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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°21 [août 1998 - septembre 1998]
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Delteil malade de la peste


Cela commençait comme un roman populaire. La peste se répandait dans Paris. « Le 5 mai 1925, jour anniversaire de la mort de Napoléon, l'agent 584 ramassa sur la place Saint-Michel un tube de verre écarlate, portant une étiquette avec ces mots : Peste. » C'était un bon début. Il en valait d'autres. Robert Desnos, par exemple, décédé à Terezin, ou Max Jacob, mort à Drancy, adoraient Fantômas pour ce genre de phrases : « Le Lundi 4 avril 19..., le journal du soir La Capitale publiait, en première page, l'article suivant : Un drame, sur les mobiles duquel on se perd en conjectures, s'est déroulé ce matin tout en haut de Montmartre. » Arsène Lupin connaissait depuis 1905 un succès que la guerre n'affecta aucunement : « Un peu avant que sonnât la demie de six heures, comme les ombres du soir devenaient plus épaisses, deux soldats atteignirent le petit carrefour, planté d'arbres, que forme, en face du musée Galliera, la rencontre de la rue de Chaillot et de la rue Pierre-Charron. » Et il y avait Gaston Leroux, reporter-feuilletonniste : « Quand Milon-Lauenbourg donna cette fête dans son nouvel hôtel du bois de Boulogne, il était à l'apogée de sa puissance. » On voulait connaître la suite. Avec Souvestre et Allain, Maurice Leblanc ou Gaston Leroux, on n'était jamais déçu. Avec Joseph Delteil (1894-1978), il ne s'agit pas, à proprement parler, de déception. Il y avait eu Sur le fleuve Amour (1923), Choléra (la même année), Jeanne d'Arc qui lui donna le prix Fémina en 1925, romans réunis plus tard à Saint Don Juan, Jésus II et François d'Assises en « Oeuvres complètes » très incomplètes, et il y eut le reste.



La peste, donc, se répandait à Paris en l'an 1925, et le compte des cadavres, dans la journée du 6 mai se montait déjà à 2 943, à 10 972 le 7 mai, à 273 544 le 13 mai. Jusque là, rien à dire. Ce n'est qu'après que cela se gâte, lorsque Joseph Delteil en vient aux causes de la grande peste, qui ne différaient pas de celles que décrivaient les légendes assassines du Moyen-Age. « Élie-Élie était debout depuis mille ans devant la cornue de pourpre. (...) Il observait à la loupe le bouillon de culture du bacille de la peste. Son gras visage pareil à une motte de beurre était sérieux. Ses yeux faisaient de l'oeil à son nez sémite, et sa moustache se jetait dans sa barbe comme un fleuve dans la mer. Son front était semblable au temple de Salomon. (...) Il était né à Vienne (Autriche), de père youpin mais de mère américaine. Les deux sangs judaïque et yankee s'accordaient dans ses veines comme dans la société moderne. (...) Fleur monstrueuse et eunuque, beauté hybride, il alliait en son corps la chair slave et les os neufs. Moïse et Rockfeller. » Les amis de Céline, la bouche en cul de poule, diraient que c'est de la grande littérature. Les Cinq sens de Joseph Delteil présente aussi une forte aversion pour les « négresses aux bouches d'égouts », les « négrillons au nez écrabouillé », les Sénégalais « aux dents en bandoulières » du bon temps des Colonies. Il n'importe plus, passé une certaine page, de savoir qui va triompher de la peste. La fin apocalyptique du Juif découpé en morceaux par Delteil n'a pas d'équivalent dans le supplice chinois décrit par Gaston Leroux. En effet, ni chez Arsène Lupin, ni chez Fantômas, pas plus que dans le repaire secret des Mohicans de Babel, de Gaston Leroux, ou dans l'antre du mystérieux Docteur Cornélius, sculpteur de visages, le lecteur ne se voit imposer la saveur hitlérienne de cette farce. (En 1925, à l'heure de la peste, le peintre aquarelliste publiait Mein Kampf). Il n'y a pas à gloser ou à tirer une morale. Ce Delteil ne nous intéresse tout simplement pas.



Vers le milieu de l'année 1925, encore, Delteil avait écrit une lettre familièrement vulgaire à André Breton, croyant que lui proposer un entretien avec un journaliste roumain suffirait à lui plaire. « Merci pour le journaliste roumain, répondait Breton, mais j'ai déjà fort à faire avec toutes sortes d'emmerdeurs. Parmi lesquels, depuis quelques mois, j'ai le regret, Joseph Delteil, de vous compter. (...) La question serait de savoir si vous êtes un porc ou un con (ou un porc et un con). » C'était assez pour Breton qui ne mettait pas d'autre terme à l'alternative. Il n'envisageait pas que le susnommé puisse être un salaud, alors que les salauds courent les rues


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