Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
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Le vice et la vertu
L’Erika a fait naufrage parce que sa coque était rouillée. Malgré cela, son propriétaire avait armé ce bâtiment car il lui rapportait un profit. Totalfina l’avait affrété parce qu’il lui coûtait moins cher. Les organismes de contrôle avaient déclaré conforme cette épave pour ne pas troubler les relations commerciales entre l’armateur et le pétrolier. On ne trouble pas des relations commerciales parce que le commerce apporte des mœurs douces, comme disait Montesquieu. Ce que ne disait pas celui-ci, qui avait de l’esprit, c’est que la loi du capitalisme était dictée par le marché et non par la démocratie.
Le gouvernement français a été élu démocratiquement parce qu’il se présentait comme socialiste. Il se présentait ainsi parce qu’il sentait qu’une majorité de citoyens comprenaient que la loi du capitalisme dictée par le marché signifiait simultanément plus de profits et plus de chômage, plus de gadgets et moins de soins de santé, plus d’automobiles et moins d’air pur, plus de nourriture industrielle infecte et plus d’affamés sur Terre, plus de porcs invendables et moins d’eau potable, bref, plus de croissance économique mais pas plus de bien-être.
La croissance économique n’apporte pas nécessairement un mieux-être parce qu’elle mesure surtout ce qui est produit pour être vendu, c’est-à-dire les marchandises, utiles ou pas, propres ou polluantes, peu importe, tout fait argent. Mais le gouvernement français est soucieux, puisqu’il est socialiste, de réparer les dégâts de plus en plus nombreux de la marchandisation du monde. Aussi, s’est-il réuni en séminaire pour débattre d’une grave question : peut-on confier au marché le soin de protéger l’environnement et de lutter contre l’effet de serre ? Le capitalisme polluant parce qu’il juge la nature non rentable, le marché peut-il alors imposer au capitalisme le respect de la nature ? Le chat aimant les souris, peut-on demander au chat de protéger cette espèce ?
Oui, a répondu le gouvernement français : la France accepte que soient mis sur le marché des droits (ou des permis) de polluer dans le but de… réduire la pollution. On regarde à gauche, à droite (surtout), on veut comprendre.
J’externalise, tu internalises…
La détérioration de l’environnement ne peut plus être ignorée même par ceux qui s’endorment en remerciant le capitalisme de tous ses bienfaits. Mais comment expliquer que ce système aussi parfait, qui devait conduire l’humanité à l’optimum social, engendre des « dommages collatéraux » ? Réponse : les prix qui se forment sur le marché ne tiennent pas compte des effets négatifs (des externalités disent les économistes) parce que la pollution ne figure pas dans les coûts de production des industriels : le prix du porc ne contient aucune contrepartie de la pollution des nappes phréatiques. Que faire ? Réintroduire (internaliser disent les économistes) le coût de la réparation du dommage dans les coûts de production et les prix. Comment ? Deux moyens. Le premier est d’imposer une taxe en vertu du principe du pollueur-payeur. Enfer et damnation, qu’avez-vous dit : un impôt de plus ? Le deuxième moyen est de créer un nouveau marché (une bourse !) sur lequel les entreprises échangeraient des droits de polluer émis par les autorités nationales ou internationales : les entreprises qui n’atteindraient pas le quota d’émission de gaz à effet de serre autorisé revendraient une partie de leurs droits à celles qui dépasseraient le quota. Le marché coupable d’avoir négligé la nature retrouverait sa vertu en répartissant au mieux sur la planète les droits de polluer.
… et il retrouve son air pur ?
Faisons confiance aux experts, ils ont dans leur sac à malices des raisons à avancer pour justifier le marché des droits de polluer. Une raison « théorique » et une raison « éthique ». Que dit la théorie économique orthodoxe ? Dans un système de concurrence fonctionnant sans entrave, les agents économiques échangent biens, services et permis de polluer jusqu’à ce que plus aucun n’y trouve avantage sans nuire à un autre. Donc tous sont satisfaits et, miracle du marché, la collectivité aussi puisque celle-ci est définie par hypothèse des experts comme la simple addition des individus. Mais comment le marché n’avait-il pas produit spontanément la pollution zéro ? Ça ne s’invente pas : à cause de l’absence de propriété privée sur les biens naturels. En instaurant des droits de propriété sur l’atmosphère, les océans, le climat (sic), leurs propriétaires sauront les préserver. Mais comment privatiser l’air ? La trouvaille consiste à créer des droits d’utilisation au travers de droits de polluer qui équivalent à des droits temporaires de propriété. On frémit à l’idée que Vivendi pourrait s’emparer de l’air après l’eau. On cherche la faille dans ce raisonnement pour pouvoir… respirer. La voici. Il faudra que ces droits de polluer aient un prix. Ce prix, comme tout prix, est relatif à d’autres prix. Prenons deux biens : une bouteille de bordeaux qui vaut 40 francs et un numéro du Passant qui vaut 20 francs. La théorie économique orthodoxe affirme que si ce prix relatif se fixe à deux contre un, c’est parce que la satisfaction retirée de l’absorption d’un frontignan supplémentaire est deux fois plus grande que celle retirée de la lecture d’un exemplaire supplémentaire du Passant. Ce qui implique de pouvoir mesurer l’utilité respective de la boisson et de la lecture. Or c’est impossible. Allez donc, a fortiori, demander à tous les faux experts ès pollution de vous dire comment ils mesurent l’utilité de l’air, celle du climat, etc. Ils bafouilleront, et vous qui lisez régulièrement le Passant leur direz : l’utilité des ressources indispensables à la vie est incommensurable, leur valeur est donc infinie, et de ce fait elles ne sont plus du ressort de l’économie. Toute justification économique de leur appropriation est donc une imposture intellectuelle. Les ressources naturelles indispensables à la vie ressortissent à des valeurs qui se situent dans l’ordre de l’éthique.
Oui mais, rétorquent les faux experts, l’absence de droits de propriété est pire que leur présence puisque tout le monde peut polluer sans restriction. Exact. Dilemme. Que répondre ? Premièrement, les faux économistes confondent absence de propriété et propriété collective et, en prônant la privatisation des biens collectifs, ils ouvrent un nouveau champ à l’accumulation du capital par la dépollution de ce qui aura été pollué auparavant. Deuxièmement, quand il n’y a pas de solution du côté de l’économie, il faut en chercher du côté de la politique, c’est-à-dire de la démocratie. Seul le débat démocratique peut faire reculer le tout nucléaire, le tout camion, le tout McDo, le tout pour les uns et rien pour les autres. Le marché ne peut pas conduire à une solution collective optimale et la préservation des conditions de la vie sur la Terre sera le fruit d’une construction sociale consciente et non laissée au hasard ou aux caprices de la Bourse.
(A suivre)
Le gouvernement français a été élu démocratiquement parce qu’il se présentait comme socialiste. Il se présentait ainsi parce qu’il sentait qu’une majorité de citoyens comprenaient que la loi du capitalisme dictée par le marché signifiait simultanément plus de profits et plus de chômage, plus de gadgets et moins de soins de santé, plus d’automobiles et moins d’air pur, plus de nourriture industrielle infecte et plus d’affamés sur Terre, plus de porcs invendables et moins d’eau potable, bref, plus de croissance économique mais pas plus de bien-être.
La croissance économique n’apporte pas nécessairement un mieux-être parce qu’elle mesure surtout ce qui est produit pour être vendu, c’est-à-dire les marchandises, utiles ou pas, propres ou polluantes, peu importe, tout fait argent. Mais le gouvernement français est soucieux, puisqu’il est socialiste, de réparer les dégâts de plus en plus nombreux de la marchandisation du monde. Aussi, s’est-il réuni en séminaire pour débattre d’une grave question : peut-on confier au marché le soin de protéger l’environnement et de lutter contre l’effet de serre ? Le capitalisme polluant parce qu’il juge la nature non rentable, le marché peut-il alors imposer au capitalisme le respect de la nature ? Le chat aimant les souris, peut-on demander au chat de protéger cette espèce ?
Oui, a répondu le gouvernement français : la France accepte que soient mis sur le marché des droits (ou des permis) de polluer dans le but de… réduire la pollution. On regarde à gauche, à droite (surtout), on veut comprendre.
J’externalise, tu internalises…
La détérioration de l’environnement ne peut plus être ignorée même par ceux qui s’endorment en remerciant le capitalisme de tous ses bienfaits. Mais comment expliquer que ce système aussi parfait, qui devait conduire l’humanité à l’optimum social, engendre des « dommages collatéraux » ? Réponse : les prix qui se forment sur le marché ne tiennent pas compte des effets négatifs (des externalités disent les économistes) parce que la pollution ne figure pas dans les coûts de production des industriels : le prix du porc ne contient aucune contrepartie de la pollution des nappes phréatiques. Que faire ? Réintroduire (internaliser disent les économistes) le coût de la réparation du dommage dans les coûts de production et les prix. Comment ? Deux moyens. Le premier est d’imposer une taxe en vertu du principe du pollueur-payeur. Enfer et damnation, qu’avez-vous dit : un impôt de plus ? Le deuxième moyen est de créer un nouveau marché (une bourse !) sur lequel les entreprises échangeraient des droits de polluer émis par les autorités nationales ou internationales : les entreprises qui n’atteindraient pas le quota d’émission de gaz à effet de serre autorisé revendraient une partie de leurs droits à celles qui dépasseraient le quota. Le marché coupable d’avoir négligé la nature retrouverait sa vertu en répartissant au mieux sur la planète les droits de polluer.
… et il retrouve son air pur ?
Faisons confiance aux experts, ils ont dans leur sac à malices des raisons à avancer pour justifier le marché des droits de polluer. Une raison « théorique » et une raison « éthique ». Que dit la théorie économique orthodoxe ? Dans un système de concurrence fonctionnant sans entrave, les agents économiques échangent biens, services et permis de polluer jusqu’à ce que plus aucun n’y trouve avantage sans nuire à un autre. Donc tous sont satisfaits et, miracle du marché, la collectivité aussi puisque celle-ci est définie par hypothèse des experts comme la simple addition des individus. Mais comment le marché n’avait-il pas produit spontanément la pollution zéro ? Ça ne s’invente pas : à cause de l’absence de propriété privée sur les biens naturels. En instaurant des droits de propriété sur l’atmosphère, les océans, le climat (sic), leurs propriétaires sauront les préserver. Mais comment privatiser l’air ? La trouvaille consiste à créer des droits d’utilisation au travers de droits de polluer qui équivalent à des droits temporaires de propriété. On frémit à l’idée que Vivendi pourrait s’emparer de l’air après l’eau. On cherche la faille dans ce raisonnement pour pouvoir… respirer. La voici. Il faudra que ces droits de polluer aient un prix. Ce prix, comme tout prix, est relatif à d’autres prix. Prenons deux biens : une bouteille de bordeaux qui vaut 40 francs et un numéro du Passant qui vaut 20 francs. La théorie économique orthodoxe affirme que si ce prix relatif se fixe à deux contre un, c’est parce que la satisfaction retirée de l’absorption d’un frontignan supplémentaire est deux fois plus grande que celle retirée de la lecture d’un exemplaire supplémentaire du Passant. Ce qui implique de pouvoir mesurer l’utilité respective de la boisson et de la lecture. Or c’est impossible. Allez donc, a fortiori, demander à tous les faux experts ès pollution de vous dire comment ils mesurent l’utilité de l’air, celle du climat, etc. Ils bafouilleront, et vous qui lisez régulièrement le Passant leur direz : l’utilité des ressources indispensables à la vie est incommensurable, leur valeur est donc infinie, et de ce fait elles ne sont plus du ressort de l’économie. Toute justification économique de leur appropriation est donc une imposture intellectuelle. Les ressources naturelles indispensables à la vie ressortissent à des valeurs qui se situent dans l’ordre de l’éthique.
Oui mais, rétorquent les faux experts, l’absence de droits de propriété est pire que leur présence puisque tout le monde peut polluer sans restriction. Exact. Dilemme. Que répondre ? Premièrement, les faux économistes confondent absence de propriété et propriété collective et, en prônant la privatisation des biens collectifs, ils ouvrent un nouveau champ à l’accumulation du capital par la dépollution de ce qui aura été pollué auparavant. Deuxièmement, quand il n’y a pas de solution du côté de l’économie, il faut en chercher du côté de la politique, c’est-à-dire de la démocratie. Seul le débat démocratique peut faire reculer le tout nucléaire, le tout camion, le tout McDo, le tout pour les uns et rien pour les autres. Le marché ne peut pas conduire à une solution collective optimale et la préservation des conditions de la vie sur la Terre sera le fruit d’une construction sociale consciente et non laissée au hasard ou aux caprices de la Bourse.
(A suivre)