Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°22 [octobre 1998 - novembre 1998]
© Passant n°22 [octobre 1998 - novembre 1998]
par Hervé Le Corre
Imprimer l'articleDe l'autre côté du trottoir
Hommage à Raymond Chandler Je me demande où ils sont allés chercher tout ça : Hollywood, le mythe, les limousines et les stars avec autour du cou leurs rivières de diamants sans retour. Les projecteurs surpuissants qui balaient le ciel comme pour y traquer les anges bleus ou y éteindre les étoiles. J'ai dû voir ça dans un film, sûrement. Et j'ai pris la fiction pour la réalité. Ce sont des choses qui arrivent.
Je suis sur Hollywood boulevard, donc. Planté au croisement d'avec Cahuenga. Tout est gris, terne, le soleil s'est pour de bon dissous dans la mélasse jaunâtre du smog. Les palmiers ont des hauteurs démesurées, dans le genre balayettes à wc montées en graine, mais découragées de vouloir atteindre un jour le bleu du ciel. Je me débats avec un plan de la ville qu'un petit vent tiède essaie de déchirer en le secouant comme si le Big One était déjà imprimé à chaque coin de rue. Et des rues, j'en vois qui se tordent sur le papier à m'en crever les yeux, et qui n'essaient même plus de se couper à angle droit. Un comble, ici. Finalement, je parviens à localiser Las Palmas avenue, c'est tout près, à trois blocs à peine. Je descends le boulevard en longeant quelques boutiques qui vendent, à deux pas du Chinese théâtre, des objets du culte : posters. tee-shirts, moulages en plâtre des empreintes d'acteurs. Justement, de l'autre côté de la chaussée, deux bus déchargent des escouades de touristes qui viennent comparer la taille de leurs mains avec celle des célébrités sur le parvis du temple. J'en vois qui s'agenouillent. D'autres déjà à quatre pattes. Des flashes se déclenchent. J'entends presque bourdonner le zoom des caméscopes. Sur Las Palmas, à cinquante mètres de moi, j'aperçois une voiture de police arrêtée le long du trottoir, de l'autre côté de la rue. Deux flics sont en train de parlementer avec un type assis au pied d'un mur. Au moment où j'arrive à leur hauteur, ils prennent l'homme sous les aisselles, le soulèvent et le font monter en voiture. C' est un vieillard plutôt grand, qui dépasse d'une tête l'un des flics. Il est vêtu d'un costard gris perle, il porte une cravate noire dénouée. Il semble marmonner quelque chose qui fait rire les deux autres. Aussitôt la voiture démarre et s'éloigne sans hâte dans l'avenue presque vide. Quand je m'arrache enfin à ma contemplation, je m'aperçois en me retournant que je suis arrivé : GEIGER BOOKSHOP C'est une vieille boutique dont la vitrine annonce des éditions anciennes, des livres rares, des autographes d'auteurs célèbres. Il doit régner là-dedans une odeur confinée de moisissure et de poussière, et la moitié des bouquins doit menacer de tomber en morceaux dès qu'on ose les feuilleter. Je déteste les vieux livres. Je ne supporte pas leurs relents douceâtres de grenier ou de cave. Je ne supporte pas qu'on ait tourné les pages avant moi. Je trouve que la rencontre avec un livre doit toujours être une première fois. Quelque chose d'inouï, vraiment. En principe, malgré les apparences et la raison sociale de la librairie, je suis venu pour ça : plus neuf que neuf, carrément inédit. Dans le genre pépite encore dans sa gangue. Gangue. Drôle de mot.
Il y a quatre jours, le chef m'a appelé vers les neuf heures du matin. J'étais depuis plusieurs mois sur la traduction d'un polar un peu dingue, New-York, crack, sperme, hémoglobine, chambres froides. Je devais livrer la semaine suivante, j'étais dans les temps. Quand j'ai entendu le boss au bout du fil, j'ai eu envie de l'envoyer se faire voir, rapport à la pression intolérable sur les cadences des travailleurs, puis je me suis rendu compte que l'heure était plutôt matinale pour lui. le n'ai eu le temps de rien dire.
- Faut que tu rappliques dare-dare, a-t-il dit de cette voix essoufflée qui donne parfois l'impression qu'il vient de se taper vingt tours de cave au galop. J'ai tenté de lui expliquer que peut-être, dans l'après-midi...
- Tout de suite. Tu prends un tac, et tu laisses tomber tes dicos. Je peux rien te dire au téléphone. Grouille.
Il a raccroché aussi sec. l'ai rappliqué. Quand je suis entré dans l'espèce de caverne qui lui sert de repaire, il a bondi sur ses pieds avec une vivacité dont ceux qui ne le connaissent pas ne le croiraient jamais capable. Cet homme est dangereux dans ses accélérations comme un boxeur sans jeu de jambes qui endort son adversaire. Il m'a entraîné dans le jardin où on tire le portrait des auteurs maison. Et c'est là qu'il m'a craché le morceau, d'une voix sourde et haletante, bouleversé, les yeux ronds d'enthousiasme et de fatigue, ce qui prouvait une fois de plus que les grands rêves, comme les cauchemars, empêchent de dormir.
- On a mis la main sur un inédit de Chandler, a-t-il soufflé.
Il m'a expliqué le topo : un libraire d'Hollywood possédait le précieux parchemin et avait fait part de la trouvaille à un de nos agents à Los Angeles. Comme l'agent en question était en mission spéciale en Alaska pour enquêter sur le polar local, et que le grand Montana Jim débarquait le lendemain à Paris pour arroser la sortie de son petit dernier, j'étais l'homme de la situation. Qu'est-ce que je pouvais répondre à ça ? Chandler, oui, bon, le grand Ray de la Jolla, l'un des pères fondateurs. J'aurais été plus excité s'il s'était agi de Hammett, mais, devant l'enthousiasme quasi mystique du boss, je ne trouvais rien à dire. Il a prononcé à nouveau le nom de Chandler, suivi de quelques exclamations mezzo voce empreintes d'une admiration dont il me semblait entendre le gros désordre cardiaque qu'elle occasionnait, puis il s'est tu brusquement. J'ai même eu la certitude que pendant quelques minutes il a cessé de respirer, comme si, après cette révélation sacrée, il n'était plus nécessaire de se servir d'oxygène pour respirer.
Quand j'entre dans la boutique, je trouve une grande brune en train d'épier la rue, derrière un rideau de dentelle, en suçotant une branche de ses lunettes.
- Ça y est ? Ils l'ont embarqué ?
- Si vous parlez du grand type, oui. Ça s'est passé gentiment.
- J'ai vu ça, soupire-t-elle en quittant son poste de guet. Il est là presque tous les jours, assis là-bas en face, les yeux rivés à la vitrine. Et dès que j'ai le malheur de m'y montrer, ou de raccompagner un client, il me fait bonjour de la main. Je peux pas supporter ce sourire qu'il a. Cette ironie. Quand les flics l'auront relâché, il reviendra. Pour eux, il n'est pas dangereux... juste un vieux cinglé. Il habite vers Cahuenga 5, entre deux séjours à l'hôpital... Mais je vous ennuie sûrement, avec mes sombres histoires.
J'ai envie de lui dire que je suis venu précisément pour ça, mais au moment où j'ouvre la bouche pour parler, elle tourne les talons et marche vers le fond du magasin en réajustant à sa taille, qu'elle a fine, la ceinture de l'espèce de longue jupe hippie dont l'ample drapé ne parvient pas à brouiller les lignes de son impeccable silhouette. Je me demande soudain à quoi ressemble son visage. Je pourrais la reconnaître dans la rue de dos, mais pas sur une photo.
- Vous êtes français, n'est-ce pas ?
Comment le nier ? J'observe qu'elle ressemble à une actrice. Mais à Hollywood, peut-être que les femmes ont toutes des faux airs d'actrices. Ou bien des airs faux. Je fais défiler rapido le microfilm de mon panthéon personnel, sans réel succès. J'hésite entre Rita Hayworth et Betty Short. Comme elle me dit quelque chose que je n'entends pas, je la fais répéter .
- En quoi puis-je vous être utile ?
- Je cherche monsieur Geiger.
Elle a un tressaillement imperceptible des mains, puis redresse la tête en serrant les lèvres.
- Monsieur Geiger est mort le mois dernier. Je suis sa fille. Cora.
Elle me tend la main, que je m'empresse de serrer doucement. Sur le moment. je doute que du sang y circule, tant elle est froide.
Elle jette un coup d'oeil vers la rue, puis m'invite à m'attabler à un petit guéridon sur lequel une pile de vieux bouquins à reliures de cuir prend la poussière. Elle me propose du café. Comme elle allume une cigarette, j'en fais autant, le temps qu'elle remplisse deux tasses bleues ornées de motifs chinois.
- Je vous écoute, fait-elle dès qu'elle s'est assise.
Je lui explique. Raymond Chandler, le manuscrit perdu puis retrouvé, le prix qu'un grand éditeur français est prêt à mettre. Elle m'écoute sans me regarder. Elle sirote son jus, elle fume avec avidité, rallume une cigarette. Quand j'ai fini, elle demeure un moment silencieuse, puis sourit, comme amusée par une de ses pensées.
- Je savais que quelqu'un viendrait. Mon père est mort avec cette conviction. Et il était sûr que quelqu'un viendrait de France.
Elle se lève, s'approche d'une étagère, rectifie l'alignement de quelques antiquités aux dorures passées. Je m'attends à ce qu'elle sorte d'entre deux éditions originales de Swift le roman miraculé.
- Le problème, dit-elle sans se retourner, c'est que je n'ai pas ce manuscrit. Il existe, c'est sûr, je l'ai même vu le jour où mon père l'a reçu en garde. Mais je ne l'ai plus.
- En garde, dites-vous ? Et qui...
- Deirdre Gartrell. 528, Montana Avenue. C'est à Santa Monica. Elle nous l'a apporté un matin en expliquant qu'elle devait partir en voyage et qu'elle ne savait pas où le mettre à l'abri. Je me rappelle très bien que mon père a été complètement chamboulé par cet objet. Encore plus après l'avoir lu. Je ne sais pas si c'est à cause de ça, mais deux mois plus tard, il faisait son premier infarctus. C' est la deuxième attaque qui l'a emporté. Pendant un moment, j'ai cru que ce manuscrit était maléfique, vous voyez ? Et puis ce type, de l'autre côté de l'avenue. Si bien que quand madame Gartrell est revenue, il y a quinze jours pour essayer de me le vendre, j'ai poliment refusé, malgré tout le bénéfice financier que j'aurais pu en tirer.
Ensuite, elle oriente la discussion vers d'autres sujets. Elle me montre un vieux Black Mask avec une nouvelle d'Horace Mc Coy, The Devil Man, datant de 1927, puis le dactylographe d'un scénario de John Fante, jamais réalisé. Elle commente tout ça d'une voix caressante, elle est tout près de moi, son bras parfois frôle le mien, et cela me déconcerte, me déconcentre, j'ai soif et chaud, j'ai envie soudain qu'elle me montre d'autres trésors... Je pourrais l'inviter à déjeuner, ou bien à baisser le store de sa boutique pour jouer à transgresser le code Haynes. Puis je me reproche mes pulsions bestiales et je profite de la première occasion pour rompre l'encerclement et le charme, parce que justement, je trouve la situation irréelle, hors du temps, et que j'ai soudain la certitude que si j'enlace cette femme, ou si seulement je pose la main sur son épaule, elle se dissipera dans l'air comme une illusion, ou se décomposera en quelques secondes pour n'être plus qu'un souvenir hideux qu'un aspirateur annulera sans peine. Comme à la suite de je ne sais quel geste je me suis écarté de l'emprise de son parfum, elle lève vers moi un regard surpris, ou narquois, puis rend le pulp de Mc Coy à son destin poussiéreux. Au moment où j'atteins la porte, elle me précise que c'est ouvert tard le soir, qu'elle aimerait bien poursuivre avec moi l'exploration de ses richesses. Philip Marlowe aurait su quoi répondre à ça. Moi, je me contente de sourire niaisement. Dehors, Hollywood est déjà une fournaise malodorante et me jette à la figure une serviette douteuse et tiédasse, comme si j'étais un marathonien arrivé hors délais.
Pour se rendre à Santa Monica, rien de plus simple : il suffit de prendre Santa Monica boulevard tout droit vers l'océan. De toute façon, ici, c'est toujours tout droit. Si bien que j'arrive sur Montana Avenue presque sans le faire exprès. Le 528, où habite Gartrell, est une grosse maison de bois peinte en rose et bleu pastel, à un étage, fardée de fleurs de toutes sortes. Dans l'allée de béton qui mène à la porte, je suis obligé de faire un écart pour éviter le tourniquet silencieux qui pleut sur un carré de gazon à l'anglaise.
Une petite femme aux cheveux décolorés m'ouvre. Elle porte une blouse blanche, des gants de ménage du même bleu que la maison. Elle me demande ce que je veux en se dépêtrant d'un mélange d'espagnol et d'américain, et pendant que je le lui explique, elle me dévisage d'un air suspicieux en me faisant répéter plusieurs fois ce qu'elle ne comprend pas. Je devrais peut-être lui parler directement dans la langue de Carlos Fuentes. Quand elle pense avoir tout bien saisi, elle referme la porte vivement, et j'en profite pour allumer une cigarette et regarder la rue où ne sont visibles, sous la cagna, ni passants, ni voitures. J'entends même des oiseaux chanter, et j'ai du mal à le croire. J'envisage un instant que cette bonne madame Gartrell est un peu sourde, et qu'elle a monté plein pot le son de son téléviseur, quand j'aperçois un volatile, puis un autre, traverser le ciel grisâtre.
J'attends un bon moment, je termine même ma cigarette. J'imagine le créole chicano déblatéré à une dure de la feuille. Je redoute un peu que mon message soit mal transmis.
- Entrez, monsieur.
Je sursaute. La Mexicaine semble s'être un peu détendue. Je la suis dans un dédale de vieux meubles luisants et de plantes vertes envahissantes qui n'attendent qu'une occasion pour prendre entièrement possession de l'espace.
- Par ici. Madame vous attend.
J'entre dans une pièce immense ouverte sur un jardin par une vaste baie vitrée. Ici encore, des plantes, des fleurs énormes. Un chuintement d'eau qui court, quelque part. Et sous une sorte de fougère arborescente, une vieille dame me sourit, accoudée à l'osier bleu d'un fauteuil exotique. On se salue. Je fais mes politesses. Elle est encore belle, madame Gartrell. Les rides ne parviennent pas à conjurer l'éclat intact de ses yeux verts. Elle m'invite à m'asseoir dans un fauteuil semblable à celui qu'elle occupe, s'enquiert de mon voyage, de ma fatigue, de ma soif. A mes réponses intimidées, elle sourit avec indulgence, puis presse un bouton sur une sorte de boîtier. La porte s'ouvre derrière moi. Deux cocktails de jus de fruits sont commandés, ainsi qu'un peu de cake. Puis on papote. Je me creuse pour trouver quoi dire. Le quartier calme, l'océan Pacifique, tout près, les plantes vertes dont la culture doit être exigeante.
- J'ai piqué l'idée à ce vieux général Sternwood, répond-elle avec un sourire malicieux.
Je ne comprends pas tout de suite. Bien sûr. Le Grand Sommeil. Je suis dans le vif du sujet, et je ne m'en rends même pas compte. Le vieux dans sa serre, la sueur de Marlowe. Le temps que je retrouve mes références, la Mexicaine revient avec les cocktails et deux tranches de gâteau. On sirote. Je viderais bien le verre, vu que ma bouche est aussi sèche que le désert de Mojave, mais je tâche de me tenir correctement.
- Ainsi, vous êtes intéressé par le roman de Ray ?
Je note la familiarité du diminutif. L'inflexion suave de la voix pour le prononcer. Je confirme. Je lui explique le prestige de Chandler en France, proche du mythe. J'en rajoute au-delà même de ma conviction. J'ai envie de faire plaisir à cette femme. En m'écoutant, elle boit à petites gorgées son jus de fruits, et c' est du petit lait. Quand j'ai terminé, elle reste un moment silencieuse, avec aux lèvres un sourire heureux, les yeux perdus dans l'enchevêtrement végétal qui se presse au-dessus de nous. Puis son visage s'assombrit un peu. Elle pose son verre avec lenteur et précaution comme s'il allait éclater entre ses doigts.
- Quand ce livre paraîtra, personne ne voudra croire que c' est du Chandler. C' est un autre homme qui l'a écrit que l'auteur de The Long Goodbve ou Farewell my Lovely.
- Il l'a écrit en 1955, on m'a dit ?
- Oui. Juste avant Plavback. C'est... comment dire... un roman de deuil, vous comprenez ? Ray était ravagé par la mort de sa femme, et... Il buvait beaucoup, aussi. Il a commencé à l'écrire juste après sa tentative de suicide, en février. Il... Pardonnez-moi...
Sa voix s'est nouée. Elle porte à sa bouche une main qui tremble, dont elle tapote curieusement son menton. Je m'efforce de briser le silence seulement peuplé de sa respiration courte.
- Je croyais qu'Helga Greene était son agent, à cette époque. Comment se fait-il qu'elle n'ait pas eu ce roman ?
Deirdre se redresse vivement comme si une saleté d'araignée venait de lui tomber dans le dos depuis une des plantes tropicales. Ses yeux verts se plantent dans les miens, et j'ai tout de suite du mal à supporter ce regard-là.
- Elle n'a jamais su que ce livre existait. Ray l'a gardé pour lui, en lui, presque, comme sa douleur. De toute façon, il l'avait déjà commencé quand il a rencontré Helga à Londres.
- Et vous ?
- Moi, je lui écrivais depuis Melbourne des lettres admiratives auxquelles longtemps il n'a pas répondu, jusqu'en 57. Et...
Elle se mord doucement les lèvres, puis passe machinalement son doigt sur les tresses d'osier de son accoudoir.
- Vous n'êtes pas obligée de tout me dire.
- A quoi bon, maintenant... Et puis certaines des lettres de Ray ont été publiées. Tout le monde peut lire ce que seule j'ai 1u en frémissant de fièvre, à des milliers de kilomètres de lui. Nous nous sommes aimés, savez-vous ? Sans doute comme on n'ose plus le faire aujourd'hui. Pendant un an, deux ou trois fois par mois, nous nous écrivions ce que nous n'aurions probablement jamais osé nous dire à cette époque. Jusqu'au jour où mes lettres sont demeurées sans réponse, et où j'ai compris...
Elle se tait encore, les yeux baissés, avec toujours ce sourire de bonheur, et je ne sais pas comment relancer. J'ai chaud, dans cette serre. Je sens la sueur ruisseler dans mon dos, décidée à coller pour toujours ma chemise à ma peau. J'aperçois sur ma droite une grosse feuille caoutchouteuse, épaisse comme une main, se balancer au souffle d'un courant d'air improbable, et je songe un instant, dans le silence des souvenirs de la petite amoureuse de Raymond Chandler, que ces plantes sont des créatures pondues là par des extra-terrestres profanateurs de sépultures. Elles vont sûrement se jeter sur nous et nous inoculer leur ADN chlorophyllisée. Je me fais l'impression d'être dans une série B dont je serais le zéro. Je me distrais un moment à penser ça, jusqu'à ce que Deirdre Gartrell reprenne la parole, visiblement sans se soucier de ma présence.
- Finalement, contrairement à ce qu'on croit, j'ai rencontré Chandler à Londres, en 58, six mois avant sa mort. Il avait été hospitalisé pour une crise alcoolique. et il se reposait dans un hôtel près de Hyde Park. J'ai échappé à mon mari, qui était là pour ses affaires, et je lui ai rendu visite, car j'avais 1u dans la presse qu'il allait mal. Je ne vous en dirai pas plus sur la journée que nous avons passée ensemble. Sachez seulement qu'il m'a donné le manuscrit ce jour-là, ainsi qu'un petit carnet à ressorts bourré de notes et de corrections.
Deirdre se lève aussitôt sa phrase terminée, et elle marche vers la baie vitrée. Je la laisse contempler la jardin, où un chat tigré passe furtivement.
- Tout ça est si loin, murmure-t-elle.
Je me lève, et je viens près d'elle. Mon veston lui aussi se colle à mon dos, et j'ai l'impression d'avoir pris une douche chaude tout habillé. On reste un moment à regarder l'herbe, les fleurs. Le genre de choses qu'on trouve habituellement dans un jardin, même à Los Angeles. Puis j'en ai un peu assez. Il fait trop chaud. Tout ça est trop lourd.
- De quoi il parle, ce roman ?
Deirdre hausse les épaules.
- C'est difficile à résumer... Disons que Marlowe enquête sur le meurtre d'une prostituée de Watts, autant dire qu'il part en chasse au bout du monde, et qu'à la fin, après s'être consumé de passion pour la soeur de la victime et avoir franchi quelques cercles de l'enfer, il meurt comme un chien, dans un caniveau, abattu par la police. Un livre complètement désespéré, à l'image de Ray quand il l'a écrit et à l'époque où je l'ai vu à Londres. C'est pourquoi avant ces derniers mois je n'ai pas voulu montrer ce roman à qui que ce soit. Ce Chandler-là n'appartenait qu'à moi. Mais comme j'ai eu quelques petites alertes de santé, je me suis demandé s'il était bien raisonnable d'emporter avec moi ce manuscrit pourrir dans un trou.
- Allons. Vous avez l'air en pleine forme.
J'ai même envie de lui dire qu'elle est belle parce qu'elle a cette beauté irréductible des femmes dans les yeux, la voix, le souffle, même. Mais je préfère garder ces niaiseries pour moi. Elle hausse les épaules et sourit avec ironie. Elle regarde sa montre puis tend vers moi le petit cadran en me disant : " Voilà le témoin implacable. Celui qui voit et qui sait tout, Tic-tac, tic-tac ! " Elle ouvre la porte coulissante et fait s'engouffrer l'air brûlant de l'extérieur, au point que j'ai l'impression d'avoir transpiré bêtement dans une chambre froide. Elle fait trois pas sur la terrasse, dans l'ombre chaude d'un oranger. Elle se baisse pour ramasser quelques feuilles mortes qu'elle écrase entre ses mains. Je sens bien que l'entretien est terminé. Elle éparpille la poussière végétale, son regard est maintenant plus vague, il s'enfuit vers l'horizon brumeux où l'on devine l'océan.
Ensuite, on se met d'accord à mi-voix sur les conditions, je l'informe que je dois rappeler Paris pour qu'on me faxe un contrat. Elle me dit qu'elle s'en fiche. Demain elle ira à son coffre, à la California Bank, pour récupérer le bouquin, et me le remettre. Elle en parle comme si elle avait hâte de s'en débarrasser. Elle me donne rendez-vous dans un petit bar mexicain tout à fait charmant qu'elle connaît par là-bas.
En sortant de là, je m'ébroue comme si je m'échappais de la quatrième dimension. J'éprouve sous mes pieds la solidité du macadam, et j'aime le claquement mat et lourd de la portière de ma voiture transformée en micro-ondes. La climat' à fond, je retourne vers Hollywood, en essayant d'éclaircir l'écheveau spongiforme et mou qu'est devenu mon cerveau. Les yeux verts de Deirdre Gartrell me sourient et me sondent tour à tour, hypnotiques, cependant que sa voix de jeune femme, éraillée de passion, me conte une histoire échevelée. Quand la réalité me tire à nouveau par la manche, je m'aperçois que je suis à deux blocs de Las Palmas, et je me rappelle soudain la silhouette, de dos, de Cora Geiger. En tournant le coin de l'avenue, mon coeur s'emporte, et je me remets à transpirer malgré les vingt degrés dans l'habitacle préservant ma viande d'une corruption trop rapide : là-bas, devant la librairie, deux voitures de police sont arrêtées, et j'aperçois les va-et-vient des flics qui remontent à chaque pas leur ceinturon p1ombé par leurs instruments de travail. le m'attends à voir arriver, tous gyrophares clignotant et sirènes hurlantes, une grosse ambulance qui viendra évacuer la dépouille de Cora. Je me gare à une trentaine de mètres, et, pendant une ou deux minutes, je ne sais pas si je dois m'approcher, partir en trombe pour aller me saouler quelque part, ou expulser la bestiole visqueuse qui loge depuis peu dans mon estomac et s'y tord en tous sens pour s'en échapper.
Finalement, je descends de voiture et je marche vers ce que j'imagine et que je n'ai vu qu'au cinéma, en m'efforçant de garder bien raides mes jambes pour ne pas qu'elles se dérobent sous moi. Bien sûr, à mon approche, un grand flic, la main sur le pommeau de sa matraque, s'avance vers moi et m'ordonne tout à la fois de m'arrêter, de circuler, d'aller me faire dorer ailleurs sous le soleil de Californie. Là encore, j'hésite. J'essaie de discerner derrière ses lunettes noires l'éclat d'un regard, la preuve tangible que quelque chose d'humain est bien campé devant moi. Robocop soupire et réitère son laïus :
- Restez pas sur ce putain de trottoir, nous faites pas chier.
Je me jette à l'eau, comme on se noie. J'entends ma voix résonner avec un écho irréel :
- Je suis un ami de miss Geiger. Je suis venu la voir ce matin. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Le flic ôte ses lunettes et me plante son regard bleu-pâle dans le front. Les yeux sont bien imités, quoiqu'un peu inexpressifs. Cyborg dernier cri. Il est sûrement capable de réfléchir.
- D'accord. Suivez-moi. Vous allez raconter ça au sergent Bleichert.
En fait, il me laisse passer devant, et je sens son regard épier le moindre geste hostile que je pourrais esquisser.
- Attendez là.
Je reste sur le seuil du magasin. J'essaie de jeter un coup d'œil à l'intérieur, mais je ne distingue rien qu'un désordre obscur de livres jetés au sol. Je m'aperçois avec un temps de retard qu'une autre masse flicoïde s'est dressée dans mon champ de vision.
- Sergent Bleichert. Vous dites bien connaître la victime ?
Je lève les yeux vers un visage impassible luisant de sueur.
- La victime ?
Je vais lui cracher mon coeur à la gueule. Je le sens qui bat au fond de ma gorge.
- Entrez.
On enjambe des dizaines de bouquins dispersés par terre. Je n'ose regarder devant moi, j'ai peur de ce que je vais découvrir. Une paire de jambes jaillies d'une jupe très courte. Un chemisier taché de sang. Cora tient sur le sommet de son crâne une grosse compresse de coton. Elle a un oeil amoché, la paupière enflée, à demi close. Elle me sourit quand même.
- Vous connaissez cet homme ?
Elle confirme d'une voix ferme. Je suis un client français, je travaille chez un éditeur de Paris. Sergent Bleichert me toise comme si je venais de descendre d'une soucoupe volante. Editeur. J'ignore si le LAPD l'a programmé pour ça.
- Passeport, s'il vous plaît.
Je m'exécute. On se croirait dans le métro.
Pendant qu'il inspecte photo et tampons, Cora m'explique qu'un type l'a attaquée il y a une heure. Il a tout foutu en l'air et s'est enfui avec la caisse.
- Un grand type aux cheveux gris, précise-t-elle.
- Un putain de camé, dit Bleichert en me rendant mon passeport. Il doit déjà être en train de shooter pour cinquante dollars et il essaiera de fourguer le reste dans la soirée. On peut toujours courir. Bon, miss Geiger, je crois que pour nous c'est terminé.
Il fait un signe aux deux autres flics qui s'occupaient en remettant des livres sur les étagères, puis prend congé en saluant de l'index contre la tempe. Quand on se retrouve seuls, Cora vient se blottir contre moi et se met à pleurer doucement.
- C' est le vieux du trottoir, parvient-elle à dire. Il était comme fou.
- Qu'est-ce qu'il voulait ?
- Je ne sais pas. De l'argent. je suppose.
Menteuse. J'essaie de lui en vouloir. Je l'écarte de moi et je la regarde bien en face. Elle grimace en portant la main au gros pansement qui lui fait un chignon incongru. Puis elle détourne les yeux, ses cils battent vivement. Je me sens désarmé par leur violence de papillons. Je lui parle avec une douceur que je ne me connaissais pas :
- Voilà des semaines qu'il s'assoit là-bas en face sans jamais rien tenter, et tout d'un coup il entre en fureur pour quelques dollars ? Vous vous moquez de moi ? Qu'est-ce qu'il voulait ?
Elle va chercher loin en elle l'air qui lui manque.
- Le manuscrit de Chandler. Vous vous en doutiez, n'est-ce pas ? Je lui dis que je me doute et que je doute de tout. Elle a un drôle de sourire qui lui ôte beaucoup de son charme. J'ai envie de partir. Demain, dès que j'aurai récupéré le livre, je quitterai cette ville. Cora me prend le bras et m'attire contre elle.
- Vous ne comprenez plus rien, pas vrai ? Ce autour de tout ça.
- Il y a quelque chose à comprendre ?
- Sûrement. Mais j'y renonce.
Elle lâche son pansement pour prendre à deux mains ma figure, et commence à m'embrasser, et presse son ventre contre le Je ne ressens qu'un vertige, à l'estomac une nausée qui creuse bauge. D'habitude, les femmes ne me font pas cet effet-là.
- Excusez-moi.
Je me dégage doucement, et sans m'être aperçu de rien, je suis dehors. J'entends la voix de Cora derrière moi, sèche, indistinctement. Elle me traite sans doute de connard, et je qu'elle a raison.
Je tourne sur Hollywood boulevard, vers l'est, pour la freeway et me claquemurer dans ma chambre d'hôtel. Je me ferai un porno sur le câble, je me ferai monter de la bouffe cellophane et de la bière. J'observerai la tombée de la nuit sur la ville, et je serai content d'être à l'abri. Je suis fier de Au bout de deux blocs, un embouteillage. Un bus bourré de touristes collés aux vitres, soucieux de savoir si ça ou pas. C' est à ce moment-là que je l'aperçois. Le vieux type de Las Palmas. Il passe devant le Théâtre Chinois, d'un pas décidé comme s'il avait peur de rater un avion. Il trimbale un sac de plastique. Pour le moment, il prend de l'avance. Vu de dos, on croirait un homme d'une quarantaine d'années rentrant du bureau. J'ai peur soudain de le perdre, mais le trafic se débloque, je peux revenir à sa hauteur, le dépasser, discerner dans le rétroviseur ses traits dévastés de vieillard. Je le filoche ainsi pendant trois cents mètres, m'arrêtant pour ne pas le distancer, quand soudain il disparaît dans un immeuble, presque au coin de Ivar street. Cahuenga building, ça s'appelle. L'air conditionné a dû tomber en panne. Il fait chaud là dedans comme dans un nid de crotales.
Près de l'ascenseur, étrangement disposées dans un recoin sombre, une vingtaine de plaques de cuivre ternies ou souillées de traces de doigts annoncent l'existence de compagnies et sociétés. Des boîtes de production, un éditeur, des agences d'acteurs. L'une d'elles, sur le point d'être effacée par le vert-de-gris, attire mon attention. MALLORY... Au moment où j'entends bouger derrière moi, je me sens projeté en avant et je percute le mur. Je sens ma joue s'écorcher en frottant la surface raboteuse avant qu'on ne me cogne le crâne contre le sol. un nombre de fois que je n'ai pas le temps de compter jusqu'au bout.
C'est sûrement la chaleur qui me réveille. Et la migraine. Puis le sang sur ma main, quand je la passe sur ma joue éraflée, me redresse sur mon séant au milieu d'un immense couloir sombre sur lequel les cloisons vitrées de bureaux, probablement, jettent ce qui reste de lueur du jour. Ça sent l'encaustique et la Javel. Un tapis sans couleur précise court le long du couloir, sur un plancher luisant. Je me lève, je tiens debout, j'effleure du bout des doigts un mur couvert de bois sombre. Quelque part devant moi, un homme et une femme parlent fort, se querellent, finissent par s'injurier. Puis ne retentissent plus que les pleurs de la femme, le claquement assourdi d'une porte. Je marche dans cette direction, chaque pas résonnant dans ma tête comme un coup de massue. Je passe en revue quelques raisons sociales. Crépitement d'une vieille machine à écrire. Timbre aigrelet d'une sonnerie de téléphone comme on n'en fait plus ici depuis au moins trente ans.
MALLORY Private Investigations. C'est peint en lettres écaillées sur une porte vitrée. J'entre dans une petite salle d'attente seulement décorée par une affiche de la Pan Am où un pilote et une hôtesse de l'air coiffée d'un calot se marrent devant un quadrimoteur. Derrière la porte de ce qui doit être le bureau, on tousse. Comme elle est entrouverte, je me permets d'entrer.
Malgré les stores baissés sur la lumière dorée du couchant, je reconnais aussitôt le vieux type. Il se verse un coup de whisky dans un verre douteux. Il a l'air moins vieux. La pénombre a gommé ses rides.
- Est-ce que miss Geiger va mieux ? Je me suis un peu énervé, tout à l'heure. Belle fille, hein ?
Il s'envoie une gorgée d'alcool.
- Vous êtes Mallory ?
- Asseyez-vous, je vous en prie. Ils y sont allés un peu fort, en bas.
Je m'installe sur une chaise de bois à dossier rond. A ma droite, un vieux classeur métallique, plutôt vert. Je remarque que rien n'a vraiment de couleurs dans cette pièce. Verdâtre, brun, sépia. Dehors, une sirène de police, lointaine, enrouée, fonce sur le boulevard. Je cherche dans ma poche un mouchoir pour m'éponger le front, pour essuyer ma joue qui saigne. Rien dans ma poche.
- Prenez le mien. Il est propre.
L'homme me tend un mouchoir de lin qui dégage, aussitôt que je le déplie, un parfum mêlé de citron, de lavande et de poussière.
- Je suis content de vous rencontrer enfin. Vous êtes sans doute mon sauveur.
- Je peux savoir qui j'ai l'honneur de sauver ? M. Mallory ? Quelqu'un d'autre ?
- Mallory, c'est comme qui dirait un nom de jeune fille.
- Vous auriez dû m'inviter à votre mariage.
- Ou à mon baptême...
Il rit, puis se met à tousser, longuement, plié en deux sur son bureau. Quand il reprend son souffle, il est livide comme un mort, au point que je lui demande s'il va bien. D'un geste ondulant de la main, il indique que ce n'est pas la grande forme.
- Je viens de faire mes cent ans, aussi j'ai des moments de fatigue. Et comme j'ai pas mal bourlingué...
Je ne relève pas. Je vais attendre de me remettre un peu de mes émotions tout en l'écoutant délirer. Ce pauvre vieux a dû s'échapper d'un hospice pour acteurs séniles, et il s'est trouvé ce décor de film noir pour combler les trous de sa cervelle.Mallory.Il a dû jouer les porte-flingues dans les années 30 avec Edward G. Robinson, un chapeau mou sur la tête, ou faire la doublure d'Allan Ladd. Comme le silence est assez pesant, autant que le regard luisant de l'ex-star des thirties, j'essaie de meubler.
- J'ai entendu une femme pleurer, en arrivant. Un type l'engueulait sévèrement.
- Je sais... Ils reviennent de temps en temps, eux aussi. Je les croise parfois. Elle, elle est très belle, autant qu'il m'en souvienne. Vous voyez Veronica Lake ?
- Vaguement. La blonde avec la mèche sur 1'oeil ?
- Voilà. Ce genre de fille.
- Ils reviennent comme vous ici ? Qui sont ces gens ?
Il secoue la tête en me regardant avec sévérité.
- Vous ne comprenez donc pas ?
Je lui avoue que non. Et de moins en moins.
- Mais ce sont des morts, voyons ! Ils viennent revivre leurs passions et les malheurs de leur existence. Et ils débarquent parfois dans ce bureau pour me demander de retrouver leurs souvenirs ou de démêler les mensonges de leur vie.
Ce vieux est fou, et il me fait peur. Maintenant, je sais. J'ai peur. Je transpire plus de trouille que de chaleur. Ce malaise permanent, cette moiteur qui me colle à la peau depuis que j'ai posé un pied à Hollywood, c' est la peur. J'essaie de repenser au boss, à Paris, aux bouquins que j'ai traduits, je tente de saisir les perches que me tend ma mémoire pour revenir vers le réel, mais tout se dissipe et s'annule dans la distance. Je me lève, je parviens encore à faire ça.
- Je vais partir, monsieur Mallory. l'ai du travail qui m'attend demain, après quoi je reprends l'avion.
Je me tourne vers la porte.
- Ne bougez pas.
Voix sourde et ferme. Il est debout derrière le bureau, un pistolet allemand dans la main. Luger . J'ai vu ça dans des films.
- Je n'aime pas m'en servir, mais je saurai le faire. Asseyez-vous, et tenez-vous tranquille.
J'obéis. Je ne vois pas quoi faire d'autre.
- Il me faut le manuscrit de Raymond Chandler. A tout prix.
Vous ne le ramènerez pas à Paris. Grâce à vous, je sais que cette vieille dingue de Deirdre Gartrell l'a en sa possession, et que vous êtes venu le lui acheter. Vous me le remettrez aussitôt.
- Pourquoi ?
- Parce que je ne veux pas mourir. Pas comme ça. Même centenaire.
Non. C'est moi qui deviens fou. Je suis menacé d'une antique pétoire par Philip Marlowe, et je discute tranquillement avec lui par une température d'à peu près quarante degrés, dans un immeuble peuplé de fantômes sur Hollywood boulevard. On dit dans ces cas-là que tout vacille, repères, raison, destin. Alors voilà. Je vais me jeter sur lui, le héros fatigué. Je vais le renverser les quatre fers en l'air, je tâcherai de serrer sa gorge et de lui faire lâcher son arme, mais je vais heurter violemment la cloison derrière lui parce que j'aurai traversé une illusion, brisé le miroir du cauchemar. Comme si je cherchais à choper une chimère avec un filet à papillons. Je bondis par-dessus le bureau. Le boucan de la détonation m'arrache un cri. Je tombe sur le dos. Et soudain j'ai froid.
Je suis sur la moquette de ma chambre, nu comme au premier jour. On frappe à ma porte. Entre deux pans de rideau, j'aperçois le ciel bleu, pâle, très pur. Derrière la porte, une voix m'annonce le petit déjeuner. Je touche ma joue, sur laquelle je ne trouve que ma barbe rugueuse sans douleur d'aucune sorte. Dans la glace, à part ma sale gueule du matin, aux yeux bouffis, je ne décèle aucune trace de coups. Je me rappelle parfaitement tout ce qui s'est passé dans le Cahuenga building, les voix des morts, le sourire de Philip Marlowe, la détonation du Luger. Je vais sûrement me réveiller à nouveau dans mon lit, à Paris, avec le roucoulement des pigeons sur les toits. C'est classique. Grosse fatigue. Et le boss va téléphoner dans cinq minutes pour réclamer ma traduction. Voilà. J'ai rêvé de Philip Marlowe. Et dans mon rêve on a discuté dans un bureau, à l'étage des morts. En revenant dans la chambre, je trouve des boîtes de bière et une petite bouteille de whisky vides. La dernière fois que je me suis saoulé de la sorte, c' est le jour ou Léa m'a plaqué pour un de ses collègues de travail. le me suis réveillé en pleine nuit sur un brancard, dans un couloir des urgences de la Salpêtrière, persuadé d'être à Beyrouth. Je parviens à me secouer un peu. Café, cigarette, migraine, douche froide. Quand je passe devant la réception, le type me demande si je vais mieux, parce que hier soir... Je lui demande de préciser. Il accompagne son sourire indulgent de ce geste universel où il est question de se tordre le nez du poing. Je le remercie, parce qu'il me rassure. Parce que j'ai envie d'être rassuré.
Le hall de la Califomia bank est un peu plus intime que celui de la gare de Nîmes, par exemple. Il y fait moins chaud, et les décorateurs ont dû avoir la tentation de le transformer en serre géante, si j'en juge par les bosquets de plantes arborescentes qui se dressent çà et là, agrémentés de sources artificielles et de bassins. Évidemment, c' est sous une sorte de grand hibiscus que j'aperçois le petit signe de main que m'adresse Deirdre Gartrell : elle est vêtue d'une ample robe chamarrée où dominent le rouge et le mauve, à peu près assortie avec les inflorescences qui l'environnent. Cette femme doit entretenir avec le monde végétal des relations d'ordre mystique. Elle est installée sur un banc de jardin public, elle me sourit, elle me montre sur ses genoux le manuscrit de Chandler.
Comme je m'approche, elle s'inquiète de mon air fatigué. Je lui raconte que j'ai mal dormi, sans doute un contrecoup du décalage horaire.
- Moi non plus, je n'ai pas fermé 1'úil de la nuit. J'ai repensé à ce roman, à Ray... Vous trouverez sans doute cela curieux, mais je ne me sens pas trop triste de me défaire de ce livre, et c'est sans doute grâce à vous. Vous me l'enverrez dès qu'il paraîtra, n'est-ce pas ?
Elle a un sourire qui pulvérise le bloc de migraine que je me trimbalais. Quand il l'a rencontrée en 1955 à Londres, Chandler a sûrement regretté d'avoir tant bu et d'être si fatigué, mais elle a dû prolonger sa vie de plusieurs années. D'un mouvement vif qui fait tourner autour de ses jambes le tissu léger de sa robe, elle se lève et m'entraîne vers la sortie.
Dehors, sous un ciel étonnamment limpide, nettoyé par un petit vent qui court du Pacifique, on s'arrête sur le trottoir, comme étonnés par la transparence de l'air. Deirdre échange trois mots avec le vigile armé, une sorte de colosse qui répond au nom prometteur de Porvenir. L'homme lui parle, les mains calées sur son gros ceinturon où pend sa panoplie de flic, avec un accent chicano épais comme une tortilla. Deirdre prend congé en lui souhaitant bon courage, puis elle passe son bras sous le mien et on s'éloigne doucement vers Main street. On longe une vaste flaque d'eau qui s'écoule lentement dans le caniveau. Des ouvriers s'interpellent au fond d'une tranchée d'où dépassent des canalisations usées. Il fait bon. J'ai faim. Il ne faut pas croire aux cauchemars.
Et d'un coup, tout bascule. Le ciel, les immeubles, le sol, qui me bondit au visage. Dans ma tête un éclair bleu, un bruit mat, puis l'ouate souillée d'un silence douloureux. Je ne sais pas combien de secondes je me débats à plat ventre, le nez écrasé dans une eau boueuse, mais quand je redresse un peu la tête, j'aperçois Deirdre Gartrell en train de danser un drôle de tango avec le vieux type, celui de mon rêve, celui de Las Palmas. Ils luttent ainsi debout tous les deux, dans un équilibre convulsif qui leur fait effectuer des figures impossibles, et je pense à ces couples épuisés des marathons de danse. On achève bien les vieux chevaux de retour.
Enfin à quatre pattes, je reconquiers peu à peu ma dignité de mammifère supérieur. Deirdre est tombée sur le dos, étourdie par le choc. Le vieux tient dans ses mains le manuscrit, il le brandit devant lui comme pour en déchiffrer le titre, et derrière moi, j'entends le vigile lui gueuler en espagnol de ne plus bouger. Le vieux le regarde, et rit, et balance le manuscrit dans l'eau qui inonde la chaussée. Dans le même mouvement, il sort de sous sa veste le pistolet allemand et braque en tremblant le ciel, la rue, et son visage gris n'a plus d'expression.
Trois coups de feu. Le Luger atterrit devant moi, son propriétaire valse et titube sous les impacts avant de s'effondrer dans l'eau, parmi les feuillets détrempés du dernier roman de Raymond Chandler. Je me précipite vers lui, je tombe à genoux dans cette flotte qui dissout l'encre, le papier et le sang. Je ne sais plus quel visage je contemple : il ressemble à n'importe qui, à l'idée qu'on veut bien s'en faire. Le vieux ouvre les yeux. Du sang coule de sa bouche. J'entends à peine sa voix :
- Cent ans, du p1omb dans le buffet. Mission accomplie, Marlowe . C'est ce qui s'appelle mourir !
Il a tout dit. Et maintenant, il se repose. Il n'a plus d'âge. Je me mets debout, soulevant de la pointe de ma chaussure une feuille dactylographiée qui se déchire comme une pâte trop fine. Deirdre Gartrell, réconfortée par le vigile, me regarde. Je ne sais pas ce qu' elle pense. Elle secoue juste la tête, avec dépit, ou résignation. Une petite foule commence à s'attrouper, et, bien sûr, au loin, une sirène de police annonce qu'il est trop tard, comme toujours.
Les flics n'ont pas cru l'histoire que je leur ai racontée. Qui la croira. d'ailleurs ? Ils m'ont gardé deux jours, ils ont été tour à tour sarcastiques et polis, comme avec un grand malade mental qu'on doit ménager. Les dépositions de Mme Gartrell, des tractations avec le consulat, ont permis qu'on me libère en me conseillant de consulter à Paris un bon médecin. C'est sûrement ce que je ferai.
Il fait chaud, dans la salle d'embarquement. J'ai entendu parler français parmi les voyageurs qui attendaient. Bêtement, ça m'a fait du bien. La fatigue, sans doute. Je fouille dans la poche de ma veste, et je trouve un grand mouchoir de lin. Je tressaille en m'apercevant qu'il dégage cette même odeur de citron, de lavande, et de poussière. J'en essuie mon front, le tissu brûle ma peau, et aussitôt je vomis, en criant, parce que soudain, moi aussi, j'ai peur de mourir
Je suis sur Hollywood boulevard, donc. Planté au croisement d'avec Cahuenga. Tout est gris, terne, le soleil s'est pour de bon dissous dans la mélasse jaunâtre du smog. Les palmiers ont des hauteurs démesurées, dans le genre balayettes à wc montées en graine, mais découragées de vouloir atteindre un jour le bleu du ciel. Je me débats avec un plan de la ville qu'un petit vent tiède essaie de déchirer en le secouant comme si le Big One était déjà imprimé à chaque coin de rue. Et des rues, j'en vois qui se tordent sur le papier à m'en crever les yeux, et qui n'essaient même plus de se couper à angle droit. Un comble, ici. Finalement, je parviens à localiser Las Palmas avenue, c'est tout près, à trois blocs à peine. Je descends le boulevard en longeant quelques boutiques qui vendent, à deux pas du Chinese théâtre, des objets du culte : posters. tee-shirts, moulages en plâtre des empreintes d'acteurs. Justement, de l'autre côté de la chaussée, deux bus déchargent des escouades de touristes qui viennent comparer la taille de leurs mains avec celle des célébrités sur le parvis du temple. J'en vois qui s'agenouillent. D'autres déjà à quatre pattes. Des flashes se déclenchent. J'entends presque bourdonner le zoom des caméscopes. Sur Las Palmas, à cinquante mètres de moi, j'aperçois une voiture de police arrêtée le long du trottoir, de l'autre côté de la rue. Deux flics sont en train de parlementer avec un type assis au pied d'un mur. Au moment où j'arrive à leur hauteur, ils prennent l'homme sous les aisselles, le soulèvent et le font monter en voiture. C' est un vieillard plutôt grand, qui dépasse d'une tête l'un des flics. Il est vêtu d'un costard gris perle, il porte une cravate noire dénouée. Il semble marmonner quelque chose qui fait rire les deux autres. Aussitôt la voiture démarre et s'éloigne sans hâte dans l'avenue presque vide. Quand je m'arrache enfin à ma contemplation, je m'aperçois en me retournant que je suis arrivé : GEIGER BOOKSHOP C'est une vieille boutique dont la vitrine annonce des éditions anciennes, des livres rares, des autographes d'auteurs célèbres. Il doit régner là-dedans une odeur confinée de moisissure et de poussière, et la moitié des bouquins doit menacer de tomber en morceaux dès qu'on ose les feuilleter. Je déteste les vieux livres. Je ne supporte pas leurs relents douceâtres de grenier ou de cave. Je ne supporte pas qu'on ait tourné les pages avant moi. Je trouve que la rencontre avec un livre doit toujours être une première fois. Quelque chose d'inouï, vraiment. En principe, malgré les apparences et la raison sociale de la librairie, je suis venu pour ça : plus neuf que neuf, carrément inédit. Dans le genre pépite encore dans sa gangue. Gangue. Drôle de mot.
Il y a quatre jours, le chef m'a appelé vers les neuf heures du matin. J'étais depuis plusieurs mois sur la traduction d'un polar un peu dingue, New-York, crack, sperme, hémoglobine, chambres froides. Je devais livrer la semaine suivante, j'étais dans les temps. Quand j'ai entendu le boss au bout du fil, j'ai eu envie de l'envoyer se faire voir, rapport à la pression intolérable sur les cadences des travailleurs, puis je me suis rendu compte que l'heure était plutôt matinale pour lui. le n'ai eu le temps de rien dire.
- Faut que tu rappliques dare-dare, a-t-il dit de cette voix essoufflée qui donne parfois l'impression qu'il vient de se taper vingt tours de cave au galop. J'ai tenté de lui expliquer que peut-être, dans l'après-midi...
- Tout de suite. Tu prends un tac, et tu laisses tomber tes dicos. Je peux rien te dire au téléphone. Grouille.
Il a raccroché aussi sec. l'ai rappliqué. Quand je suis entré dans l'espèce de caverne qui lui sert de repaire, il a bondi sur ses pieds avec une vivacité dont ceux qui ne le connaissent pas ne le croiraient jamais capable. Cet homme est dangereux dans ses accélérations comme un boxeur sans jeu de jambes qui endort son adversaire. Il m'a entraîné dans le jardin où on tire le portrait des auteurs maison. Et c'est là qu'il m'a craché le morceau, d'une voix sourde et haletante, bouleversé, les yeux ronds d'enthousiasme et de fatigue, ce qui prouvait une fois de plus que les grands rêves, comme les cauchemars, empêchent de dormir.
- On a mis la main sur un inédit de Chandler, a-t-il soufflé.
Il m'a expliqué le topo : un libraire d'Hollywood possédait le précieux parchemin et avait fait part de la trouvaille à un de nos agents à Los Angeles. Comme l'agent en question était en mission spéciale en Alaska pour enquêter sur le polar local, et que le grand Montana Jim débarquait le lendemain à Paris pour arroser la sortie de son petit dernier, j'étais l'homme de la situation. Qu'est-ce que je pouvais répondre à ça ? Chandler, oui, bon, le grand Ray de la Jolla, l'un des pères fondateurs. J'aurais été plus excité s'il s'était agi de Hammett, mais, devant l'enthousiasme quasi mystique du boss, je ne trouvais rien à dire. Il a prononcé à nouveau le nom de Chandler, suivi de quelques exclamations mezzo voce empreintes d'une admiration dont il me semblait entendre le gros désordre cardiaque qu'elle occasionnait, puis il s'est tu brusquement. J'ai même eu la certitude que pendant quelques minutes il a cessé de respirer, comme si, après cette révélation sacrée, il n'était plus nécessaire de se servir d'oxygène pour respirer.
Quand j'entre dans la boutique, je trouve une grande brune en train d'épier la rue, derrière un rideau de dentelle, en suçotant une branche de ses lunettes.
- Ça y est ? Ils l'ont embarqué ?
- Si vous parlez du grand type, oui. Ça s'est passé gentiment.
- J'ai vu ça, soupire-t-elle en quittant son poste de guet. Il est là presque tous les jours, assis là-bas en face, les yeux rivés à la vitrine. Et dès que j'ai le malheur de m'y montrer, ou de raccompagner un client, il me fait bonjour de la main. Je peux pas supporter ce sourire qu'il a. Cette ironie. Quand les flics l'auront relâché, il reviendra. Pour eux, il n'est pas dangereux... juste un vieux cinglé. Il habite vers Cahuenga 5, entre deux séjours à l'hôpital... Mais je vous ennuie sûrement, avec mes sombres histoires.
J'ai envie de lui dire que je suis venu précisément pour ça, mais au moment où j'ouvre la bouche pour parler, elle tourne les talons et marche vers le fond du magasin en réajustant à sa taille, qu'elle a fine, la ceinture de l'espèce de longue jupe hippie dont l'ample drapé ne parvient pas à brouiller les lignes de son impeccable silhouette. Je me demande soudain à quoi ressemble son visage. Je pourrais la reconnaître dans la rue de dos, mais pas sur une photo.
- Vous êtes français, n'est-ce pas ?
Comment le nier ? J'observe qu'elle ressemble à une actrice. Mais à Hollywood, peut-être que les femmes ont toutes des faux airs d'actrices. Ou bien des airs faux. Je fais défiler rapido le microfilm de mon panthéon personnel, sans réel succès. J'hésite entre Rita Hayworth et Betty Short. Comme elle me dit quelque chose que je n'entends pas, je la fais répéter .
- En quoi puis-je vous être utile ?
- Je cherche monsieur Geiger.
Elle a un tressaillement imperceptible des mains, puis redresse la tête en serrant les lèvres.
- Monsieur Geiger est mort le mois dernier. Je suis sa fille. Cora.
Elle me tend la main, que je m'empresse de serrer doucement. Sur le moment. je doute que du sang y circule, tant elle est froide.
Elle jette un coup d'oeil vers la rue, puis m'invite à m'attabler à un petit guéridon sur lequel une pile de vieux bouquins à reliures de cuir prend la poussière. Elle me propose du café. Comme elle allume une cigarette, j'en fais autant, le temps qu'elle remplisse deux tasses bleues ornées de motifs chinois.
- Je vous écoute, fait-elle dès qu'elle s'est assise.
Je lui explique. Raymond Chandler, le manuscrit perdu puis retrouvé, le prix qu'un grand éditeur français est prêt à mettre. Elle m'écoute sans me regarder. Elle sirote son jus, elle fume avec avidité, rallume une cigarette. Quand j'ai fini, elle demeure un moment silencieuse, puis sourit, comme amusée par une de ses pensées.
- Je savais que quelqu'un viendrait. Mon père est mort avec cette conviction. Et il était sûr que quelqu'un viendrait de France.
Elle se lève, s'approche d'une étagère, rectifie l'alignement de quelques antiquités aux dorures passées. Je m'attends à ce qu'elle sorte d'entre deux éditions originales de Swift le roman miraculé.
- Le problème, dit-elle sans se retourner, c'est que je n'ai pas ce manuscrit. Il existe, c'est sûr, je l'ai même vu le jour où mon père l'a reçu en garde. Mais je ne l'ai plus.
- En garde, dites-vous ? Et qui...
- Deirdre Gartrell. 528, Montana Avenue. C'est à Santa Monica. Elle nous l'a apporté un matin en expliquant qu'elle devait partir en voyage et qu'elle ne savait pas où le mettre à l'abri. Je me rappelle très bien que mon père a été complètement chamboulé par cet objet. Encore plus après l'avoir lu. Je ne sais pas si c'est à cause de ça, mais deux mois plus tard, il faisait son premier infarctus. C' est la deuxième attaque qui l'a emporté. Pendant un moment, j'ai cru que ce manuscrit était maléfique, vous voyez ? Et puis ce type, de l'autre côté de l'avenue. Si bien que quand madame Gartrell est revenue, il y a quinze jours pour essayer de me le vendre, j'ai poliment refusé, malgré tout le bénéfice financier que j'aurais pu en tirer.
Ensuite, elle oriente la discussion vers d'autres sujets. Elle me montre un vieux Black Mask avec une nouvelle d'Horace Mc Coy, The Devil Man, datant de 1927, puis le dactylographe d'un scénario de John Fante, jamais réalisé. Elle commente tout ça d'une voix caressante, elle est tout près de moi, son bras parfois frôle le mien, et cela me déconcerte, me déconcentre, j'ai soif et chaud, j'ai envie soudain qu'elle me montre d'autres trésors... Je pourrais l'inviter à déjeuner, ou bien à baisser le store de sa boutique pour jouer à transgresser le code Haynes. Puis je me reproche mes pulsions bestiales et je profite de la première occasion pour rompre l'encerclement et le charme, parce que justement, je trouve la situation irréelle, hors du temps, et que j'ai soudain la certitude que si j'enlace cette femme, ou si seulement je pose la main sur son épaule, elle se dissipera dans l'air comme une illusion, ou se décomposera en quelques secondes pour n'être plus qu'un souvenir hideux qu'un aspirateur annulera sans peine. Comme à la suite de je ne sais quel geste je me suis écarté de l'emprise de son parfum, elle lève vers moi un regard surpris, ou narquois, puis rend le pulp de Mc Coy à son destin poussiéreux. Au moment où j'atteins la porte, elle me précise que c'est ouvert tard le soir, qu'elle aimerait bien poursuivre avec moi l'exploration de ses richesses. Philip Marlowe aurait su quoi répondre à ça. Moi, je me contente de sourire niaisement. Dehors, Hollywood est déjà une fournaise malodorante et me jette à la figure une serviette douteuse et tiédasse, comme si j'étais un marathonien arrivé hors délais.
Pour se rendre à Santa Monica, rien de plus simple : il suffit de prendre Santa Monica boulevard tout droit vers l'océan. De toute façon, ici, c'est toujours tout droit. Si bien que j'arrive sur Montana Avenue presque sans le faire exprès. Le 528, où habite Gartrell, est une grosse maison de bois peinte en rose et bleu pastel, à un étage, fardée de fleurs de toutes sortes. Dans l'allée de béton qui mène à la porte, je suis obligé de faire un écart pour éviter le tourniquet silencieux qui pleut sur un carré de gazon à l'anglaise.
Une petite femme aux cheveux décolorés m'ouvre. Elle porte une blouse blanche, des gants de ménage du même bleu que la maison. Elle me demande ce que je veux en se dépêtrant d'un mélange d'espagnol et d'américain, et pendant que je le lui explique, elle me dévisage d'un air suspicieux en me faisant répéter plusieurs fois ce qu'elle ne comprend pas. Je devrais peut-être lui parler directement dans la langue de Carlos Fuentes. Quand elle pense avoir tout bien saisi, elle referme la porte vivement, et j'en profite pour allumer une cigarette et regarder la rue où ne sont visibles, sous la cagna, ni passants, ni voitures. J'entends même des oiseaux chanter, et j'ai du mal à le croire. J'envisage un instant que cette bonne madame Gartrell est un peu sourde, et qu'elle a monté plein pot le son de son téléviseur, quand j'aperçois un volatile, puis un autre, traverser le ciel grisâtre.
J'attends un bon moment, je termine même ma cigarette. J'imagine le créole chicano déblatéré à une dure de la feuille. Je redoute un peu que mon message soit mal transmis.
- Entrez, monsieur.
Je sursaute. La Mexicaine semble s'être un peu détendue. Je la suis dans un dédale de vieux meubles luisants et de plantes vertes envahissantes qui n'attendent qu'une occasion pour prendre entièrement possession de l'espace.
- Par ici. Madame vous attend.
J'entre dans une pièce immense ouverte sur un jardin par une vaste baie vitrée. Ici encore, des plantes, des fleurs énormes. Un chuintement d'eau qui court, quelque part. Et sous une sorte de fougère arborescente, une vieille dame me sourit, accoudée à l'osier bleu d'un fauteuil exotique. On se salue. Je fais mes politesses. Elle est encore belle, madame Gartrell. Les rides ne parviennent pas à conjurer l'éclat intact de ses yeux verts. Elle m'invite à m'asseoir dans un fauteuil semblable à celui qu'elle occupe, s'enquiert de mon voyage, de ma fatigue, de ma soif. A mes réponses intimidées, elle sourit avec indulgence, puis presse un bouton sur une sorte de boîtier. La porte s'ouvre derrière moi. Deux cocktails de jus de fruits sont commandés, ainsi qu'un peu de cake. Puis on papote. Je me creuse pour trouver quoi dire. Le quartier calme, l'océan Pacifique, tout près, les plantes vertes dont la culture doit être exigeante.
- J'ai piqué l'idée à ce vieux général Sternwood, répond-elle avec un sourire malicieux.
Je ne comprends pas tout de suite. Bien sûr. Le Grand Sommeil. Je suis dans le vif du sujet, et je ne m'en rends même pas compte. Le vieux dans sa serre, la sueur de Marlowe. Le temps que je retrouve mes références, la Mexicaine revient avec les cocktails et deux tranches de gâteau. On sirote. Je viderais bien le verre, vu que ma bouche est aussi sèche que le désert de Mojave, mais je tâche de me tenir correctement.
- Ainsi, vous êtes intéressé par le roman de Ray ?
Je note la familiarité du diminutif. L'inflexion suave de la voix pour le prononcer. Je confirme. Je lui explique le prestige de Chandler en France, proche du mythe. J'en rajoute au-delà même de ma conviction. J'ai envie de faire plaisir à cette femme. En m'écoutant, elle boit à petites gorgées son jus de fruits, et c' est du petit lait. Quand j'ai terminé, elle reste un moment silencieuse, avec aux lèvres un sourire heureux, les yeux perdus dans l'enchevêtrement végétal qui se presse au-dessus de nous. Puis son visage s'assombrit un peu. Elle pose son verre avec lenteur et précaution comme s'il allait éclater entre ses doigts.
- Quand ce livre paraîtra, personne ne voudra croire que c' est du Chandler. C' est un autre homme qui l'a écrit que l'auteur de The Long Goodbve ou Farewell my Lovely.
- Il l'a écrit en 1955, on m'a dit ?
- Oui. Juste avant Plavback. C'est... comment dire... un roman de deuil, vous comprenez ? Ray était ravagé par la mort de sa femme, et... Il buvait beaucoup, aussi. Il a commencé à l'écrire juste après sa tentative de suicide, en février. Il... Pardonnez-moi...
Sa voix s'est nouée. Elle porte à sa bouche une main qui tremble, dont elle tapote curieusement son menton. Je m'efforce de briser le silence seulement peuplé de sa respiration courte.
- Je croyais qu'Helga Greene était son agent, à cette époque. Comment se fait-il qu'elle n'ait pas eu ce roman ?
Deirdre se redresse vivement comme si une saleté d'araignée venait de lui tomber dans le dos depuis une des plantes tropicales. Ses yeux verts se plantent dans les miens, et j'ai tout de suite du mal à supporter ce regard-là.
- Elle n'a jamais su que ce livre existait. Ray l'a gardé pour lui, en lui, presque, comme sa douleur. De toute façon, il l'avait déjà commencé quand il a rencontré Helga à Londres.
- Et vous ?
- Moi, je lui écrivais depuis Melbourne des lettres admiratives auxquelles longtemps il n'a pas répondu, jusqu'en 57. Et...
Elle se mord doucement les lèvres, puis passe machinalement son doigt sur les tresses d'osier de son accoudoir.
- Vous n'êtes pas obligée de tout me dire.
- A quoi bon, maintenant... Et puis certaines des lettres de Ray ont été publiées. Tout le monde peut lire ce que seule j'ai 1u en frémissant de fièvre, à des milliers de kilomètres de lui. Nous nous sommes aimés, savez-vous ? Sans doute comme on n'ose plus le faire aujourd'hui. Pendant un an, deux ou trois fois par mois, nous nous écrivions ce que nous n'aurions probablement jamais osé nous dire à cette époque. Jusqu'au jour où mes lettres sont demeurées sans réponse, et où j'ai compris...
Elle se tait encore, les yeux baissés, avec toujours ce sourire de bonheur, et je ne sais pas comment relancer. J'ai chaud, dans cette serre. Je sens la sueur ruisseler dans mon dos, décidée à coller pour toujours ma chemise à ma peau. J'aperçois sur ma droite une grosse feuille caoutchouteuse, épaisse comme une main, se balancer au souffle d'un courant d'air improbable, et je songe un instant, dans le silence des souvenirs de la petite amoureuse de Raymond Chandler, que ces plantes sont des créatures pondues là par des extra-terrestres profanateurs de sépultures. Elles vont sûrement se jeter sur nous et nous inoculer leur ADN chlorophyllisée. Je me fais l'impression d'être dans une série B dont je serais le zéro. Je me distrais un moment à penser ça, jusqu'à ce que Deirdre Gartrell reprenne la parole, visiblement sans se soucier de ma présence.
- Finalement, contrairement à ce qu'on croit, j'ai rencontré Chandler à Londres, en 58, six mois avant sa mort. Il avait été hospitalisé pour une crise alcoolique. et il se reposait dans un hôtel près de Hyde Park. J'ai échappé à mon mari, qui était là pour ses affaires, et je lui ai rendu visite, car j'avais 1u dans la presse qu'il allait mal. Je ne vous en dirai pas plus sur la journée que nous avons passée ensemble. Sachez seulement qu'il m'a donné le manuscrit ce jour-là, ainsi qu'un petit carnet à ressorts bourré de notes et de corrections.
Deirdre se lève aussitôt sa phrase terminée, et elle marche vers la baie vitrée. Je la laisse contempler la jardin, où un chat tigré passe furtivement.
- Tout ça est si loin, murmure-t-elle.
Je me lève, et je viens près d'elle. Mon veston lui aussi se colle à mon dos, et j'ai l'impression d'avoir pris une douche chaude tout habillé. On reste un moment à regarder l'herbe, les fleurs. Le genre de choses qu'on trouve habituellement dans un jardin, même à Los Angeles. Puis j'en ai un peu assez. Il fait trop chaud. Tout ça est trop lourd.
- De quoi il parle, ce roman ?
Deirdre hausse les épaules.
- C'est difficile à résumer... Disons que Marlowe enquête sur le meurtre d'une prostituée de Watts, autant dire qu'il part en chasse au bout du monde, et qu'à la fin, après s'être consumé de passion pour la soeur de la victime et avoir franchi quelques cercles de l'enfer, il meurt comme un chien, dans un caniveau, abattu par la police. Un livre complètement désespéré, à l'image de Ray quand il l'a écrit et à l'époque où je l'ai vu à Londres. C'est pourquoi avant ces derniers mois je n'ai pas voulu montrer ce roman à qui que ce soit. Ce Chandler-là n'appartenait qu'à moi. Mais comme j'ai eu quelques petites alertes de santé, je me suis demandé s'il était bien raisonnable d'emporter avec moi ce manuscrit pourrir dans un trou.
- Allons. Vous avez l'air en pleine forme.
J'ai même envie de lui dire qu'elle est belle parce qu'elle a cette beauté irréductible des femmes dans les yeux, la voix, le souffle, même. Mais je préfère garder ces niaiseries pour moi. Elle hausse les épaules et sourit avec ironie. Elle regarde sa montre puis tend vers moi le petit cadran en me disant : " Voilà le témoin implacable. Celui qui voit et qui sait tout, Tic-tac, tic-tac ! " Elle ouvre la porte coulissante et fait s'engouffrer l'air brûlant de l'extérieur, au point que j'ai l'impression d'avoir transpiré bêtement dans une chambre froide. Elle fait trois pas sur la terrasse, dans l'ombre chaude d'un oranger. Elle se baisse pour ramasser quelques feuilles mortes qu'elle écrase entre ses mains. Je sens bien que l'entretien est terminé. Elle éparpille la poussière végétale, son regard est maintenant plus vague, il s'enfuit vers l'horizon brumeux où l'on devine l'océan.
Ensuite, on se met d'accord à mi-voix sur les conditions, je l'informe que je dois rappeler Paris pour qu'on me faxe un contrat. Elle me dit qu'elle s'en fiche. Demain elle ira à son coffre, à la California Bank, pour récupérer le bouquin, et me le remettre. Elle en parle comme si elle avait hâte de s'en débarrasser. Elle me donne rendez-vous dans un petit bar mexicain tout à fait charmant qu'elle connaît par là-bas.
En sortant de là, je m'ébroue comme si je m'échappais de la quatrième dimension. J'éprouve sous mes pieds la solidité du macadam, et j'aime le claquement mat et lourd de la portière de ma voiture transformée en micro-ondes. La climat' à fond, je retourne vers Hollywood, en essayant d'éclaircir l'écheveau spongiforme et mou qu'est devenu mon cerveau. Les yeux verts de Deirdre Gartrell me sourient et me sondent tour à tour, hypnotiques, cependant que sa voix de jeune femme, éraillée de passion, me conte une histoire échevelée. Quand la réalité me tire à nouveau par la manche, je m'aperçois que je suis à deux blocs de Las Palmas, et je me rappelle soudain la silhouette, de dos, de Cora Geiger. En tournant le coin de l'avenue, mon coeur s'emporte, et je me remets à transpirer malgré les vingt degrés dans l'habitacle préservant ma viande d'une corruption trop rapide : là-bas, devant la librairie, deux voitures de police sont arrêtées, et j'aperçois les va-et-vient des flics qui remontent à chaque pas leur ceinturon p1ombé par leurs instruments de travail. le m'attends à voir arriver, tous gyrophares clignotant et sirènes hurlantes, une grosse ambulance qui viendra évacuer la dépouille de Cora. Je me gare à une trentaine de mètres, et, pendant une ou deux minutes, je ne sais pas si je dois m'approcher, partir en trombe pour aller me saouler quelque part, ou expulser la bestiole visqueuse qui loge depuis peu dans mon estomac et s'y tord en tous sens pour s'en échapper.
Finalement, je descends de voiture et je marche vers ce que j'imagine et que je n'ai vu qu'au cinéma, en m'efforçant de garder bien raides mes jambes pour ne pas qu'elles se dérobent sous moi. Bien sûr, à mon approche, un grand flic, la main sur le pommeau de sa matraque, s'avance vers moi et m'ordonne tout à la fois de m'arrêter, de circuler, d'aller me faire dorer ailleurs sous le soleil de Californie. Là encore, j'hésite. J'essaie de discerner derrière ses lunettes noires l'éclat d'un regard, la preuve tangible que quelque chose d'humain est bien campé devant moi. Robocop soupire et réitère son laïus :
- Restez pas sur ce putain de trottoir, nous faites pas chier.
Je me jette à l'eau, comme on se noie. J'entends ma voix résonner avec un écho irréel :
- Je suis un ami de miss Geiger. Je suis venu la voir ce matin. Qu'est-ce qui s'est passé ?
Le flic ôte ses lunettes et me plante son regard bleu-pâle dans le front. Les yeux sont bien imités, quoiqu'un peu inexpressifs. Cyborg dernier cri. Il est sûrement capable de réfléchir.
- D'accord. Suivez-moi. Vous allez raconter ça au sergent Bleichert.
En fait, il me laisse passer devant, et je sens son regard épier le moindre geste hostile que je pourrais esquisser.
- Attendez là.
Je reste sur le seuil du magasin. J'essaie de jeter un coup d'œil à l'intérieur, mais je ne distingue rien qu'un désordre obscur de livres jetés au sol. Je m'aperçois avec un temps de retard qu'une autre masse flicoïde s'est dressée dans mon champ de vision.
- Sergent Bleichert. Vous dites bien connaître la victime ?
Je lève les yeux vers un visage impassible luisant de sueur.
- La victime ?
Je vais lui cracher mon coeur à la gueule. Je le sens qui bat au fond de ma gorge.
- Entrez.
On enjambe des dizaines de bouquins dispersés par terre. Je n'ose regarder devant moi, j'ai peur de ce que je vais découvrir. Une paire de jambes jaillies d'une jupe très courte. Un chemisier taché de sang. Cora tient sur le sommet de son crâne une grosse compresse de coton. Elle a un oeil amoché, la paupière enflée, à demi close. Elle me sourit quand même.
- Vous connaissez cet homme ?
Elle confirme d'une voix ferme. Je suis un client français, je travaille chez un éditeur de Paris. Sergent Bleichert me toise comme si je venais de descendre d'une soucoupe volante. Editeur. J'ignore si le LAPD l'a programmé pour ça.
- Passeport, s'il vous plaît.
Je m'exécute. On se croirait dans le métro.
Pendant qu'il inspecte photo et tampons, Cora m'explique qu'un type l'a attaquée il y a une heure. Il a tout foutu en l'air et s'est enfui avec la caisse.
- Un grand type aux cheveux gris, précise-t-elle.
- Un putain de camé, dit Bleichert en me rendant mon passeport. Il doit déjà être en train de shooter pour cinquante dollars et il essaiera de fourguer le reste dans la soirée. On peut toujours courir. Bon, miss Geiger, je crois que pour nous c'est terminé.
Il fait un signe aux deux autres flics qui s'occupaient en remettant des livres sur les étagères, puis prend congé en saluant de l'index contre la tempe. Quand on se retrouve seuls, Cora vient se blottir contre moi et se met à pleurer doucement.
- C' est le vieux du trottoir, parvient-elle à dire. Il était comme fou.
- Qu'est-ce qu'il voulait ?
- Je ne sais pas. De l'argent. je suppose.
Menteuse. J'essaie de lui en vouloir. Je l'écarte de moi et je la regarde bien en face. Elle grimace en portant la main au gros pansement qui lui fait un chignon incongru. Puis elle détourne les yeux, ses cils battent vivement. Je me sens désarmé par leur violence de papillons. Je lui parle avec une douceur que je ne me connaissais pas :
- Voilà des semaines qu'il s'assoit là-bas en face sans jamais rien tenter, et tout d'un coup il entre en fureur pour quelques dollars ? Vous vous moquez de moi ? Qu'est-ce qu'il voulait ?
Elle va chercher loin en elle l'air qui lui manque.
- Le manuscrit de Chandler. Vous vous en doutiez, n'est-ce pas ? Je lui dis que je me doute et que je doute de tout. Elle a un drôle de sourire qui lui ôte beaucoup de son charme. J'ai envie de partir. Demain, dès que j'aurai récupéré le livre, je quitterai cette ville. Cora me prend le bras et m'attire contre elle.
- Vous ne comprenez plus rien, pas vrai ? Ce autour de tout ça.
- Il y a quelque chose à comprendre ?
- Sûrement. Mais j'y renonce.
Elle lâche son pansement pour prendre à deux mains ma figure, et commence à m'embrasser, et presse son ventre contre le Je ne ressens qu'un vertige, à l'estomac une nausée qui creuse bauge. D'habitude, les femmes ne me font pas cet effet-là.
- Excusez-moi.
Je me dégage doucement, et sans m'être aperçu de rien, je suis dehors. J'entends la voix de Cora derrière moi, sèche, indistinctement. Elle me traite sans doute de connard, et je qu'elle a raison.
Je tourne sur Hollywood boulevard, vers l'est, pour la freeway et me claquemurer dans ma chambre d'hôtel. Je me ferai un porno sur le câble, je me ferai monter de la bouffe cellophane et de la bière. J'observerai la tombée de la nuit sur la ville, et je serai content d'être à l'abri. Je suis fier de Au bout de deux blocs, un embouteillage. Un bus bourré de touristes collés aux vitres, soucieux de savoir si ça ou pas. C' est à ce moment-là que je l'aperçois. Le vieux type de Las Palmas. Il passe devant le Théâtre Chinois, d'un pas décidé comme s'il avait peur de rater un avion. Il trimbale un sac de plastique. Pour le moment, il prend de l'avance. Vu de dos, on croirait un homme d'une quarantaine d'années rentrant du bureau. J'ai peur soudain de le perdre, mais le trafic se débloque, je peux revenir à sa hauteur, le dépasser, discerner dans le rétroviseur ses traits dévastés de vieillard. Je le filoche ainsi pendant trois cents mètres, m'arrêtant pour ne pas le distancer, quand soudain il disparaît dans un immeuble, presque au coin de Ivar street. Cahuenga building, ça s'appelle. L'air conditionné a dû tomber en panne. Il fait chaud là dedans comme dans un nid de crotales.
Près de l'ascenseur, étrangement disposées dans un recoin sombre, une vingtaine de plaques de cuivre ternies ou souillées de traces de doigts annoncent l'existence de compagnies et sociétés. Des boîtes de production, un éditeur, des agences d'acteurs. L'une d'elles, sur le point d'être effacée par le vert-de-gris, attire mon attention. MALLORY... Au moment où j'entends bouger derrière moi, je me sens projeté en avant et je percute le mur. Je sens ma joue s'écorcher en frottant la surface raboteuse avant qu'on ne me cogne le crâne contre le sol. un nombre de fois que je n'ai pas le temps de compter jusqu'au bout.
C'est sûrement la chaleur qui me réveille. Et la migraine. Puis le sang sur ma main, quand je la passe sur ma joue éraflée, me redresse sur mon séant au milieu d'un immense couloir sombre sur lequel les cloisons vitrées de bureaux, probablement, jettent ce qui reste de lueur du jour. Ça sent l'encaustique et la Javel. Un tapis sans couleur précise court le long du couloir, sur un plancher luisant. Je me lève, je tiens debout, j'effleure du bout des doigts un mur couvert de bois sombre. Quelque part devant moi, un homme et une femme parlent fort, se querellent, finissent par s'injurier. Puis ne retentissent plus que les pleurs de la femme, le claquement assourdi d'une porte. Je marche dans cette direction, chaque pas résonnant dans ma tête comme un coup de massue. Je passe en revue quelques raisons sociales. Crépitement d'une vieille machine à écrire. Timbre aigrelet d'une sonnerie de téléphone comme on n'en fait plus ici depuis au moins trente ans.
MALLORY Private Investigations. C'est peint en lettres écaillées sur une porte vitrée. J'entre dans une petite salle d'attente seulement décorée par une affiche de la Pan Am où un pilote et une hôtesse de l'air coiffée d'un calot se marrent devant un quadrimoteur. Derrière la porte de ce qui doit être le bureau, on tousse. Comme elle est entrouverte, je me permets d'entrer.
Malgré les stores baissés sur la lumière dorée du couchant, je reconnais aussitôt le vieux type. Il se verse un coup de whisky dans un verre douteux. Il a l'air moins vieux. La pénombre a gommé ses rides.
- Est-ce que miss Geiger va mieux ? Je me suis un peu énervé, tout à l'heure. Belle fille, hein ?
Il s'envoie une gorgée d'alcool.
- Vous êtes Mallory ?
- Asseyez-vous, je vous en prie. Ils y sont allés un peu fort, en bas.
Je m'installe sur une chaise de bois à dossier rond. A ma droite, un vieux classeur métallique, plutôt vert. Je remarque que rien n'a vraiment de couleurs dans cette pièce. Verdâtre, brun, sépia. Dehors, une sirène de police, lointaine, enrouée, fonce sur le boulevard. Je cherche dans ma poche un mouchoir pour m'éponger le front, pour essuyer ma joue qui saigne. Rien dans ma poche.
- Prenez le mien. Il est propre.
L'homme me tend un mouchoir de lin qui dégage, aussitôt que je le déplie, un parfum mêlé de citron, de lavande et de poussière.
- Je suis content de vous rencontrer enfin. Vous êtes sans doute mon sauveur.
- Je peux savoir qui j'ai l'honneur de sauver ? M. Mallory ? Quelqu'un d'autre ?
- Mallory, c'est comme qui dirait un nom de jeune fille.
- Vous auriez dû m'inviter à votre mariage.
- Ou à mon baptême...
Il rit, puis se met à tousser, longuement, plié en deux sur son bureau. Quand il reprend son souffle, il est livide comme un mort, au point que je lui demande s'il va bien. D'un geste ondulant de la main, il indique que ce n'est pas la grande forme.
- Je viens de faire mes cent ans, aussi j'ai des moments de fatigue. Et comme j'ai pas mal bourlingué...
Je ne relève pas. Je vais attendre de me remettre un peu de mes émotions tout en l'écoutant délirer. Ce pauvre vieux a dû s'échapper d'un hospice pour acteurs séniles, et il s'est trouvé ce décor de film noir pour combler les trous de sa cervelle.Mallory.Il a dû jouer les porte-flingues dans les années 30 avec Edward G. Robinson, un chapeau mou sur la tête, ou faire la doublure d'Allan Ladd. Comme le silence est assez pesant, autant que le regard luisant de l'ex-star des thirties, j'essaie de meubler.
- J'ai entendu une femme pleurer, en arrivant. Un type l'engueulait sévèrement.
- Je sais... Ils reviennent de temps en temps, eux aussi. Je les croise parfois. Elle, elle est très belle, autant qu'il m'en souvienne. Vous voyez Veronica Lake ?
- Vaguement. La blonde avec la mèche sur 1'oeil ?
- Voilà. Ce genre de fille.
- Ils reviennent comme vous ici ? Qui sont ces gens ?
Il secoue la tête en me regardant avec sévérité.
- Vous ne comprenez donc pas ?
Je lui avoue que non. Et de moins en moins.
- Mais ce sont des morts, voyons ! Ils viennent revivre leurs passions et les malheurs de leur existence. Et ils débarquent parfois dans ce bureau pour me demander de retrouver leurs souvenirs ou de démêler les mensonges de leur vie.
Ce vieux est fou, et il me fait peur. Maintenant, je sais. J'ai peur. Je transpire plus de trouille que de chaleur. Ce malaise permanent, cette moiteur qui me colle à la peau depuis que j'ai posé un pied à Hollywood, c' est la peur. J'essaie de repenser au boss, à Paris, aux bouquins que j'ai traduits, je tente de saisir les perches que me tend ma mémoire pour revenir vers le réel, mais tout se dissipe et s'annule dans la distance. Je me lève, je parviens encore à faire ça.
- Je vais partir, monsieur Mallory. l'ai du travail qui m'attend demain, après quoi je reprends l'avion.
Je me tourne vers la porte.
- Ne bougez pas.
Voix sourde et ferme. Il est debout derrière le bureau, un pistolet allemand dans la main. Luger . J'ai vu ça dans des films.
- Je n'aime pas m'en servir, mais je saurai le faire. Asseyez-vous, et tenez-vous tranquille.
J'obéis. Je ne vois pas quoi faire d'autre.
- Il me faut le manuscrit de Raymond Chandler. A tout prix.
Vous ne le ramènerez pas à Paris. Grâce à vous, je sais que cette vieille dingue de Deirdre Gartrell l'a en sa possession, et que vous êtes venu le lui acheter. Vous me le remettrez aussitôt.
- Pourquoi ?
- Parce que je ne veux pas mourir. Pas comme ça. Même centenaire.
Non. C'est moi qui deviens fou. Je suis menacé d'une antique pétoire par Philip Marlowe, et je discute tranquillement avec lui par une température d'à peu près quarante degrés, dans un immeuble peuplé de fantômes sur Hollywood boulevard. On dit dans ces cas-là que tout vacille, repères, raison, destin. Alors voilà. Je vais me jeter sur lui, le héros fatigué. Je vais le renverser les quatre fers en l'air, je tâcherai de serrer sa gorge et de lui faire lâcher son arme, mais je vais heurter violemment la cloison derrière lui parce que j'aurai traversé une illusion, brisé le miroir du cauchemar. Comme si je cherchais à choper une chimère avec un filet à papillons. Je bondis par-dessus le bureau. Le boucan de la détonation m'arrache un cri. Je tombe sur le dos. Et soudain j'ai froid.
Je suis sur la moquette de ma chambre, nu comme au premier jour. On frappe à ma porte. Entre deux pans de rideau, j'aperçois le ciel bleu, pâle, très pur. Derrière la porte, une voix m'annonce le petit déjeuner. Je touche ma joue, sur laquelle je ne trouve que ma barbe rugueuse sans douleur d'aucune sorte. Dans la glace, à part ma sale gueule du matin, aux yeux bouffis, je ne décèle aucune trace de coups. Je me rappelle parfaitement tout ce qui s'est passé dans le Cahuenga building, les voix des morts, le sourire de Philip Marlowe, la détonation du Luger. Je vais sûrement me réveiller à nouveau dans mon lit, à Paris, avec le roucoulement des pigeons sur les toits. C'est classique. Grosse fatigue. Et le boss va téléphoner dans cinq minutes pour réclamer ma traduction. Voilà. J'ai rêvé de Philip Marlowe. Et dans mon rêve on a discuté dans un bureau, à l'étage des morts. En revenant dans la chambre, je trouve des boîtes de bière et une petite bouteille de whisky vides. La dernière fois que je me suis saoulé de la sorte, c' est le jour ou Léa m'a plaqué pour un de ses collègues de travail. le me suis réveillé en pleine nuit sur un brancard, dans un couloir des urgences de la Salpêtrière, persuadé d'être à Beyrouth. Je parviens à me secouer un peu. Café, cigarette, migraine, douche froide. Quand je passe devant la réception, le type me demande si je vais mieux, parce que hier soir... Je lui demande de préciser. Il accompagne son sourire indulgent de ce geste universel où il est question de se tordre le nez du poing. Je le remercie, parce qu'il me rassure. Parce que j'ai envie d'être rassuré.
Le hall de la Califomia bank est un peu plus intime que celui de la gare de Nîmes, par exemple. Il y fait moins chaud, et les décorateurs ont dû avoir la tentation de le transformer en serre géante, si j'en juge par les bosquets de plantes arborescentes qui se dressent çà et là, agrémentés de sources artificielles et de bassins. Évidemment, c' est sous une sorte de grand hibiscus que j'aperçois le petit signe de main que m'adresse Deirdre Gartrell : elle est vêtue d'une ample robe chamarrée où dominent le rouge et le mauve, à peu près assortie avec les inflorescences qui l'environnent. Cette femme doit entretenir avec le monde végétal des relations d'ordre mystique. Elle est installée sur un banc de jardin public, elle me sourit, elle me montre sur ses genoux le manuscrit de Chandler.
Comme je m'approche, elle s'inquiète de mon air fatigué. Je lui raconte que j'ai mal dormi, sans doute un contrecoup du décalage horaire.
- Moi non plus, je n'ai pas fermé 1'úil de la nuit. J'ai repensé à ce roman, à Ray... Vous trouverez sans doute cela curieux, mais je ne me sens pas trop triste de me défaire de ce livre, et c'est sans doute grâce à vous. Vous me l'enverrez dès qu'il paraîtra, n'est-ce pas ?
Elle a un sourire qui pulvérise le bloc de migraine que je me trimbalais. Quand il l'a rencontrée en 1955 à Londres, Chandler a sûrement regretté d'avoir tant bu et d'être si fatigué, mais elle a dû prolonger sa vie de plusieurs années. D'un mouvement vif qui fait tourner autour de ses jambes le tissu léger de sa robe, elle se lève et m'entraîne vers la sortie.
Dehors, sous un ciel étonnamment limpide, nettoyé par un petit vent qui court du Pacifique, on s'arrête sur le trottoir, comme étonnés par la transparence de l'air. Deirdre échange trois mots avec le vigile armé, une sorte de colosse qui répond au nom prometteur de Porvenir. L'homme lui parle, les mains calées sur son gros ceinturon où pend sa panoplie de flic, avec un accent chicano épais comme une tortilla. Deirdre prend congé en lui souhaitant bon courage, puis elle passe son bras sous le mien et on s'éloigne doucement vers Main street. On longe une vaste flaque d'eau qui s'écoule lentement dans le caniveau. Des ouvriers s'interpellent au fond d'une tranchée d'où dépassent des canalisations usées. Il fait bon. J'ai faim. Il ne faut pas croire aux cauchemars.
Et d'un coup, tout bascule. Le ciel, les immeubles, le sol, qui me bondit au visage. Dans ma tête un éclair bleu, un bruit mat, puis l'ouate souillée d'un silence douloureux. Je ne sais pas combien de secondes je me débats à plat ventre, le nez écrasé dans une eau boueuse, mais quand je redresse un peu la tête, j'aperçois Deirdre Gartrell en train de danser un drôle de tango avec le vieux type, celui de mon rêve, celui de Las Palmas. Ils luttent ainsi debout tous les deux, dans un équilibre convulsif qui leur fait effectuer des figures impossibles, et je pense à ces couples épuisés des marathons de danse. On achève bien les vieux chevaux de retour.
Enfin à quatre pattes, je reconquiers peu à peu ma dignité de mammifère supérieur. Deirdre est tombée sur le dos, étourdie par le choc. Le vieux tient dans ses mains le manuscrit, il le brandit devant lui comme pour en déchiffrer le titre, et derrière moi, j'entends le vigile lui gueuler en espagnol de ne plus bouger. Le vieux le regarde, et rit, et balance le manuscrit dans l'eau qui inonde la chaussée. Dans le même mouvement, il sort de sous sa veste le pistolet allemand et braque en tremblant le ciel, la rue, et son visage gris n'a plus d'expression.
Trois coups de feu. Le Luger atterrit devant moi, son propriétaire valse et titube sous les impacts avant de s'effondrer dans l'eau, parmi les feuillets détrempés du dernier roman de Raymond Chandler. Je me précipite vers lui, je tombe à genoux dans cette flotte qui dissout l'encre, le papier et le sang. Je ne sais plus quel visage je contemple : il ressemble à n'importe qui, à l'idée qu'on veut bien s'en faire. Le vieux ouvre les yeux. Du sang coule de sa bouche. J'entends à peine sa voix :
- Cent ans, du p1omb dans le buffet. Mission accomplie, Marlowe . C'est ce qui s'appelle mourir !
Il a tout dit. Et maintenant, il se repose. Il n'a plus d'âge. Je me mets debout, soulevant de la pointe de ma chaussure une feuille dactylographiée qui se déchire comme une pâte trop fine. Deirdre Gartrell, réconfortée par le vigile, me regarde. Je ne sais pas ce qu' elle pense. Elle secoue juste la tête, avec dépit, ou résignation. Une petite foule commence à s'attrouper, et, bien sûr, au loin, une sirène de police annonce qu'il est trop tard, comme toujours.
Les flics n'ont pas cru l'histoire que je leur ai racontée. Qui la croira. d'ailleurs ? Ils m'ont gardé deux jours, ils ont été tour à tour sarcastiques et polis, comme avec un grand malade mental qu'on doit ménager. Les dépositions de Mme Gartrell, des tractations avec le consulat, ont permis qu'on me libère en me conseillant de consulter à Paris un bon médecin. C'est sûrement ce que je ferai.
Il fait chaud, dans la salle d'embarquement. J'ai entendu parler français parmi les voyageurs qui attendaient. Bêtement, ça m'a fait du bien. La fatigue, sans doute. Je fouille dans la poche de ma veste, et je trouve un grand mouchoir de lin. Je tressaille en m'apercevant qu'il dégage cette même odeur de citron, de lavande, et de poussière. J'en essuie mon front, le tissu brûle ma peau, et aussitôt je vomis, en criant, parce que soudain, moi aussi, j'ai peur de mourir