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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
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L’entreprise est un camp ?


Dans le Capital, Marx avait déjà présenté l’entreprise comme l’envers du décors, comme le lieu où les apparences chatoyantes du marché se renversent en leur contraire : la sueur et la violence, l’inégalité et l’exploitation. Les échanges marchands sont soumis à des règles de droit et, de ce fait, ils garantissent certaines formes de liberté, d’égalité et de justice. Il n’en est plus de même une fois que la force de travail est achetée, elle est alors mise à disposition sous des conditions qui ne sont pas contrôlées par les mêmes lois : « Au moment où nous prenons congé de cette sphère de la circulation simple ou de l’échange des marchandises, à laquelle le libre-échangiste vulgaris emprunte les conceptions, les notions et les normes du jugement qu’il porte sur la société du capital et du travail salarié, il semble que la physionomie de nos dramatis personae se transforme déjà quelque peu. L’ancien possesseur d’argent marche devant, dans le rôle du capitaliste, le possesseur de la force de travail le suit, dans celui de son ouvrier ; l’un a aux lèvres le sourire des gens importants et brûle d’ardeur affairiste, l’autre est craintif, rétif comme quelqu’un qui a porté sa propre peau au marché et qui, maintenant, n’a plus rien à attendre… que le tannage »1. L’entreprise : le régime d’exception, la sphère de ce qui structurellement se soustrait à l’égalité juridique.

C’est tout à la fois formellement et réellement que l’entreprise analogue à un camp (ce qui ne signifie pas qu’elle soit un camp). Formellement tout d’abord, ou par la forme même de l’exception. La notion de camp de concentration évoque pour nous le nazisme et la solution finale, cependant, dans l’Allemagne hitlérienne, il y eut des camps de concentration avant la solution finale, en outre, il y eut des camps de concentration avant et après le régime Nazi. Il semble que « les premiers camps de concentration soient apparus avec les campos de concentrationes créés par les Espagnols à Cuba en 1896 pour mater l’insurrection de la population de la colonie, et avec les concentration camps dans lesquels les Anglais entassèrent les Boers au début du siècle ». Comme le remarque Giorgio Agamben, il s’agit dans les deux cas « de l’extension à l’ensemble de la population civile d’un état d’exception lié à la guerre coloniale »2. Si l’on désire dégager une forme commune aux différents types de camps de concentration, sans doute faut-il partir de cette caractérisation. Extension de l’exception à l’ensemble de la population, n’est-ce pas ce que réalise également l’entreprise ?

Par ailleurs, l’entreprise ressemble également à un camp réellement, c’est à dire par ce qui s’y passe par la manière dont se réalise l’exception : dans la violence et la souffrance. Lors des dernières décennies, de profondes modifications du travail furent l’occasion du développement de nouvelles formes de violence et d’exploitation engendrant une déstabilisation massive des individus et des collectifs ainsi qu’une pression psychique épuisante3. Dans le même temps, la faiblesse des résistances opposées à la « modernisation » a fait des salariés une masse de victimes impuissantes et les a soumis à ce que l’on a pu considérer comme une nouvelle forme de « barbarie »4.

Il n’est pas donc si étonnant que plusieurs auteurs aient été tentés de filer la métaphore du camp, voire de comparer les nouvelles formes d’injustice et de souffrance au degré suprême de l’injustice et de la souffrance : le camp de concentration Nazi. L’entreprise moderne n’est-elle pas le lieu d’un développement inédit de la violence perverse (Marie-France Hirigoyen)5 ? N’est-elle pas le lieu d’une banalisation de la souffrance et de l’injustice qui présente des analogies avec ce qui s’est produit sous le régime Nazi (Christophe Dejours)6 ? N’y observe-t-on pas une déshumanisation du travail et des rapports humains qui se projette jusque dans le langage, un langage lui-même totalement déshumanisé. Le langage des ressources humaines ne ressemble-t-il pas, comme le suggère François Emmanuel, au langage technique par lequel l’armée allemande décrivait les cargaisons de juifs : un chargement de pièces de marchan-dises7. L’entreprise n’est-elle pas un camp ? Quand on lit le récit de François Emmanuel, ce qui ne devrait passer que pour une hypothèse incongrue se transforme en une possibilité si réelle et si inquiétante que le sol et l’univers entier se dérobe comme dans ce cauchemar : je me promène dans la rue entouré par des murs, derrière ces murs se déroule une autre vie, la vie de nombreuses entreprises que je ne connais pas, cette vie, je ne la vois pas, je ne sais donc pas ce qui s’y trame mais quotidiennement je la côtoie, peut-être ne veux-je pas le savoir, mais comment réagirais-je si je venais un jour à l’apprendre, et si je participais ainsi malgré moi à quelque chose qui m’est absolument insupportable ?

On pourrait continuer à filer la métaphore en s’attachant plus spécifiquement aux nouvelles formes de travail. On pourrait remarquer par exemple que l’infirmerie est le seul lieu où les individus parviennent à se libérer du stress lié au travail en bureau ouvert et au contrôle permanent qu’il implique, ainsi que de la contrainte d’une culture d’entreprise qui s’inscrit jusque dans leurs corps8. Nous reviendraient alors en mémoire les remarques consacrées par Primo Levi au rôle de l’infirmerie dans les camps9. A propos du K.B. (« K.B. » dans le camps signifiait « Kankenbau » et désignait l’infirmerie), il remarquait notamment : "Le K.B., c'est le Lager moins l'épuisement physique. Aussi quiconque possède encore une lueur de raison y reprend-il conscience ; aussi y parlons-nous d'autre chose que de faim et de travail ; aussi en venons-nous à penser à ce qu'on a fait de nous, à tout ce qui nous a été enlevé, à cette vie qui est la nôtre »10.

Si l’entreprise est un camp, ce n’est sûrement pas un camp de vacance, même si on demande parfois au cadres de s’adonner au saut à l’élastique. Si l’entreprise est un camp, il y a du Dachau dans notre vie ordinaire, mais dans la nouvelle entreprise, flexible, polyvalente et innovante, il y a aussi du Mandarom. La nouvelle entreprise, l’« entreprise maigre »11 se caractérise par une recherche de gains de productivité interne qui passe par une réduction des coûts de con-trôle, une diminution des échelons hiérarchiques et une délégation de la responsabilité. Elle se doit donc d’inventer de nouvelles formes de directions et les confier à un nouveau type de manageur. Voilà comment la littérature du management des années 90 le décrit (les termes en italiques sont des termes récurrents dans cette littérature) : « il n’est pas seulement celui qui sait s’engager, mais aussi celui qui est capable d’engager les autres, de donner de l’implication, de rendre désirable le fait de le suivre, parce qu’il inspire confiance, qu’il est charismatique, que sa vision produit de l’enthousiasme […]. Ce n’est pas un chef (hiérarchique), mais un intégrateur, un facilitateur, donneur de souffle, fédérateur d’énergie, impulseur de vie, de sens et d’autonomie »12.

Finissons par un dicton : quand l’exception concentrationnaire rencontre l’exception sectaire, j’ai envie d’être fonctionnaire.

(1) K. Marx, Le capital, PUF, 1992, p. 198.
(2) G. Agamben, Homo Sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Seuil, 1997, p. 179-180.
(3) A. Ehrenberg, La fatigue d’être soi, Odile Jacob, 1998.
(4) J.-P. Le Goff, L. barbarie douce. La modernisation des entreprises et de l’école, La découverte, 1999.
(5) M.-F. Hirigoyen, Le harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, Syros, 1998.
(6) C. Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Seuil, 1998.
(7) F. Emmanuel, La question humaine, Stock, 2000. Lire aussi p. 6 du Passant Ordinaire.
(8) G. Balazs, J. P. Faguer, Une nouvelle forme de management : l’évaluation, in Actes de la recherche en sciences sociales, 1996, p. 68-76.
(9) Primo Levi, Si c'est un homme, R. Laffont, 1996, p. 59-73.
(10) Ibid., p. 71-72.
(11) Voir à ce propos, Luc Boltanski, Eve Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999, p. 115-116
(12) Ibid., p. 172-173.

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