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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
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Les travailleurs peuvent-ils gérer le capital ?




Après des mois de propagande grossière martelant que, dans l’avenir, les actifs ne pourraient plus payer les retraites à leurs aînés (voir La bourse ou la vie dans le Passant n° 22), et qu’il fallait donc mettre en place des fonds de pension, les chantres de la capitalisation ont peaufiné leur discours. Les fonds d’épargne salariale, l’actionnariat salarié, voire les stocks-options pour tous, sont devenus des thèmes à la mode, pendant que le MEDEF réserve, dans le cadre de sa « refondation sociale », un mauvais sort aux salariés et en premier lieu aux chômeurs avec la bénédiction des syndicats béni-oui-oui ou faux-culs. Certains beaux esprits affirment maintenant que les salariés doivent, en accédant à la petite propriété capitaliste via leur épargne placée dans leur entreprise, participer à la gestion du capital, de leur capital.

L’économiste Michel Aglietta, ex-théoricien flirtant avec le marxisme mâtiné de keynésianisme, reconverti dans l’apologie de la finance régulée, prône un capitalisme patrimonial dans lequel les salariés seraient rémunérés de moins en moins en salaires et de plus en plus en actions porteuses de dividendes. Son collègue Alain Lipietz, ex-théoricien marxiste de premier plan, reconverti aux îlots d’économie solidaire dans un océan capitaliste et aux vertus du marché pour gérer les droits de polluer, soutient que les syndicats doivent gérer l’épargne des salariés*.



Prendre le pouvoir ?

Quels sont leurs arguments ? La régulation du capitalisme par l’Etat a vécu. L’Etat-providence s’essouffle. Comme il ne faut plus espérer reconquérir la propriété des entreprises en expropriant les capitalistes, devenons tous des capitalistes. Mais comment n’y avait-on pas pensé avant ? Marx, enfin surpassé ; merci Aglietta, merci Lipietz ! La propriété collective ? Terminée, rangée au musée de l’histoire sociale. Place à la propriété individuelle généralisée. Certes, chaque salarié a en moyenne une épargne modeste, mais, les petits ruisseaux faisant les grandes rivières, « jamais le capitalisme n’a jamais autant dépendu de l’argent mis à sa disposition par le salariat » nous dit Lipietz. Puisque les actionnaires ont repris aux managers les rênes du pouvoir dans l’entreprise, il n’y a pas de raison que les salariés ne se glissent pas parmi eux. Ceux qui ne comprendraient pas que le moment est venu de s’immiscer dans la gestion du capitalisme, au besoin en l’obligeant à effectuer des investissements « éthiques », retarderaient d’un siècle. Voilà pour la théorie. La preuve pratique aurait été donnée par les 9% de salariés-actionnaires de la Société Générale ayant bloqué l’offre publique d’achat tentée par la BNP en 1999.



Ou perdre son identité ?

Etions-nous aveuglés par nos vieilles conceptions de gauche pour ne pas voir toutes ces évidences de droite ?

Si les syndicats se mettent à gérer de l’argent, qui remplira les tâches revendicatives ? Qui tranchera – et dans quel sens – le dilemme augmenter les dividendes et sacrifier l’emploi ou bien diminuer les dividendes et réduire le temps de travail pour embaucher ? A voir le peu de cas qu’elle fait des chômeurs, si c’est Nicole Notat qui décide, on peut craindre le pire.

Une poignée de salariés-actionnaires a empêché l’OPA d’une banque sur une autre qui elle-même en convoitait une troisième. Et alors, où est le bien ? Les salariés devraient-ils passer leur temps à arbitrer entre deux ogres ?

Les salariés pourraient-ils se faire les champions des placements éthiques ? C’est supposer a priori une nature humaine du bon salarié meilleure que celle de l’affreux capitaliste. Comme si l’exigence éthique était inscrite dans les gênes des uns et pas dans ceux des autres. Vous avez tout faux, valeureux Lipietz : l’absence de valeurs éthiques présidant aux choix capitalistes n’est pas inscrite dans des gênes mais dans la logique d’un système tourné vers l’accumulation du capital. Si certains salariés deviennent capitalistes, ils agiront en capitalistes. De plus, un « placement éthique » est un non-sens. Parce que, aussi minimes soient le taux d’intérêt ou le dividende perçus, ceux-ci représentent toujours un prélèvement sur la valeur produite par le travail que met en œuvre le capital, que celui-ci soit investi dans un secteur propre ou mafieux. Si le taux d’intérêt ou le dividende sont nuls, l’éthique est retrouvée mais ce n’est plus un placement.

Le rêve des économistes qui tombent en pâmoison devant les mirages de la capitalisation est de voir tout le monde devenir capitaliste. Eh, oh, les pâmés, les paumés, êtes-vous capables de comprendre que si le monde entier est devenu capitaliste, tout le monde ne peut pas être un capitaliste ? Et que si la production augmente de 3% par an, tous les revenus individuels ne peuvent pas s’accroître simultanément de plus de 3% ? Et qu’à l’époque de la mondialisation du capital, les revenus des capitalistes n’y parviennent que parce qu’il existe des salariés, surtout dans les pays pauvres, payés au lance-pierre ? Et que si certains vivent de la rente financière, d’autres doivent la produire ? Et que si les actionnaires ont repris du pouvoir dans les conseils d’administration pour faire croître leurs dividendes et les cours boursiers, c’est parce que les salariés ont perdu leur capacité de négociation à cause du chômage ? Et que la victoire des uns est toujours la défaite des autres ?



Le trou noir

des faux économistes

Les meilleurs esprits s’abusent et nous abusent parce qu’ils ignorent ou ont oublié le b-a-ba de l’économie politique et de la critique qu’en avait faite Marx. Ils croient que le capital est capable d’engendrer de la valeur et qu’il est donc légitime que les propriétaires de ce capital soient rémunérés. Or, seule la force de travail crée de la valeur nouvelle dont le capital s’arroge le droit de s’en approprier une part. Parce qu’ils n’ont pas de théorie de la valeur, ces faux économistes reprennent le lieu commun qui fait du capital une entité féconde alors qu’il n’est qu’une chose morte. Le capital, c’est Terminator en lui-même : il est stérile. Quand la productivité du travail augmente grâce à des machines de plus en plus perfectionnées, la richesse physique s’accroît mais la valeur unitaire de cette richesse diminue.

Les travailleurs ont maintes fois prouvé dans l’histoire qu’ils étaient capables de gérer la production et la société (Commune de Paris, autogestion pendant la République espagnole, Lip en 1973, mineurs gallois de Tower de Aberdare, etc.). Mais contrôler le capital physique accumulé en équipements n’a rien à voir avec une appropriation du capital-argent pour en faire une source supplémentaire d’enrichissement personnel. L’épargne des salariés doit être mutualisée mais non capitalisée. Qui trouve à redire que les 2000 milliards de francs de cotisations sociales versées annuellement par les salariés pour la santé et les retraites ne rapportent pas d’intérêts ? Les compagnies d’assurances, qui revendiquent la privatisation de la Sécu. La victoire sociale du XXe siècle fut d’obtenir la protection sociale par la mutualisation d’une partie du revenu. La bataille sociale du XXIe siècle sera d’arracher la mutualisation de l’investissement financé par l’épargne collective. Il ne s’agira pas alors de faire aimer la Bourse mais la vie, car on ne gère pas le capital en tant que rapport social quand on cherche à l’abolir.

A suivre…



Bertrand Larsabal

* M. Aglietta, Note de la Fondation St Simon, novembre 1998. A. Lipietz, Politis, 2 décembre 1999 et 1er juin 2000.

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