Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
© Passant n°28 [mars 2000 - avril 2000]
par Nicolas Frize
Imprimer l'articleCréation et enfermement
Nicolas Frize est compositeur de musique contemporaine. Il intervient depuis de nombreuses années dans des centrales réservées aux longues peines, soit pour des créations, soit pour des ateliers de compositions. Lorsque les détenus interprètent ses partitions, le personnel de l'administration pénitentiaire se remet difficilement de sa surprise. Il était bien surpris, lui aussi, au début, que sans cesse les détenus lui demandent des sons de la mer et de l'océan. Parfois, il lui arrive également de se surprendre lui-même, là-bas. De cet intrus, voici quelques réflexions.
La production artistique musicale immergée dans la prison (on ne parlera pas ici de diffusion, des artistes invités…, mais seulement des actions culturelles conduites par des personnes détenues, encadrées ou non) se présente sous deux formes distinctes : - l’une concerne les commandes, ce sont les créations écrites (par un compositeur), répétées et données en représentation à l’intérieur d’un établissement, pour un public intérieur ou extérieur invité, interprétées par des personnes détenues (parmi d’autres), re-groupés en ensembles vocaux ou instrumentaux, - l’autre con-cerne les créations individuelles propres de détenus, encadrées ou non par des compositeurs ou musiciens. Ces deux cas sont incomparables, non pas du point de vue de l’expérience de l’artiste, ce qui n’est pas le sujet ici (la nature de la présence, de la place de l’artiste - « en résidence », étant déterminée dans un cas par celle de son œuvre, dans l’autre cas par celle de son « savoir-faire professionnel »), mais du point de vue du rapport à l’enjeu même de la création. Cela dépasse de beaucoup la simple distinction entre interprète et auteur, entre le statut de choriste ou d’instrumentiste d’une œuvre, et le statut de « compositeur ». Tout se joue dans la dynamique d’une circulation rétablie ou interrompue, immobile ou mouvementée entre intérieur et extérieur ! Pour aller vite, dans un sens, on peut imaginer être dans un processus permettant l’émancipation, dans un mouvement de déplacement et d’arrachement à soi, comme on monte dans un train dont on ne connaît pas la destination, dans l’autre sens, dans un processus favorisant l’identification, l’affirmation de « soi », l’introversion, comme on descend dans un puits pour s’y retrouver (par l’imitation de l’environnement, proche ou mythique) ou pour s’y perdre (par l’évacuation de ses repères immédiats).
L’enfermement génère structurellement des réflexes de négation de « l’extérieur » (lieu du malheur, de l’existence des autres à jamais inaccessibles, lieu de visibilité de l’exclusion, lieu du manque, lieu du jugement…), qui s’accompagne d’un repli sur soi, d’une recherche de totalité et de suffisance à l’intérieur, d’une quête d’autarcie positive. Cette situation fait que les détenus longuement condamnés ont du mal à répondre à une proposition d’arrachement, susceptible de rappeler l’existence de l’extérieur, comme l’est celle d’une œuvre d’un artiste, proposant l’interprétation de sa partition : ici, il y aura donc violence.
En revanche, la « création » personnelle sera le lieu privilégié du repli : on voit bien qu’il ne s’agit nullement de création alors, mais d’une recherche sublimée d’enfermement, d’un souci de visibilité de sa condition, pour s’en arranger mais malheureusement à long terme s’y repaître, la faire fructifier, la faire reconnaître par les autres (qui ne demandent qu’à en jouir d’ailleurs, appelant de tous leurs vœux ces productions issues de souffrances si superbement enterrées, noyées dans une lucidité tragique de l’enfermement mental et du manque physique). Ces productions artistiques, fruits de l’intérieur, impudiques manifestations pathologiques d’une douleur créatrice ou d’un narcissisme suicidaire, appelant au voyeurisme comme forme de reconnaissance ultime, sont très loin d’être des œuvres, produits d’une écriture, ayant pour sujet, un projet d’explicitation universel (même intime). Spontanées ou travaillées, elles n’ont pas de direction, et n’ont de finalité que leur existence, tournée vers leur propre justification et motivation. En ce sens, produites de l’enfermement, elles sont bien sûr enfermées, condamnées à ne pas parler mais simplement à dire.
Le rôle de l’artiste est dans ce sens déterminant, sa lucidité et sa clarification sont cruciales : il peut amener l’extérieur, non pas en tant que lui-même, mais dans la dynamique d’une tension entre les espaces, les idées, les actions, les enjeux (et garantir que ce n’est pas lui qui détient ni représente « l’extérieur » - ou l’extériorité / extériorisation) En ce cas, il entreprend de rétablir une circulation entre le corps et le corps social, entre l’intime et l’extime, entre l’acte et la pensée, entre la forme et le fond…, niant de façon provisoire et pratique tout enfermement mental, professionnel, esthétique, économique, etc. Il nie la détention, et c’est cela qui permet l’œuvre (et non pas l’exprime ou la porte). ou bien il peut venir faire son propre stage de prison, cherchant à se brûler et à se couler dans le contact de la misère et de la délinquance (rêve d’une transgression personnelle par hypocrite empathie), favorisant encore plus l’enfoncement carcéral de la personne détenue pour s’y engouffrer avec, comme une expérience de la folie à bon marché, gratuite (puisque lui seul s¹en sortira) : il va y gagner l’héroïsme de la promiscuité avec les auteurs du délit, auteurs et délits tous deux fantasmatiques, n’oubliant pas au passage l’admiration éventuelle de ses concitoyens craintifs pour lesquels il aura été le témoin et le passeur de la souffrance d’autrui, le révélateur de l’oubli (entrant à son tour enfin dans le fait divers).
Il ne serait pas inutile de regarder de plus près ce qui se cache dans ce terme d’enfermement : mot symbolique et / ou mot concret. Etre enfermé par les autres : mentalement ou physiquement ? Comment et à partir d’où cela se rejoint-il, se disjoint-il ?
Qu’en est-il ensuite des situations ou l’on s’enferme, soi-même… de quelconque façon - ce qui est une voie méthodologique courante chez les artistes ! Parler alors d’acte artistique dans ce contexte change du tout au tout : l’artiste qui « s’enferme » pour créer, s’isoler de lui-même en s’isolant de son rapport aux autres, met en scène une extraction (volontariste et douloureuse), une action (vivante, c’est-à-dire sans cesse renouvelée), un engagement physique à l’intérieur d’un espace clos, choisi, délimité comme étant plus petit que le monde possible (d’où le monde ne peut le voir - plutôt d’ailleurs que n’y entre pas), « protégé ». Dans cet enfermement, il y a du collectif (en retrait positif) et du mouvement, de l’aléatoire, du « militantisme » possible, de la déstabilisation sociale expérimentale… Nous ne sommes plus dans la contrainte civile, la violence institutionnelle, la dépendance du manque, narcissique (attisant le vide : un cycle revient presque systématiquement au bout de plusieurs années de détention, qui met la mère au centre, soi au milieu, dans une spirale fœtale asphyxiante qui a des choses à voir avec le suicide. Autour rôdent des religions de tous poils, prêtes à sauter sur une réponse à donner à la naissance de celui qui, baignant dans l’eau de sa cellule pour toujours, ne sait plus ce que nager veut dire).
La recherche de l’enfermement (comme outil de création) semble être une obsession, nous connaissons des œuvres qui s’y emploient : rien ne nous gêne si les hommes qui vivent ces œuvres , en auteurs ou en interprètes, sont protégés réellement, dans l’acte de la création, de tout supplément de prison, de toute normalisation ou banalisation carcérale, de toute jubilation héroïco-sadique pour la souffrance sociale.
La production artistique musicale immergée dans la prison (on ne parlera pas ici de diffusion, des artistes invités…, mais seulement des actions culturelles conduites par des personnes détenues, encadrées ou non) se présente sous deux formes distinctes : - l’une concerne les commandes, ce sont les créations écrites (par un compositeur), répétées et données en représentation à l’intérieur d’un établissement, pour un public intérieur ou extérieur invité, interprétées par des personnes détenues (parmi d’autres), re-groupés en ensembles vocaux ou instrumentaux, - l’autre con-cerne les créations individuelles propres de détenus, encadrées ou non par des compositeurs ou musiciens. Ces deux cas sont incomparables, non pas du point de vue de l’expérience de l’artiste, ce qui n’est pas le sujet ici (la nature de la présence, de la place de l’artiste - « en résidence », étant déterminée dans un cas par celle de son œuvre, dans l’autre cas par celle de son « savoir-faire professionnel »), mais du point de vue du rapport à l’enjeu même de la création. Cela dépasse de beaucoup la simple distinction entre interprète et auteur, entre le statut de choriste ou d’instrumentiste d’une œuvre, et le statut de « compositeur ». Tout se joue dans la dynamique d’une circulation rétablie ou interrompue, immobile ou mouvementée entre intérieur et extérieur ! Pour aller vite, dans un sens, on peut imaginer être dans un processus permettant l’émancipation, dans un mouvement de déplacement et d’arrachement à soi, comme on monte dans un train dont on ne connaît pas la destination, dans l’autre sens, dans un processus favorisant l’identification, l’affirmation de « soi », l’introversion, comme on descend dans un puits pour s’y retrouver (par l’imitation de l’environnement, proche ou mythique) ou pour s’y perdre (par l’évacuation de ses repères immédiats).
L’enfermement génère structurellement des réflexes de négation de « l’extérieur » (lieu du malheur, de l’existence des autres à jamais inaccessibles, lieu de visibilité de l’exclusion, lieu du manque, lieu du jugement…), qui s’accompagne d’un repli sur soi, d’une recherche de totalité et de suffisance à l’intérieur, d’une quête d’autarcie positive. Cette situation fait que les détenus longuement condamnés ont du mal à répondre à une proposition d’arrachement, susceptible de rappeler l’existence de l’extérieur, comme l’est celle d’une œuvre d’un artiste, proposant l’interprétation de sa partition : ici, il y aura donc violence.
En revanche, la « création » personnelle sera le lieu privilégié du repli : on voit bien qu’il ne s’agit nullement de création alors, mais d’une recherche sublimée d’enfermement, d’un souci de visibilité de sa condition, pour s’en arranger mais malheureusement à long terme s’y repaître, la faire fructifier, la faire reconnaître par les autres (qui ne demandent qu’à en jouir d’ailleurs, appelant de tous leurs vœux ces productions issues de souffrances si superbement enterrées, noyées dans une lucidité tragique de l’enfermement mental et du manque physique). Ces productions artistiques, fruits de l’intérieur, impudiques manifestations pathologiques d’une douleur créatrice ou d’un narcissisme suicidaire, appelant au voyeurisme comme forme de reconnaissance ultime, sont très loin d’être des œuvres, produits d’une écriture, ayant pour sujet, un projet d’explicitation universel (même intime). Spontanées ou travaillées, elles n’ont pas de direction, et n’ont de finalité que leur existence, tournée vers leur propre justification et motivation. En ce sens, produites de l’enfermement, elles sont bien sûr enfermées, condamnées à ne pas parler mais simplement à dire.
Le rôle de l’artiste est dans ce sens déterminant, sa lucidité et sa clarification sont cruciales : il peut amener l’extérieur, non pas en tant que lui-même, mais dans la dynamique d’une tension entre les espaces, les idées, les actions, les enjeux (et garantir que ce n’est pas lui qui détient ni représente « l’extérieur » - ou l’extériorité / extériorisation) En ce cas, il entreprend de rétablir une circulation entre le corps et le corps social, entre l’intime et l’extime, entre l’acte et la pensée, entre la forme et le fond…, niant de façon provisoire et pratique tout enfermement mental, professionnel, esthétique, économique, etc. Il nie la détention, et c’est cela qui permet l’œuvre (et non pas l’exprime ou la porte). ou bien il peut venir faire son propre stage de prison, cherchant à se brûler et à se couler dans le contact de la misère et de la délinquance (rêve d’une transgression personnelle par hypocrite empathie), favorisant encore plus l’enfoncement carcéral de la personne détenue pour s’y engouffrer avec, comme une expérience de la folie à bon marché, gratuite (puisque lui seul s¹en sortira) : il va y gagner l’héroïsme de la promiscuité avec les auteurs du délit, auteurs et délits tous deux fantasmatiques, n’oubliant pas au passage l’admiration éventuelle de ses concitoyens craintifs pour lesquels il aura été le témoin et le passeur de la souffrance d’autrui, le révélateur de l’oubli (entrant à son tour enfin dans le fait divers).
Il ne serait pas inutile de regarder de plus près ce qui se cache dans ce terme d’enfermement : mot symbolique et / ou mot concret. Etre enfermé par les autres : mentalement ou physiquement ? Comment et à partir d’où cela se rejoint-il, se disjoint-il ?
Qu’en est-il ensuite des situations ou l’on s’enferme, soi-même… de quelconque façon - ce qui est une voie méthodologique courante chez les artistes ! Parler alors d’acte artistique dans ce contexte change du tout au tout : l’artiste qui « s’enferme » pour créer, s’isoler de lui-même en s’isolant de son rapport aux autres, met en scène une extraction (volontariste et douloureuse), une action (vivante, c’est-à-dire sans cesse renouvelée), un engagement physique à l’intérieur d’un espace clos, choisi, délimité comme étant plus petit que le monde possible (d’où le monde ne peut le voir - plutôt d’ailleurs que n’y entre pas), « protégé ». Dans cet enfermement, il y a du collectif (en retrait positif) et du mouvement, de l’aléatoire, du « militantisme » possible, de la déstabilisation sociale expérimentale… Nous ne sommes plus dans la contrainte civile, la violence institutionnelle, la dépendance du manque, narcissique (attisant le vide : un cycle revient presque systématiquement au bout de plusieurs années de détention, qui met la mère au centre, soi au milieu, dans une spirale fœtale asphyxiante qui a des choses à voir avec le suicide. Autour rôdent des religions de tous poils, prêtes à sauter sur une réponse à donner à la naissance de celui qui, baignant dans l’eau de sa cellule pour toujours, ne sait plus ce que nager veut dire).
La recherche de l’enfermement (comme outil de création) semble être une obsession, nous connaissons des œuvres qui s’y emploient : rien ne nous gêne si les hommes qui vivent ces œuvres , en auteurs ou en interprètes, sont protégés réellement, dans l’acte de la création, de tout supplément de prison, de toute normalisation ou banalisation carcérale, de toute jubilation héroïco-sadique pour la souffrance sociale.