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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
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L’avènement de l’Etat pénal n’est pas une fatalité




Auteur d’un ouvrage(1) saisissant décrivant l’emprisonnement de masse qui se développe aux Etats-Unis et la dérive de l’Europe vers une gestion policière et pénitentiaire de la pauvreté, le sociologue Loïc Wacquant appelle les Européens à renforcer leur Etat social contre l’Etat pénal.



Sarah Dindo : Dans votre livre Les Prisons de la misère, vous décrivez la transition, dans les sociétés avancées, d’une gestion sociale ou assistentielle de la pauvreté vers une gestion punitive par le biais de la police et des prisons. D’où vient cette subite glorification de l’« Etat pénal » et quelle est son « utilité » ?

Loïc Wacquant : On pourrait résumer la mutation politique dans laquelle s’inscrit cette transition par la formule : effacement de l’Etat économique, abaissement de l’Etat social, renforcement de l’Etat pénal, car ces trois transformations sont intimement liées entre elles, et toutes trois résultent pour l’essentiel de la conversion des classes dirigeantes à l’idéologie néolibérale. En effet, ceux qui glorifient l’Etat pénal aujourd’hui, en Amérique comme en Europe, sont les mêmes qui, hier, exigeaient « moins d’Etat » en matière économique et sociale et qui ont de fait réussi à réduire les prérogatives et les exigences de la collectivité face au marché, c’est-à-dire face à la dictature des grandes entreprises. Cela peut sembler être une contradiction mais en réalité ce sont là les deux composantes du nouveau dispositif de gestion de la misère qui se met en place à l’ère du chômage de masse et de l’emploi précaire. Ce nouveau « gouvernement » de l’insécurité sociale - pour parler comme Michel Foucault - s’appuie, d’un côté, sur la discipline du marché du travail déqualifié et dérégulé et, de l’autre, sur un appareil pénal intrusif et omniprésent. Main invisible du marché et poing de fer de l’Etat se conjuguent et se complètent pour mieux faire accepter le salariat désocialisé et l’insécurité sociale qu’il implique. La prison revient au premier plan.

La montée en puissance du thème des « violences urbaines » dans les discours et les politiques des gouvernements européens, et notamment en France depuis le retour au pouvoir de la gauche dite plurielle, n’a pas grand chose à voir avec l’évolution de la délinquance des « jeunes » (il faudrait toujours rajouter : des jeunes d’origine ouvrière et étrangère car c’est bien d’eux qu’il s’agit; d’ailleurs, dans nombre de pays, comme l’Italie ou l’Allemagne, on ne se gène pas pour dire carrément « criminalité des immigrés »). Elle vise à favoriser la redéfinition du périmètre et des modalités de l’action de l’Etat : à un Etat keynésien vecteur de solidarité, qui avait pour mission de contrecarrer les cycles et les méfaits du marché, d’assurer le « bien-être » collectif et de réduire les inégalités, succède un Etat darwiniste, qui érige la compétition en fétiche et célèbre la responsabilité individuelle, dont la contrepartie est l’irresponsabilité collective, et qui se replie sur ses fonctions régaliennes de maintien de l’ordre, elles-mêmes hypertrophiées.

L’utilité de l’appareil pénal à l’ère postkeynésienne de l’emploi d’insécurité est donc triple : il sert à discipliner les fractions de la classe ouvrière rétive au nouveau salariat précaire des services ; il neutralise et entrepose ses éléments les plus disruptifs ou considérés comme superflus au regard des mutations de l’offre d’emplois ; et il réaffirme l’autorité de l’Etat dans le domaine restreint qui lui revient désormais.



S.D. : Comment l’Etat pénal et la politique de la « tolérance zéro » sont-ils en train d’être importés dans les pays européens, et en particulier en France ?

L.W. : On peut distinguer trois étapes dans la diffusion planétaire des nouvelles idéologies et politiques de la sécurité made in USA, et notamment du dispositif dit de « tolérance zéro ». La première est la phase de gestation et de mise en œuvre (et en vitrine) dans les villes américaines et notamment à New York, érigée en Mecque de la sécurité. Dans cette phase, les think tanks(2) néoconservateurs, Manhattan Institute, Heritage Foundation, American Entreprise Institute et quelques autres, jouent un rôle clef puisque ce sont eux qui fabriquent ces notions avant de les diffuser au sein des classes dirigeantes étatsuniennes dans le cadre de la guerre à l’Etat-providence qui bat son plein, suite au revirement social et racial que connaît l’Amérique à partir des années 70.

La deuxième étape est celle de l’import-export, facilité par les liens tissés avec les « boites à idées » cousines qui ont essaimé en Europe, et particulièrement en Angleterre. De même qu’en matière d’emploi et de politique sociale, l’Angleterre va servir de cheval de Troie et de « sas d’acclimatation » de la nouvelle pénalité néolibérale en vue de sa dissémination à travers le continent européen. Mais si l’exportation des nouveaux produits sécuritaires américains connaît un succès foudroyant, c’est qu’elle répond à la demande des gouvernants des pays importateurs : entre temps, ceux-ci se sont convertis aux dogmes du marché dit libre et à l’impératif du moins d’Etat (social et économique).

Une troisième et dernière étape consiste à passer un fin badigeon savant à ces dispositifs et le tour est joué : on vous vend des vessies conservatrices pour des lanternes criminologiques. Dans chaque pays opèrent un certain nombre d’intellectuels du cru qui jouent le rôle de « passeur » en cautionnant de leur autorité universitaire l’adaptation à leur société des politiques et méthodes étatsuniennes de maintien de l’ordre. En France, vous avez des universitaires qui ne vivent que de la vente de versions dégriffées des idéologies américaines en matière de sécurité. Idéologies que l’on retrouve ensuite sous forme de vrais-faux concepts dans les séminaires de l’Institut des hautes études de sécurité intérieure, dans tel « Que-Sais-Je ? » sur Violences et insécurité urbaines, dans les documents remis aux maires pour préparer leurs « contrats locaux de sécurité », puis dans les journaux et dans les conversations quotidiennes.



S.D. : En quoi la France se rapproche-t-elle du «modèle» sécuritaire et pénitentiaire américain et en quoi s’en distingue-t-elle ?

L.W. : En France, comme dans les autres pays d’Europe à tradition étatique forte, catholique ou social-démocrate, on ne se dirige pas vers une duplication servile du modèle américain, soit un basculement net et brutal du traitement social vers le traitement pénal de la pauvreté redoublé par une carcéralisation à outrance. Mon hypothèse est qu’on est en train d’inventer à tâtons une « voie européenne » (française, italienne, allemande, etc.) vers l’Etat pénal qui se caractérise par une double accentuation conjointe de la régulation sociale et pénale de l’insécurité sociale. On fait à la fois plus de social et plus de pénal : d’un côté, on multiplie les Contrats-Emploi-Solidarité et les emplois-jeunes, on relève les minimas sociaux (si peu), on étend le RMI, etc ; de l’autre, on sédentarise des CRS dans les quartiers dits « sensibles », on substitue le juge à l’éducateur quand il faut faire un rappel à la loi, on passe des décrets anti-mendicité parfaitement illégaux, on refuse d’aligner les normes de la détention provisoire pour les comparutions immédiates sur celle des affaires à instruction au motif qu’il faut lutter contre les « violences urbaines » (accordant de fait aux jeunes des cités en déclin une « prime à l’emprisonnement », on alourdit les peines pour récidive, on accélère les déportations d’étrangers soumis à la double peine, on élimine quasiment la libération en conditionnelle…

Deuxième différence entre les Etats-Unis et la France (et plus généralement les pays d’Europe continentale) : la pénalisation de la misère à la française s’effectue principalement par le biais de la police et des tribunaux, plutôt que par la prison. Elle obéit à une logique panoptique plus que ségrégative et rétributive. Corrélat : les services sociaux sont appelés à y prendre une part active puisqu’ils disposent des moyens informatiques et humains d’exercer une surveillance rapprochée des populations jugées difficiles - c’est que j’appelle le « panoptisme(3) social ».

Toute la question est de savoir si cette voie européenne est une véritable alternative à la carcéralisation à l’américaine ou si elle est simplement une étape vers l’emprisonnement de masse. Si l’on sature les quartiers de relégation de policiers sans y améliorer les chances de vie et d’emploi, on est assuré d’augmenter les arrestations et les condamnations au pénal et donc, à terme, la population incarcérée. Dans quelles proportions ? C’est l’avenir qui le dira.



S.D. : Pourquoi pensez-vous que le gouvernement Jospin fournit une « caution de gauche » à la gestion policière et carcérale de la misère ?

L.W. : Dans les années 80, les gouvernements successifs de Mitterrand ont puissamment contribué à légitimer l’idéologie économique néolibérale en capitulant devant la pression des marchés financiers et la spéculation monétaire pour adopter des politiques d’austérité budgétaire et de dénationalisation. Jospin se trouve aujourd’hui dans la même position sur le front pénal du fait qu’il est perçu - à tort ou à raison - comme le dernier leader véritablement de gauche en Europe et même au monde. Il pourrait ancrer un pôle de résistance à la pensée unique en matière de justice. Au lieu de cela, il se rallie au « Washington consensus » sécuritaire dicté par les think tanks néoconservateurs. Quand il dénigre les causes sociales de la délinquance comme autant d’« excuses sociologiques » (dans son entretien au Monde de début 1999), Jospin renie la pensée sociologique, pourtant organiquement liée à la pensée socialiste, et il légitime la vision néolibérale du monde dans ce qu’elle a de plus rétrograde et de plus répugnant.

Plus généralement, on aurait pu espérer que la gauche revenue au pouvoir engage une politique audacieuse de décriminalisation et de décarcération, qu’elle accroisse le périmètre et les prérogatives de l’Etat social et qu’elle diminue ceux de l’Etat pénal. Et c’est tout l’inverse ou presque ! La même pédagogie du recul et du renoncement qui guide la politique économique s’applique au secteur de la justice.



S.D. : Que pensez-vous de l’émergence en France d’une gauche dite « républicaine » qui regrette le temps de l’éducation sévère et disciplinaire des mineurs ?

L.W. : C’est un développement inquiétant, une forme tératologique(4) du républicanisme que nourrit la nostalgie d’un « âge d’or » qui n’a jamais existé. Cette éducation à l’ancienne, certains semblent l’avoir oubliée, reposait sur des rapports sociaux foncièrement inégalitaires et violents, notamment entre les âges et les sexes. L’éducation, c’est la société dans son ensemble qui la donne et on ne peut pas restaurer un système de discipline à l’ancienne quand partout ailleurs une telle forme d’autorité rigide est battue en brèche.

Quand M. Chevènement était ministre de l’éducation, il ambitionnait de saupoudrer l’hexagone d’universités. Aujourd’hui qu’il est ministre de l’intérieur, il projette de tapisser les quartiers mis en jachère économique par la politique économique du gouvernement de commissariats, en attendant peut-être d’y implanter des maisons d’arrêt…. Dans les deux cas de figure, on renforce bien la présence de l’Etat mais avec des conséquences diamétralement opposées : le premier se traduit par un élargissement des chances de vie, le second par leur amputation ; l’un renforce la légitimité de l’autorité publique, l’autre la sape. En caricaturant à peine, on pourrait résumer cette dualité par la formule : aux enfants des classes moyennes les universités et les emplois de cadres ; à ceux de la classe ouvrière consignés dans les cités en déclin, les boulots précaires dans les services ou bien des postes d’adjoint à la sécurité pour surveiller les exclus et les rebuts du nouveau marché du travail, sous peine de se faire « coffrer » : je ne vois pas ce qu’il y a de progressiste ou de républicain là-dedans.



S.D. : Pensez-vous que les européens puissent résister à la tentation du «tout-carcéral» et comment ?

L.W. : Oui, c’est d’ailleurs pour cela que je me suis détourné d’autres travaux pour écrire ce livre à ce moment. Contrairement aux Etats-Unis, où la criminalisation de la misère est rentrée dans les mœurs et se trouve désormais inscrite dans la structure même de l’Etat comme dans la culture publique, en Europe, les jeux ne sont pas faits, loin s’en faut. Pas plus que le salariat précaire, que certains tentent de nous présenter comme une sorte de nécessité naturelle (elle aussi venue d’Amérique), l’inflation carcérale n’est pas une fatalité. Le recours à l’appareil pénitentiaire est affaire de choix politiques et ces choix, il faut les faire en pleine connaissance de cause… et de conséquences !

Pour s’opposer à la pénalisation de la précarité, il faut mener une triple bataille. Tout d’abord au niveau des mots et des discours, il faut freiner les dérives sémantiques qui conduisent, d’un côté, à comprimer l’espace du débat (en limitant, par exemple, la notion d’insécurité à l’insécurité physique, à l’exclusion de l’insécurité sociale et économique), et, de l’autre, à banaliser le traitement pénal des tensions liées au creusement des inégalités sociales (par l’emploi de notions floues et incohérentes comme celle de « violences urbaines »). Il est impératif de soumettre dans la foulée l’importation des pseudo-théories concoctées par les think tanks américains à un contrôle douanier sévère sous la forme d’une critique logique et empirique rigoureuse.

Ensuite, sur le front des politiques et des pratiques judiciaires, il faut faire pièce à la multiplication des dispositifs qui tendent à « élargir » le filet pénal et proposer, chaque fois que c’est possible, une alternative sociale, sanitaire ou éducative. En insistant sur le fait que, loin d’être une solution, la surveillance policière et l’emprisonnement ne font le plus souvent qu’aggraver et amplifier les problèmes qu’ils sont censés résoudre. On sait que l’incarcération, outre qu’elle frappe prioritairement les couches les plus démunies, chômeurs, précaires, étrangers, est elle-même une formidable machine à paupériser. Il est utile à ce propos de rappeler sans relâche ce que sont les conditions et les effets délétères de la détention aujourd’hui, non seulement sur les détenus mais aussi sur leurs familles et leurs quartiers.

Enfin, on gagnera à nouer des liens entre militants et chercheurs du pénal et du social au niveau européen pour optimiser les ressources intellectuelles et pratiques à investir dans cette lutte. Il y a un formidable gisement de savoirs scientifiques et politiques à exploiter et à partager à l’échelle du continent. Car la véritable alternative au glissement vers la pénalisation de la misère, douce ou dure, c’est la construction d’un Etat social européen digne du nom. Le meilleur moyen de faire reculer la prison, c’est encore et toujours de faire avancer les droits sociaux et économiques.



Propos recueillis par Sarah Dindo(5)

(1) Les prisons de la misère, Raisons d’agir, 1999, 189 p., 40 F.
(2) NDRL, lire Keith Dixon, Les Evangélistess du marché, Raison d’agir, 1998.
(3) NDRL. Panoptisme : voir sans être vu.
(4) NDRL. tératologie : science qui étudie les monstruosités des êtres vivants.
(5) Sarah Dindo est rédactrice en chef de la revue Dedans-Dehors (O.I.P.). Lire note p. 25.

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