Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
par Jean Chesneaux
Imprimer l'articleDe Seattle à l’Erika
Après les 125 000 tonnes de pétrole du Torrey-Canyon en 1967 , les 250 000 tonnes de l’Olympic Bravery en 1976, les 231 000 tonnes de l’Amoco-Cadiz en 1978, après tant d’autres pétroliers - la Honte - échoués impitoyablement sur nos côtes, l’Erika vient à son tour mêler le fonctionnel et le grotesque, l’odieux et le rentable.
Voici de nouveau les côtes souillées, les populations humiliées, la faune littorale ravagée. Sur fond de prévisions météo défaillantes, de déclarations ministérielles douteuses, de querelles juridiques sur les responsabilités qu’on se renvoie.
Mais cette fois-ci, nos indignations et nos polémiques face à la marée noire de l’Erika doivent se prolonger en interrogations plus exigeantes.
En premier lieu, parce qu’il s’agit conjointement d’agressions contre la nature et la société. L’homme ne peut se passer d’un environnement ami, défense de l’environnement naturel et solidarité sociale ne font qu’un et « la mouvance écologique » y est particulièrement sensible.
Ensuite parce que dans l’affaire de l’Erika, le réseau des puissances économiques et le système des Etats souverains sont conjointement impliqués. Cette connivence du pouvoir économique et du pouvoir politique est au cœur des chaînes de responsabilités qui ont conduit au désastre, et on doit la mettre à nu.
Au premier chef, le principe des pavillons de complaisance, avec ses bâtiments vétustes et gérés au rabais, ses courtiers douteux, ses armateurs à l’identité protéiforme, ses petits Etats laxistes. Les gros affréteurs, tels que les compagnies pétrolières, préfèrent laisser le « sale boulot » à leurs prestataires, et profiter des avantages comparatifs ainsi assurés (des transports jusqu’à 30 % moins chers). En ceci, Totalfina n’a fait qu’agir en véritable « pro », en docile serviteur de la loi du profit maximum aujourd’hui universellement édictée par les Marchés – quitte à contaminer de proche en proche tous les maillons de la filière pétrole.
Mais l’impudente pratique des pavillons de complaisance n’a pu s’instaurer, sans la complicité active des Etats. Nul traité n’a été nécessaire, nulle convention internationale explicite. Il a suffi aux politiques de s’accrocher à la fiction de l’égalité absolue de droits et de compétences, entre Etats réputés souverains. Corollaire immédiat, des Etats qui fonctionnent « au rabais » bénéficient de plein droit d’un statut de facto dérogatoire.
La place manque ici pour évoquer l’OMI (Organisation Maritime Internationale, qui a qualité « d’agence » pour l’ONU), ses complaisances pour les gros affréteurs, son laxisme envers les « bureaux de contrôle » qu’on choisit à la carte, selon le rapport prix-exigence. Les délégués, Français inclus, des Etats qui siègent à l’OMI ne se sont guère battus pour imposer un régime pénal dissuasif envers les dégazages sauvages en haute mer, pourtant responsables de 90 % de la pollution marine due aux hydrocarbures (contre 10 % pour les désastres). Il est tellement plus simple de risquer l’amende, d’ailleurs modique.
L’Erika avait sept fois changé de nom, porté cinq pavillons, elle avait été gérée par neuf ship-managers, en pleine légalité de l’OMI. Le navire venait d’être contrôlé par un bureau homologué par l’OMI, ce qui dit tout. Cet ectoplasme nautique est entré par la grande porte dans les traités de droit maritime.
La France n’est pas épargnée, en matière de collusion entre Etats et Marchés par le biais des pavillons de complaisance. On n’a guère entendu nos souverainistes, d’ordinaire si véhéments quand Paris a créé aux Kerguelen, inhabitées et désolées, un pavillon de complaisance, accordant à certains navires français un statut dérogatoire !
De même, le géant financier Totalfina n’a guère été malmené par les plus hautes autorités de l’Etat et du gouvernement – c’est une litote … Son PDG n’est-il pas une figure publique médiatisée et adulée, emblématique de « la France qui gagne » ! Ce Thierry Desmarest aurait dû être sommé de s’expliquer publiquement sur sa politique commerciale maritime et sur les choix financiers qui l’orientent. Mais on s’est contenté d’épingler ses maladresses verbales, bien naturelles chez un homme de son milieu et de « sa culture d’entreprise ».
La « traçabilité » du pétrole compte au moins autant que celle de la viande bovine…Exigence de transparence qui ne porte pas seulement sur les conditions de transport, mais sur l’extraction en amont, sur le raffinage en aval, sur les diverses pollutions qui peuvent survenir à chaque étape, naturellement aussi sur les transactions, sur les intermédiaires occultes, sans oublier les conditions faites aux travailleurs.
La marée noire qui vient de frapper la France de l’Ouest doit être aussi l’occasion d’ouvrir un large débat démocratique et dans plusieurs directions. Premier thème et dont personne ne constate l’urgence : l’assainissement impératif des pavillons de complaisance ; et aussi la révision de l’archaïque cloisonnement juridique entre « affréteurs » et « armateurs », si mal adapté à notre époque de fusions, de prête-noms et de participations en chaîne.
Il ne faut pas se dérober non plus, devant l’inéluctable révolution énergétique qui nous attend. Elle concerne, bien sûr, ces combustibles fossiles qui marient si volontiers gaspillage énergétique et pollution tous azimuts, mais aussi le nucléaire en tant que non-solution, les énergies renouvelables, la biomasse, certainement des économies d’énergie drastiques, bref tout un « modèle » auquel sont confrontées les sociétés du « Nord », tout autant que celles du « Sud ».
Il faut aller plus loin et intensifier les mesures contre l’effet de serre, que la consommation des produits pétroliers aggrave lourdement. Ces mesures décidées à Kyoto en décembre 1997 sont restées quasiment lettre morte. Mais les déséquilibres climatiques de la haute atmosphère s’aggravent ; les signes tangibles s’en succèdent à un rythme inquiétant, avec les deux mètres de pluie à Hué, les inondations géantes de l’Orissa, les quasi séismes du Vénézuela noyé sous l’eau, les sécheresses dans le bassin du Mississipi - Missouri, les tempêtes récentes en France.
Telles sont les sommations que nous adressent les épaves disloquées de l’Erika. Ces débats de fond à moyen terme ne nous dispensent pas, pour autant, d’exiger des mesures pratiques d’urgence. Ainsi le renforcement des contrôles de sécurité, à l’entrée des ports français, et l’interdiction des navires âgés de plus de quinze ans. Ainsi encore la ratification par Paris du protocole de Kyoto, que la gauche plurielle a laissé traîner. Tout au plus nos gouvernants nous ont ils proposé un plan de lutte contre l’effet de serre à la fois inadapté et dérisoire.
De fait, dans la lancée de Seattle, les forces vives de la société viennent, par elles mêmes, tirer les leçons de l’Erika.
Les réactions à cette marée noire ont été bien plus politiques, bien plus radicales (capables d’aller « à la racine »), que naguère avec le Torrey-Canyon ou l’Amoco-Cadiz. Nous sommes entrés dans « l’Après Seattle » tel que l’a défini Edgar Morin : un âge de responsabilité terrienne, de résistance acharnée contre l’hégémonie néfaste des forces économiques, de remembrement des fragments épars du genre humain.
Les sociétés et les peuples, face aux marchés et aux Etats, s’affirment comme forces autonomes de vigilance, de responsabilité et d’exigence.
La Société (risquons la majuscule) saisit mieux que le Marché et que l’Etat l’urgence qu’il y a à passer d’une logique d’aval (dédommager des dégâts après coup, au plus juste), à une logique d’amont (priorité aux mesures préventives). On sait bien quels navires ne risqueront pas de se casser en deux, on sait quelles constructions et quels aménagements du paysage rural résisteront le mieux aux ouragans. On sait surtout quelles politiques énergétiques permettraient de limiter les perturbations du climat de la planète.
Le monde n’est pas une marchandise, disions-nous à Seattle avec nos amis du Nord et du Sud… nous voudrions ajouter aujourd’hui « et la mer n’est pas une poubelle ! »
Voici de nouveau les côtes souillées, les populations humiliées, la faune littorale ravagée. Sur fond de prévisions météo défaillantes, de déclarations ministérielles douteuses, de querelles juridiques sur les responsabilités qu’on se renvoie.
Mais cette fois-ci, nos indignations et nos polémiques face à la marée noire de l’Erika doivent se prolonger en interrogations plus exigeantes.
En premier lieu, parce qu’il s’agit conjointement d’agressions contre la nature et la société. L’homme ne peut se passer d’un environnement ami, défense de l’environnement naturel et solidarité sociale ne font qu’un et « la mouvance écologique » y est particulièrement sensible.
Ensuite parce que dans l’affaire de l’Erika, le réseau des puissances économiques et le système des Etats souverains sont conjointement impliqués. Cette connivence du pouvoir économique et du pouvoir politique est au cœur des chaînes de responsabilités qui ont conduit au désastre, et on doit la mettre à nu.
Au premier chef, le principe des pavillons de complaisance, avec ses bâtiments vétustes et gérés au rabais, ses courtiers douteux, ses armateurs à l’identité protéiforme, ses petits Etats laxistes. Les gros affréteurs, tels que les compagnies pétrolières, préfèrent laisser le « sale boulot » à leurs prestataires, et profiter des avantages comparatifs ainsi assurés (des transports jusqu’à 30 % moins chers). En ceci, Totalfina n’a fait qu’agir en véritable « pro », en docile serviteur de la loi du profit maximum aujourd’hui universellement édictée par les Marchés – quitte à contaminer de proche en proche tous les maillons de la filière pétrole.
Mais l’impudente pratique des pavillons de complaisance n’a pu s’instaurer, sans la complicité active des Etats. Nul traité n’a été nécessaire, nulle convention internationale explicite. Il a suffi aux politiques de s’accrocher à la fiction de l’égalité absolue de droits et de compétences, entre Etats réputés souverains. Corollaire immédiat, des Etats qui fonctionnent « au rabais » bénéficient de plein droit d’un statut de facto dérogatoire.
La place manque ici pour évoquer l’OMI (Organisation Maritime Internationale, qui a qualité « d’agence » pour l’ONU), ses complaisances pour les gros affréteurs, son laxisme envers les « bureaux de contrôle » qu’on choisit à la carte, selon le rapport prix-exigence. Les délégués, Français inclus, des Etats qui siègent à l’OMI ne se sont guère battus pour imposer un régime pénal dissuasif envers les dégazages sauvages en haute mer, pourtant responsables de 90 % de la pollution marine due aux hydrocarbures (contre 10 % pour les désastres). Il est tellement plus simple de risquer l’amende, d’ailleurs modique.
L’Erika avait sept fois changé de nom, porté cinq pavillons, elle avait été gérée par neuf ship-managers, en pleine légalité de l’OMI. Le navire venait d’être contrôlé par un bureau homologué par l’OMI, ce qui dit tout. Cet ectoplasme nautique est entré par la grande porte dans les traités de droit maritime.
La France n’est pas épargnée, en matière de collusion entre Etats et Marchés par le biais des pavillons de complaisance. On n’a guère entendu nos souverainistes, d’ordinaire si véhéments quand Paris a créé aux Kerguelen, inhabitées et désolées, un pavillon de complaisance, accordant à certains navires français un statut dérogatoire !
De même, le géant financier Totalfina n’a guère été malmené par les plus hautes autorités de l’Etat et du gouvernement – c’est une litote … Son PDG n’est-il pas une figure publique médiatisée et adulée, emblématique de « la France qui gagne » ! Ce Thierry Desmarest aurait dû être sommé de s’expliquer publiquement sur sa politique commerciale maritime et sur les choix financiers qui l’orientent. Mais on s’est contenté d’épingler ses maladresses verbales, bien naturelles chez un homme de son milieu et de « sa culture d’entreprise ».
La « traçabilité » du pétrole compte au moins autant que celle de la viande bovine…Exigence de transparence qui ne porte pas seulement sur les conditions de transport, mais sur l’extraction en amont, sur le raffinage en aval, sur les diverses pollutions qui peuvent survenir à chaque étape, naturellement aussi sur les transactions, sur les intermédiaires occultes, sans oublier les conditions faites aux travailleurs.
La marée noire qui vient de frapper la France de l’Ouest doit être aussi l’occasion d’ouvrir un large débat démocratique et dans plusieurs directions. Premier thème et dont personne ne constate l’urgence : l’assainissement impératif des pavillons de complaisance ; et aussi la révision de l’archaïque cloisonnement juridique entre « affréteurs » et « armateurs », si mal adapté à notre époque de fusions, de prête-noms et de participations en chaîne.
Il ne faut pas se dérober non plus, devant l’inéluctable révolution énergétique qui nous attend. Elle concerne, bien sûr, ces combustibles fossiles qui marient si volontiers gaspillage énergétique et pollution tous azimuts, mais aussi le nucléaire en tant que non-solution, les énergies renouvelables, la biomasse, certainement des économies d’énergie drastiques, bref tout un « modèle » auquel sont confrontées les sociétés du « Nord », tout autant que celles du « Sud ».
Il faut aller plus loin et intensifier les mesures contre l’effet de serre, que la consommation des produits pétroliers aggrave lourdement. Ces mesures décidées à Kyoto en décembre 1997 sont restées quasiment lettre morte. Mais les déséquilibres climatiques de la haute atmosphère s’aggravent ; les signes tangibles s’en succèdent à un rythme inquiétant, avec les deux mètres de pluie à Hué, les inondations géantes de l’Orissa, les quasi séismes du Vénézuela noyé sous l’eau, les sécheresses dans le bassin du Mississipi - Missouri, les tempêtes récentes en France.
Telles sont les sommations que nous adressent les épaves disloquées de l’Erika. Ces débats de fond à moyen terme ne nous dispensent pas, pour autant, d’exiger des mesures pratiques d’urgence. Ainsi le renforcement des contrôles de sécurité, à l’entrée des ports français, et l’interdiction des navires âgés de plus de quinze ans. Ainsi encore la ratification par Paris du protocole de Kyoto, que la gauche plurielle a laissé traîner. Tout au plus nos gouvernants nous ont ils proposé un plan de lutte contre l’effet de serre à la fois inadapté et dérisoire.
De fait, dans la lancée de Seattle, les forces vives de la société viennent, par elles mêmes, tirer les leçons de l’Erika.
Les réactions à cette marée noire ont été bien plus politiques, bien plus radicales (capables d’aller « à la racine »), que naguère avec le Torrey-Canyon ou l’Amoco-Cadiz. Nous sommes entrés dans « l’Après Seattle » tel que l’a défini Edgar Morin : un âge de responsabilité terrienne, de résistance acharnée contre l’hégémonie néfaste des forces économiques, de remembrement des fragments épars du genre humain.
Les sociétés et les peuples, face aux marchés et aux Etats, s’affirment comme forces autonomes de vigilance, de responsabilité et d’exigence.
La Société (risquons la majuscule) saisit mieux que le Marché et que l’Etat l’urgence qu’il y a à passer d’une logique d’aval (dédommager des dégâts après coup, au plus juste), à une logique d’amont (priorité aux mesures préventives). On sait bien quels navires ne risqueront pas de se casser en deux, on sait quelles constructions et quels aménagements du paysage rural résisteront le mieux aux ouragans. On sait surtout quelles politiques énergétiques permettraient de limiter les perturbations du climat de la planète.
Le monde n’est pas une marchandise, disions-nous à Seattle avec nos amis du Nord et du Sud… nous voudrions ajouter aujourd’hui « et la mer n’est pas une poubelle ! »
Président de Greenpeace France (21, rue Godot de Mauroy, F-75009 Paris. Tél. 33 (0)1 53 43 85 85. Internet : http://www.greenpeace.fr/)