Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
Imprimer l'article© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
Trois, deux, un million de maisons, urbanisation hollandaise
Habiter une maison individuelle est aux Pays-Bas un individualisme communautaire. La maison, en un demi siècle est passée de l’utopie moderne, fonctionnaliste et sociale, à une économie de marché politiquement consensuelle et à une mécanique de recouvrement du paysage par un tapis de maisons en bandes, uniformisation de l’offre d’habitat, et donc du mode de vie. Ce phénomène s’appelle Vinex : programme d’un million de logements en dix ans, échéance 2005. Visites. Le port actuel de Rotterdam s’étend en aval de la ville, mégapole modulaire de containers empilés, habitée d’automates et d’engins de transports, dominée par les grues, les ponts roulants et les cargos géants. Des anciens docks, côté sud, restent quelques bâtisses aux avenirs touristiques (un verre au New York...) ou culturels. Des tours de bureaux, élégance corporate. Les darses se transforment en quartiers d’habitat dont la valeur ne cesse d’augmenter. Immeubles en gradins, avec vues, lignes de maisons mitoyennes ouvrant sur les péniches. Modernité tranquille, rien ne déborde, la première fois, Vinex séduit. La seconde fois, Vinex étonne. Amsterdam, le port Est, les darses Java et Bornéo, Sporenburg, développer New Deal. Vinex plus fort. Les meilleurs architectes travaillent en séquences de 10, 20 maisons. Il y a une rue, exceptionnelle, avec des maisons uniques, pour des propriétaires amateurs de signatures. Le principe, public ou privé, locatif ou en accession, demeure : 40 logements à l’hectare. Ce qui offre à chacun, un parking devant, un jardinet derrière, et le voisin à côté et en face. Ici, un paysagiste, Adriaan Geuze a réalisé un plan d’une densité polémique : 100 logements à l’ha, conscient qu’à 40, il ne faudra pas longtemps pour couvrir de maisons et de routes pour y accéder (surtout) le cœur actif de la Hollande, le Randsatd, ce croissant entre Amsterdam Rotterdam, la Haye et Utrecht (Rem Koolhaas-Oma porte le même regard sur le développement d’Almere, où ville et développeur ont d’ailleurs mis en place un cercle de qualité et invitent des architectes de talent). Ici, sur le plan Geuze, on se croit dans un Chirico. Les rues taillent droit une nappe serrée. Poussé à son extrême le nouvel archétype se redit à quelques nuances près : façade droit sur rue, garage en creux, intérieur spacieux, séjour double hauteur, patio pour rêves de beau temps, terrasse avec plantes. Ici où là, une tour complexe, le « météorite » accroît la densité. Émerge une forme urbaine, ni ville nouvelle, ni lotissement, ni immeuble. Avec du talent, de l’eau, de la ville à deux pas, c’est mieux que nos lotissements miteurs de paysages. Sans architecte (moins de 10 %) et sans architecture, en France, le marché de la maison individuelle, est tenu majoritairement par les multinationales de bâtiment / travaux public / industries de l’environnement / communication, industrialisation sous maquillage régional. Au plat pays, sous une autre forme, il y a aussi malaise, une « bombe à retardement qui menace de détruire tout paysage » selon Pierre Gautier, une « menace d’uniformisation absolue » selon Kes Kaan, tous deux architectes oeuvrant dans ce même programme, et tentant d’y apporter des voies polémiques. Liberté surveillée. Dans les polders anciens et nouveaux, plus bas que mer, les routes perchent sur les digues où les maisons s’appuient, un étage côté rue et trois vers l’horizon. De grosses fermes dans les champs. Il y aurait tant à inventer, question architecture-paysage, et de jeunes concepteurs ont été invités à le faire par l’État (projet Air). Ce sont resté des idées. Dans un Vinex quelconque, disons à Spijkenisse, les habitants inventent à leurs belles maisons nettes, des singularités de jardin façade : pavages, dallages, fer forgé, fontaine, bancs de tek, et nains de jardin, abris à vélo. Le soir, les courts rideaux mettent les familles en vitrine. Uniformisation exhibée du mode de vie. Voisins voisinent. On pense au film Les habitants. L’effet miroir s’étend sur le polder. Où vivez vous au plat pays ? Un, deux, trois Vinex. La menace est douce et insidieuse, de ville en campagne, de darse en polder, idem, un habitat modèle pour quel modèle de société ? Merci à l’architecte Pierre Gautier pour ses visites guidées et ses informations chiffrées, et aux architectes Tania Concko, Jan Neutelings, Claus en Kaan, Oma, West 8 Adriaan Gueze, à Arthur Wortmann du magazine Archis. La Hollande est petite et densément peuplée : 7,5 % de la superficie de la France, pour 1/4 de sa population, soit 435 habitants au km2 (104 en France). En 1995, l’État a lancé un programme de près de un million de logements en 10 ans, effort comparable à la reconstruction. On démolit des cités d’après guerre, la population augmente de 0,7 % par an, les familles sont moins nombreuses, les surfaces plus généreuses. Mais les choses ont changé, même si les maîtres modernes (Oud, Berlage, Bakema...) font partie d’une culture vivante. Si l’État lance les programmes et les incitations à la recherche architecturale qui valent à la Hollande sa réputation intellectuelle en ce domaine, il se désinvestit de la réalisation. La main passe aux pouvoirs locaux qui la passent aux investisseurs, promoteurs et entreprises de préfabrication / construction. En bout de chaîne, le désir de l’habitant consommateur, connu, modélisé et nivelé par les études de marché. Exemple, un village X. le programme Vinex est lancé, l’État appuie la recherche d’idées. Un développeur achète un polder agricole. Il contrôlera plan d’ensemble, appel d’architectes, préfabrication de la structure (donc uniformisation de la mesure) et construction (de bonne qualité). La machine à unifier est lancée.
Rédactrice en chef de la revue Techniques et Architecture.