement de l'embrayage.



Une grosse mouche blanc sale.



Il portait un casque de pilote de jet américain : trouvaille, sans doute, venu de quelques stocks de même qualificatif.



Ils partirent tous les deux en reconnaissance.



Ils avaient l'air de se connaître.



Les bras de la jeune femme traçaient des cercles rapides contre le ciel, puis revenaient se poser sur les épaules du conducteur.



De fait, elle était plutôt mignonne.



Une sorte de Brenda Lee, moins frappée par le nanisme



A cette époque là, le port du casque n'était pas encore tout à fait obligatoire et le duffled coat avait définitivement lâché prise chez les étudiants de médecine.



Trois ou quatre ans plus tôt, le caban de marine avait rempilé. Les premières chemises à jabot habillaient les minets, leur acné refoulé sous le fond de teint de leurs mères.



On ne tarderait pas à perdre ses quartiers et son latin.



L'éclaireur motorisé se dirigea vers le haut du cours. Le scooter fit brusquement une embardée, puis un demi-tour rapide, dans un nuage bleu.



La jeune femme gesticulait derrière le pilote.



Par-dessus le bruit aigu du moteur, elle hurla : " Les voilà ! Les voilà !"



Il régnait une grande agitation au coin du cours Victor Hugo et du cours Pasteur. Des gens déboulaient dans tous les sens.



Le Lambretta, pétaradant, disparut dans la rue du Mirail. Il en resta une odeur entêtante de mélange et de chaud.



Sur le parking surélevé du marché Victor hugo, des silhouettes apparaissaient, puis s'embusquaient. Ils entassaient des projectiles, prêts à en découdre.



La bas, au bout du cours, des "contestataires," prenaient position en clamant des slogans difficiles à comprendre, vu la distance.



Tout le monde courait, remontait vers le croisement. Une foule s'y agglutinait.



Pourquoi Bordeaux n'aurait-il pas son d'enfer Rochereau ou son gai Lussac ?



On avait bien Mauriac et Rochefort.



Je reconnus des visages de la place St Pierre. Des craignos. Des vrais manganes. Des habitués du "panier à salade" ; de ceux qui terminaient à Castéja attachés aux radiateurs du chauffage central ; surtout les nuits de la Saint Jean ; après avoir déclenché le brasier traditionnel place St Pierre ; et cherché le pet.



Le feu était généralement alimenté par les palissades et madriers de chantiers alentour.



Tout le monde s'y mettait : des tous petits aux plus grands.



Ca ne plaisait pas du tout.



Du tout.



Bordeaux se changeait : en vue de la partouze spéculaire et spéculative à venir.



On jetterait, cette nuit là, du pavé, avant qu'il ne soit décoratif. Et cher ; et qu'il ne devienne le support métaphorique de millions de personnes ; jetées, à leur tour...



Pour en revenir à la Saint Jean, en cette fin des années soixante, les flics arrivaient, avec les pompiers, place st Pierre, un ou deux P.Ms en appui, histoire que l'histoire reste bien sans paroles.



Après les baffes et les coups de matraque sur le pimbe dans le fourgon, les pinces de crabe dans les couilles, - « dis merci Monsieur l'agent ! »-, une fois rendus sur place, là bas, au commissariat central, les pyromanes saisonniers subissaient le supplice de la rétention urinaire.



Sombre thérapie préventive de leur urolagnie éventuelle.



Les condés se lançaient des paris sur celui qui allait pleurer le premier - « eh ! Tu pisseras moins, connard ! »- ou sur celui qui lâcherait le jet dans ses frocs avant les autres. On se racontait la fois où Raymond, de la place, avait descellé le radiateur et s'était promené avec, compissant les bureaux, avant de prendre une branlée monumentale.



Et puis M Campet, commissaire principal, qu'on disait héros de la Libération, faisait la morale et disait : « Décampez ! »



Pour autant les bougres ne se rêvaient pas victimes ou suppliciées : cela faisait partie du jeu cruel des gendarmes et des voleurs. Des ouvriers et des bourgeois. Chaque chose à sa place.



Bien classés.



Le Christ contre le mur ;



De Gaulle à la télé.



Même si vos dents grinçaient.



Même si les larmes salaient la commissure des lèvres.



Il était fatal que les condés réagissent comme des gros cons : ils étaient faits pour ça. Pour les voleurs, c'était du «kif- kif la bourrique, Tu m'estounes, lago ! »



Mais, ce soir de mai.



Ravintos, Michaëlian, Lapin, et Raymond, de la place avaient les pognes pleines de boulons. La fronde dans le blouson jean. L'œil mauvais. L'haleine aigre. Sous pression Kronenbourg. Ils ne disaient rien : ils ricanaient. Bourrés. Ce fut Lapin qui cassa la métacommunication ambiante : « On va se les faire, les enculés en armures et boucliers. Après, on baise les étudiantes pendant que leurs pédés-tronches jouent à la guerre. On visite Paris et Notre Dame. » Ils repartirent à ricaner.



On entendit une clameur venant de la rue duffourg-Dubergié. Les premières grenades éclatèrent.



« Tu viens, tant que c'est le pet ? Avant qu'ils nous demandent de comprendre pour nous enfiler profond ? .. »



Les vilains remontaient, heureux, vers la fumée.



Ils toussaient.



Irresponsables.


© 2000-2024 - Tous droits réservés
le Passant Ordinaire