Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
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Quelle (anti)mondialisation ?
Millau, 30 juin et 1er juillet 2000. Tout y est. Le soleil, l’orage nocturne, la fête, la bêtise d’un réquisitoire et 100 000 personnes. Des paysans, des vrais, prenant le relais de leurs aînés qui, depuis quarante ans, creusaient un sillon, en récoltent aujourd’hui les fruits : une autre agriculture est possible pour bien nourrir les hommes, tout en sauvegardant les ressources rares et les paysages. Tout y était. Le sentiment de contribuer à la reconstruction de la démocratie. Des forums pleins à craquer. Des débats avec un leitmotiv qui est en train d’unifier les luttes planétaires : le monde n’est pas (ne doit pas être) une marchandise. Tout peut donc commencer. Et d’abord, la clarification des enjeux du combat contre la dite mondialisation.
Si l’on ne précise pas de quelle mondialisation il s’agit, cette notion n’a aucun sens ou, pire, elle est trompeuse. La mondialisation qui est à l’œuvre est celle du capitalisme qui s’est étendu à toute la planète et qui cherche maintenant à s’emparer de toutes les activités humaines qui lui échappent encore comme la santé et l’éducation, ainsi que du patrimoine universel, tel que le génome des espèces vivantes, dont le génome humain. Cette marchandisation du monde est ancienne puisque déjà Marx et Engels l’analysaient et la dénonçaient dans leur Manifeste communiste de 1848, mais elle connaît aujourd’hui une accélération sous l’égide de la puissance financière. Parler de mondialisation, sans autre précision, et de lutte contre celle-ci à propos des mobilisations populaires de Seattle à Millau est donc ambigu, car ce n’est pas un processus d’unification du monde autour de valeurs humaines fondamentales qui serait condamnable, au contraire. Ce qui est rejeté par la Confédération paysanne, ATTAC et beaucoup d’autres associations et syndicats, c’est que ce processus soit réalisé par et pour une seule finalité, le profit maximum, et qu’il se solde par des dégâts sociaux et écologiques considérables.
La controverse sur les bienfaits ou les méfaits des échanges internationaux est vaine si elle reste figée dans l’absolu. Les partisans du libre-échange s’appuient sur une démonstration de l’économiste anglais David Ricardo en 1817 : chaque pays a intérêt à se spécialiser dans les productions où il est, relativement aux autres pays, plus productif, et ensuite à procéder à un échange. La collectivité internationale entière y trouve avantage puisque, dans l’ensemble, du travail et des ressources sont économisés. La démonstration est imparable. Mais elle repose sur une hypothèse qui était vraie à l’époque mais qui ne l’est plus aujourd’hui : le travail et le capital étaient immobiles. C’est toujours largement vrai pour le travail, mais le capital a maintenant toute liberté pour se déplacer et il ne s’en prive pas. Il peut donc aller tirer parti de conditions salariales là où elles sont les plus avantageuses et empêcher que les bénéfices de l’échange se répartissent entre tous les participants comme le concluait Ricardo. Cette répartition équitable est impossible parce que la spéculation sur la variation des taux de change, que la libre circulation des capitaux et le régime des changes flottants facilitent, provoque la fixation de taux qui font s’écarter les prix des marchandises du niveau représentatif de leurs conditions de production. Et aussi et surtout parce que l’échange est inégal. Le paysan péruvien qui produit 1000 kg de blé par an est en concurrence avec l’agriculteur du Middle West qui a une productivité nette 100 fois supérieure. Le prix international du blé se fait sur la base de la productivité américaine et le paysan péruvien a son heure de travail payée 100 fois moins que celle de l’agriculteur américain subventionné puisque son sac de blé contient 100 fois plus de travail que celui de son concurrent.
Le libre-échange soi-disant porteur d’amélioration du bien-être pour l’humanité n’a donc plus de fondement théorique. Les libéraux invoquent alors l’histoire pour montrer que l’extension des échanges dans le monde engendre un supplément de croissance économique et qu’au contraire le protectionnisme est porteur de régression. Or, aucun lien de cause à effet ne peut être établi. Depuis la seconde guerre mondiale, extension des échanges et croissance sont allées de pair, mais sans qu’on puisse dire quel était, de ces deux phénomènes, celui qui était la cause de l’autre. Les pays européens ont démarré leur industrialisation au XIXe siècle en étant très protectionnistes et en imposant l’ouverture aux autres. Et, à l’inverse, le protectionnisme des années 30 est une réaction à la crise de 1929 et non une cause de celle-ci.
La théorie du libre-échange est devenue tellement obsolète que les partisans de celui-ci sont devenus en quelques années les chevaliers blancs de l’humanisme en versant des larmes de crocodiles sur les conditions de travail et de salaires imposées aux travailleurs des pays pauvres. Si on les écoutait, il faudrait interdire le dumping social de ces pays, comme si ce n’étaient pas les multinationales originaires de pays riches qui pratiquaient les bas salaires et embauchaient les enfants pour coudre les ballons de football. Mais alors, si une pénalité était imposée aux pays pauvres exportant des marchandises vers les pays riches, les premiers ne pourraient pas utiliser les seuls avantages comparatifs qui sont les leurs : des coûts salariaux plus faibles ou bien un écosystème où poussent facilement coca et pavot. La théorie du libre-échange, non seulement ne correspond pas au monde dans lequel nous sommes, mais est disqualifiée par les maîtres de la mondialisation capitaliste eux-mêmes qui ne veulent ni de la libre circulation des personnes
– sauf de celles qu’ils peuvent exploiter – ni de leurs produits.
Puisque le libre-échange absolu n’a pas de légitimité fondamentale, peut-on en déduire que l’autarcie en a une ? Il faudrait voir s’il y en a beaucoup parmi nous qui ne prennent jamais ni café, ni thé, ni chocolat, qui ne mangent jamais une orange, et qui n’allument jamais leur téléviseur ou leur ordinateur fabriqués en Asie. Le protectionnisme n’a donc lui non plus aucune légitimité absolue. Cela signifie que le libre-échange ne doit progresser qu’en proportion de la capacité que nous avons à faire en sorte qu’il ne détruise pas les sociétés, les cultures et les savoir-faire humains. A cet égard, la capacité pour chaque peuple de conserver une large autonomie alimentaire est essentielle. En retour, le protectionnisme n’est qu’un palliatif temporaire au manque de coopération et aux inégalités de puissance. Si le monde doit évoluer vers plus de liberté de circuler pour les marchandises et les capitaux, ce ne peut être qu’en subordonnant celle-ci à la liberté humaine et à la mise en place de règles de coopération et non pas de règles organisant la victoire des plus forts sur les plus faibles.
La coexistence dans le monde de paradis fiscaux et d’enfers sociaux n’est pas fortuite. En maintenant des immenses réservoirs de main d’œuvre dans les pays pauvres et en organisant la démolition sociale en guise de refondation dans les pays riches, les grandes firmes capitalistes, agissant dans un espace mondial, tentent de se donner des garanties pour pérenniser une exploitation fructueuse de la force de travail qui est, depuis belle lurette, une marchandise. De ce point de vue, il n’y a pas de nouvelle économie. Il revient aux « damnés de la terre » et aux citoyens du monde de l’inventer.
Si l’on ne précise pas de quelle mondialisation il s’agit, cette notion n’a aucun sens ou, pire, elle est trompeuse. La mondialisation qui est à l’œuvre est celle du capitalisme qui s’est étendu à toute la planète et qui cherche maintenant à s’emparer de toutes les activités humaines qui lui échappent encore comme la santé et l’éducation, ainsi que du patrimoine universel, tel que le génome des espèces vivantes, dont le génome humain. Cette marchandisation du monde est ancienne puisque déjà Marx et Engels l’analysaient et la dénonçaient dans leur Manifeste communiste de 1848, mais elle connaît aujourd’hui une accélération sous l’égide de la puissance financière. Parler de mondialisation, sans autre précision, et de lutte contre celle-ci à propos des mobilisations populaires de Seattle à Millau est donc ambigu, car ce n’est pas un processus d’unification du monde autour de valeurs humaines fondamentales qui serait condamnable, au contraire. Ce qui est rejeté par la Confédération paysanne, ATTAC et beaucoup d’autres associations et syndicats, c’est que ce processus soit réalisé par et pour une seule finalité, le profit maximum, et qu’il se solde par des dégâts sociaux et écologiques considérables.
La controverse sur les bienfaits ou les méfaits des échanges internationaux est vaine si elle reste figée dans l’absolu. Les partisans du libre-échange s’appuient sur une démonstration de l’économiste anglais David Ricardo en 1817 : chaque pays a intérêt à se spécialiser dans les productions où il est, relativement aux autres pays, plus productif, et ensuite à procéder à un échange. La collectivité internationale entière y trouve avantage puisque, dans l’ensemble, du travail et des ressources sont économisés. La démonstration est imparable. Mais elle repose sur une hypothèse qui était vraie à l’époque mais qui ne l’est plus aujourd’hui : le travail et le capital étaient immobiles. C’est toujours largement vrai pour le travail, mais le capital a maintenant toute liberté pour se déplacer et il ne s’en prive pas. Il peut donc aller tirer parti de conditions salariales là où elles sont les plus avantageuses et empêcher que les bénéfices de l’échange se répartissent entre tous les participants comme le concluait Ricardo. Cette répartition équitable est impossible parce que la spéculation sur la variation des taux de change, que la libre circulation des capitaux et le régime des changes flottants facilitent, provoque la fixation de taux qui font s’écarter les prix des marchandises du niveau représentatif de leurs conditions de production. Et aussi et surtout parce que l’échange est inégal. Le paysan péruvien qui produit 1000 kg de blé par an est en concurrence avec l’agriculteur du Middle West qui a une productivité nette 100 fois supérieure. Le prix international du blé se fait sur la base de la productivité américaine et le paysan péruvien a son heure de travail payée 100 fois moins que celle de l’agriculteur américain subventionné puisque son sac de blé contient 100 fois plus de travail que celui de son concurrent.
Le libre-échange soi-disant porteur d’amélioration du bien-être pour l’humanité n’a donc plus de fondement théorique. Les libéraux invoquent alors l’histoire pour montrer que l’extension des échanges dans le monde engendre un supplément de croissance économique et qu’au contraire le protectionnisme est porteur de régression. Or, aucun lien de cause à effet ne peut être établi. Depuis la seconde guerre mondiale, extension des échanges et croissance sont allées de pair, mais sans qu’on puisse dire quel était, de ces deux phénomènes, celui qui était la cause de l’autre. Les pays européens ont démarré leur industrialisation au XIXe siècle en étant très protectionnistes et en imposant l’ouverture aux autres. Et, à l’inverse, le protectionnisme des années 30 est une réaction à la crise de 1929 et non une cause de celle-ci.
La théorie du libre-échange est devenue tellement obsolète que les partisans de celui-ci sont devenus en quelques années les chevaliers blancs de l’humanisme en versant des larmes de crocodiles sur les conditions de travail et de salaires imposées aux travailleurs des pays pauvres. Si on les écoutait, il faudrait interdire le dumping social de ces pays, comme si ce n’étaient pas les multinationales originaires de pays riches qui pratiquaient les bas salaires et embauchaient les enfants pour coudre les ballons de football. Mais alors, si une pénalité était imposée aux pays pauvres exportant des marchandises vers les pays riches, les premiers ne pourraient pas utiliser les seuls avantages comparatifs qui sont les leurs : des coûts salariaux plus faibles ou bien un écosystème où poussent facilement coca et pavot. La théorie du libre-échange, non seulement ne correspond pas au monde dans lequel nous sommes, mais est disqualifiée par les maîtres de la mondialisation capitaliste eux-mêmes qui ne veulent ni de la libre circulation des personnes
– sauf de celles qu’ils peuvent exploiter – ni de leurs produits.
Puisque le libre-échange absolu n’a pas de légitimité fondamentale, peut-on en déduire que l’autarcie en a une ? Il faudrait voir s’il y en a beaucoup parmi nous qui ne prennent jamais ni café, ni thé, ni chocolat, qui ne mangent jamais une orange, et qui n’allument jamais leur téléviseur ou leur ordinateur fabriqués en Asie. Le protectionnisme n’a donc lui non plus aucune légitimité absolue. Cela signifie que le libre-échange ne doit progresser qu’en proportion de la capacité que nous avons à faire en sorte qu’il ne détruise pas les sociétés, les cultures et les savoir-faire humains. A cet égard, la capacité pour chaque peuple de conserver une large autonomie alimentaire est essentielle. En retour, le protectionnisme n’est qu’un palliatif temporaire au manque de coopération et aux inégalités de puissance. Si le monde doit évoluer vers plus de liberté de circuler pour les marchandises et les capitaux, ce ne peut être qu’en subordonnant celle-ci à la liberté humaine et à la mise en place de règles de coopération et non pas de règles organisant la victoire des plus forts sur les plus faibles.
La coexistence dans le monde de paradis fiscaux et d’enfers sociaux n’est pas fortuite. En maintenant des immenses réservoirs de main d’œuvre dans les pays pauvres et en organisant la démolition sociale en guise de refondation dans les pays riches, les grandes firmes capitalistes, agissant dans un espace mondial, tentent de se donner des garanties pour pérenniser une exploitation fructueuse de la force de travail qui est, depuis belle lurette, une marchandise. De ce point de vue, il n’y a pas de nouvelle économie. Il revient aux « damnés de la terre » et aux citoyens du monde de l’inventer.
* Ces chiffres sont donnés par M. Dufumier, « Les agricultures paysannes dans le monde », Actes du Colloque L’agriculture paysanne en marche de la FADEAR-Confédération paysanne, 7 et 8 décembre 1998, p. 21-29.