Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°29 [juin 2000 - juillet 2000]
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Récits d’Anatolie
Le coup d’envoi fut donné un 24 Avril. La ville était loin et s’appelait Constantinople. Les nouvelles étaient alarmantes. Les événements se bousculèrent, gagnèrent la province et tout alla très vite. En trois mois le drame était accompli. Evidemment fusèrent des protestations, officielles et officieuses, de la presse, des églises, des bonnes volontés. Mais dans le contexte, cela passa pour ainsi dire sans problème majeur. C’était exactement le calcul des organisateurs : le Comité Union et Progrès qui dirigeait le pays.
Un journaliste allemand du nom d’Harry Stuemer choisit la Suisse pour raconter ce dont il avait été témoin, parce que chez lui, à cause de considérations diplomatiques, personne ne voulait l’entendre. « Dès le commencement les persécutions visaient aussi les femmes et les enfants et s’appliquaient sans aucune distinction à toute la population de plusieurs centaines de mille âmes des six vilayet orientaux, et se caractérisaient par de telles bestialités et de telles cruautés qu’on n’en peut donner aucun exemple dans toute l’histoire humaine, sauf peut-être les razzias de chasseurs d’esclaves africains et les persécutions néroniennes des chrétiens. ». Les télégrammes s’accumulaient dans les chancelleries. De quelque nation qu’ils émanent, ils décrivaient l’horreur. Les Allemands assuraient qu’il était indigne d’un gouvernement qui se voulait allié de l’Allemagne de poursuivre des desseins aussi atroces. Les Anglais affirmaient que la responsabilité personnelle du gigantesque crime retombait sans restriction sur les ministres en exercice et leur appareil d’exécution. Les récits sont innombrables du malheur qui s’abattit sur ceux qui étaient voués à la mort. « Ils furent mis en marche en divers convois à travers le désert sous prétexte de les y installer », rapportait une infirmière allemande. Deux Danoises de la Croix Rouge, parties à la recherche des déportés, confièrent ce qu’elles avaient vu et entendu dans les régions éloignées. « Le gendarme qui nous accompagnait raconta qu’il avait conduit un convoi de 3000 femmes et enfants de Mamakhatoun, près d’Erzeroum, jusqu’à Kémagh Boghazi. Tous sont morts, nous dit-il. –Mais pourquoi les faire d’abord souffrir de façon ineffable ; pourquoi ne pas les tuer de suite dans leurs villages ? demandâmes-nous. Réponse : c’est bien fait comme ça ; il faut qu’ils connaissent les misères. De plus, que ferions-nous des cadavres qui puent ? » L’ambassadeur américain fut reçu au plus haut niveau et s’entretint avec les chefs du gouvernement du Comité Union et Progrès, responsable de la situation. Avec un langage étudié, le diplomate essayait de toucher une fibre humanitaire. « Je crus politique d’émettre l’idée que le Ministère n’était sans doute pas coupable des massacres. – Je sais bien que le Cabinet n’aurait jamais donné de tels ordres, dis-je et on ne saurait vraiment vous blâmer, vous, Talaat et les autres membres du Cabinet ; vos subordonnés ont évidemment outrepassé la consigne. Je comprends d’ailleurs toute la difficulté de la tâche. Enver se redressa soudain. Je m’aperçus que ses remarques, loin de préparer le terrain pour une discussion paisible et amicale, n’avaient fait que l’offenser, car je venais de sous entendre que des événements pouvaient se produire en Turquie, dont lui et ses associés n’étaient pas responsables. – Vous vous trompez entièrement, me répondit-il, nous sommes les maîtres absolus de ce pays. Je n’ai nullement l’intention de rejeter le blâme sur nos subalternes et je suis tout disposé à assumer la responsabilité de tout ce qui est arrivé. » Ainsi parlait Enver Pacha, tête du gouvernement Union et Progrès, autrement appelé « Jeune-Turc », en 1915.
C’est ainsi que fut accompli le premier génocide du siècle. C’est ainsi que disparurent de Constantinople, des villages d’Anatolie et des déserts de Syrie un million et demi d’Arméniens, hommes, femmes et enfants.
Il y eut la diaspora et quatre générations élevées dans la douleur depuis que ces faits terribles ont eu lieu.
En Mai 1998, l’Assemblée Nationale de Paris vota à l’unanimité une loi : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». Mais, au prétexte de diplomatie et en accord avec l’Elysée et Matignon, le Sénat a enterré la loi. C’est le commerce qui veut ça. Le Sénat enterre le crime d’il y a quatre vingt cinq ans. Les sénateurs sont des personnes âgées. Ils ne vont pas, en plus de tout le reste, porter sur leurs frêles épaules l’histoire des autres. Le Sénat n’est pas concerné par le crime contre l’humanité.
Le 24 Avril de l’an 2000, les Français arméniens et autres manifestaient en tenant des pancartes où étaient inscrits les noms de tous les sénateurs. Le nom de ceux qui avaient reconnu le premier génocide du siècle et le nom des autres, les négationnistes par intérêt. La République se voile la face.
Un journaliste allemand du nom d’Harry Stuemer choisit la Suisse pour raconter ce dont il avait été témoin, parce que chez lui, à cause de considérations diplomatiques, personne ne voulait l’entendre. « Dès le commencement les persécutions visaient aussi les femmes et les enfants et s’appliquaient sans aucune distinction à toute la population de plusieurs centaines de mille âmes des six vilayet orientaux, et se caractérisaient par de telles bestialités et de telles cruautés qu’on n’en peut donner aucun exemple dans toute l’histoire humaine, sauf peut-être les razzias de chasseurs d’esclaves africains et les persécutions néroniennes des chrétiens. ». Les télégrammes s’accumulaient dans les chancelleries. De quelque nation qu’ils émanent, ils décrivaient l’horreur. Les Allemands assuraient qu’il était indigne d’un gouvernement qui se voulait allié de l’Allemagne de poursuivre des desseins aussi atroces. Les Anglais affirmaient que la responsabilité personnelle du gigantesque crime retombait sans restriction sur les ministres en exercice et leur appareil d’exécution. Les récits sont innombrables du malheur qui s’abattit sur ceux qui étaient voués à la mort. « Ils furent mis en marche en divers convois à travers le désert sous prétexte de les y installer », rapportait une infirmière allemande. Deux Danoises de la Croix Rouge, parties à la recherche des déportés, confièrent ce qu’elles avaient vu et entendu dans les régions éloignées. « Le gendarme qui nous accompagnait raconta qu’il avait conduit un convoi de 3000 femmes et enfants de Mamakhatoun, près d’Erzeroum, jusqu’à Kémagh Boghazi. Tous sont morts, nous dit-il. –Mais pourquoi les faire d’abord souffrir de façon ineffable ; pourquoi ne pas les tuer de suite dans leurs villages ? demandâmes-nous. Réponse : c’est bien fait comme ça ; il faut qu’ils connaissent les misères. De plus, que ferions-nous des cadavres qui puent ? » L’ambassadeur américain fut reçu au plus haut niveau et s’entretint avec les chefs du gouvernement du Comité Union et Progrès, responsable de la situation. Avec un langage étudié, le diplomate essayait de toucher une fibre humanitaire. « Je crus politique d’émettre l’idée que le Ministère n’était sans doute pas coupable des massacres. – Je sais bien que le Cabinet n’aurait jamais donné de tels ordres, dis-je et on ne saurait vraiment vous blâmer, vous, Talaat et les autres membres du Cabinet ; vos subordonnés ont évidemment outrepassé la consigne. Je comprends d’ailleurs toute la difficulté de la tâche. Enver se redressa soudain. Je m’aperçus que ses remarques, loin de préparer le terrain pour une discussion paisible et amicale, n’avaient fait que l’offenser, car je venais de sous entendre que des événements pouvaient se produire en Turquie, dont lui et ses associés n’étaient pas responsables. – Vous vous trompez entièrement, me répondit-il, nous sommes les maîtres absolus de ce pays. Je n’ai nullement l’intention de rejeter le blâme sur nos subalternes et je suis tout disposé à assumer la responsabilité de tout ce qui est arrivé. » Ainsi parlait Enver Pacha, tête du gouvernement Union et Progrès, autrement appelé « Jeune-Turc », en 1915.
C’est ainsi que fut accompli le premier génocide du siècle. C’est ainsi que disparurent de Constantinople, des villages d’Anatolie et des déserts de Syrie un million et demi d’Arméniens, hommes, femmes et enfants.
Il y eut la diaspora et quatre générations élevées dans la douleur depuis que ces faits terribles ont eu lieu.
En Mai 1998, l’Assemblée Nationale de Paris vota à l’unanimité une loi : « La France reconnaît publiquement le génocide arménien de 1915 ». Mais, au prétexte de diplomatie et en accord avec l’Elysée et Matignon, le Sénat a enterré la loi. C’est le commerce qui veut ça. Le Sénat enterre le crime d’il y a quatre vingt cinq ans. Les sénateurs sont des personnes âgées. Ils ne vont pas, en plus de tout le reste, porter sur leurs frêles épaules l’histoire des autres. Le Sénat n’est pas concerné par le crime contre l’humanité.
Le 24 Avril de l’an 2000, les Français arméniens et autres manifestaient en tenant des pancartes où étaient inscrits les noms de tous les sénateurs. Le nom de ceux qui avaient reconnu le premier génocide du siècle et le nom des autres, les négationnistes par intérêt. La République se voile la face.