Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
© Passant n°30 [août 2000 - septembre 2000]
par Serge Chaumier
Imprimer l'articleLes Pièges de l’exclusivité
Le plaisir, il faut vraiment le couper pour que ça existe ? Seulement, si c’est doublé quand on est deux, alors ça doit être triplé quand on est trois, quadruplé quand on est quatre, centuplé quand on est cent, non ? On a le droit d’être cent pour partager ?
Tony Duvert
Une idée de sens commun, étayée par nombreux discours émanant de la presse du cœur et de la vulgarisation psychologique, assure que l’amour est l’affaire de deux personnes. Roland Barthes riait déjà dans Fragment d’un discours amoureux de cet enfermement merveilleux dans le rêve d’un Nous deux autosuffisant. La culture de l’amour occidental, dominé par le parangon de l’amour romantique, a forgé cette conception en apparence inaliénable. Freud lui-même affirmait que l’amour sexuel se suffisait de deux personnes et s’arrêtait là. Sans doute n’avait-il pas assez regardé d’estampes érotiques asiatiques. Parce que conçu comme dual, l’amour apparaît comme une union asociale : elle divise le groupe en couple et sem-ble y limiter le projet amoureux. La société se verrait du moins me-nacée, en tous les cas fortement restreinte si cela était vrai. L’ex-amen des rapports amoureux ne cesse pourtant de nous démontrer le contraire. Ainsi l’histoire de l’amour est toujours une histoire du rapport à l’altérité. René Girard a montré que le désir n’existe pas sans l’intervention, au moins fantasmatique, du tiers. Je te désire parce qu’il te désire. Il n’y a pas d’histoire quand l’histoire se résume à vivre à deux. Les récits littéraires comme les scénarios de films sont là pour le prouver : il n’y a rien à en dire car il ne se passe rien. Pour que l’aventure survienne, que l’exotisme apparaisse, cela nécessite un accident, c’est-à-dire l’imprévu.
On tombe du reste amoureux de cette façon : quand on rencontre l’inconnu et qu’on l’apprivoise. Alberoni a su montré que l’on ne reste pas amoureux, tout au mieux développe-t-on des tendresses et des complicités avec les années. L’amour se transforme inéluctablement en amitié sexuelle. Pour que l’emportement amoureux survive, il sollicite les remous des rencontres non prévisibles. Les lois de la thermodynamique suffisent d’ailleurs à rappeler que tout système clos évolue inéluctablement vers la dégradation d’énergie. Contre cela, le tiers est indispensable car il vient régénérer et revivifier les sentiments. Hélas, toute la culture occidentale de l’amour repose sur la croyance d’un amour dual éternel. Sorte d’illusion ou d’idéologie qui emprisonne encore les catégories mentales de nos contemporains. Les représentations sociales et les injonctions nous prescrivent sans cesse le couple comme seule morale possible. L’emprise religieuse a persuadé au cours des siècles les femmes que l’amour était leur chance, assimilant l’affection à leur destin, les emprisonnant ainsi plus que jamais dans des rêves de libération par l’amour que le romantisme a consacré. Les libertins n’ont pas eu raison de cette errance de la raison en confondant trop la jouissance sexuelle captative avec l’affirmation de soi, jetant ainsi le discrédit sur les promesses d’une égalité possible entre les sexes. Pourtant Choderlos de Laclos, ou Fourier avaient montré le chemin pour réconcilier le sentiment amoureux avec la logique. Mais les messages contradictoires hérités de traditions antagonistes sont parvenus à emmêler tout à fait les fils, et pour la plupart d’entre nous, nous nous retrouvons avec un vécu affectif qui ressemble à un paquet de nœud. Nous voulons tout et son contraire.
À confondre fidélité et exclusivité, le piège s’est refermé au point d’engendrer la crise de la conjugalité actuelle, avec son lot de divorces et de séparations, de désillusions et de souffrances. Puisqu’on ne parvient pas à s’aimer comme au premier jour jusqu’au dernier, amoureusement enlacés et que l’adoration finit dans l’autodévoration, il ne reste qu’à se séparer. Et de recommencer éternellement la même chanson. Une histoire de fidélité temporaire, limitée dans le temps, avec des partenaires successifs mais à chaque fois exclusifs. Solution envisageable si elle n’entraînait à chaque fois un peu plus d’amertume et de cynisme. Il est difficile de croire à répétition à l’histoire du prince et de la princesse. Peut-être faudrait-il mieux changer de refrain ? Inventer une nouvelle histoire où les autres aient leur place ? L’invention est certes compliquée, mais les façons de vivre l’amour ne sont naturelles qu’en apparence. D’autres vécus existent ou ont existé ailleurs dans le temps et dans l’espace. Plutôt que de revoir et de relire mille fois les mêmes récits de promesse de fidélité et de cocuage, plutôt que de tenter de vivre toujours les mêmes rêves, pourquoi ne pas imaginer autre chose ? L’amour est une voie pour vivre l’utopie, et c’est peut-être même une forme d’engagement politique pour concevoir une autre forme de quotidien.
Il semblerait qu’un certain nombre de nos concitoyens se soient engagé peu ou prou dans cette voie, et que de nouvelles formes sociales, moins contraignantes, plus innovantes, soient en train d’émerger. Une forme de relation amoureuse qui ménage une place, aussi différente soit-elle, pour le tiers. Ainsi les amants et les amantes sortent des placards où les avait relégués l’histoire. Il arrive même qu’ils tombent amoureux les uns des autres. Sans en avoir nécessairement conscience, sans démarche militante, les nouveaux couples sont souvent des couples fissionnels : ils ne s’imaginent plus comme autosuffisant et chacun dans le couple se permet et permet à son conjoint d’aller pour un temps vivre sans lui. L’enjeu n’est pas nécessairement ou exclusivement sexuel, l’amitié, la tendresse, l’affectivité, l’émotion retrouvent droit de cité. L’escapade sexuelle n’est plus la seule forme sur laquelle l’autre ferme éventuellement les yeux temporairement. Pour l’occasion, les définitions de la sexualité et de l’amour sont revisitées en même temps que celle du couple. Le nouveau contrat suppose de renoncer à une nostalgie archaïque de fusion et d’échanger la passion pour la communion. Il s’agit non de s’oublier furieusement en l’autre mais de retrouver ensemble de manière limitée un espace de sens et de création. Le partage de tous les instants de sa vie avec son conjoint(e) n’est plus obligatoire. Il devient possible de vivre sans l’autre sans pour autant vivre à ses dépens. Ainsi découvre t-on par la même occasion une égalité enfin possible entre les partenaires, c’est-à-dire parfois aussi entre les sexes. Au rapport amoureux romantique, qui masquait le plus souvent un rapport de domination, succède une multiplicité de formes. Ces nouvelles relations sont plurielles, changeantes, elles inventent à leur façon un nouvel art d’aimer.
Tony Duvert
Une idée de sens commun, étayée par nombreux discours émanant de la presse du cœur et de la vulgarisation psychologique, assure que l’amour est l’affaire de deux personnes. Roland Barthes riait déjà dans Fragment d’un discours amoureux de cet enfermement merveilleux dans le rêve d’un Nous deux autosuffisant. La culture de l’amour occidental, dominé par le parangon de l’amour romantique, a forgé cette conception en apparence inaliénable. Freud lui-même affirmait que l’amour sexuel se suffisait de deux personnes et s’arrêtait là. Sans doute n’avait-il pas assez regardé d’estampes érotiques asiatiques. Parce que conçu comme dual, l’amour apparaît comme une union asociale : elle divise le groupe en couple et sem-ble y limiter le projet amoureux. La société se verrait du moins me-nacée, en tous les cas fortement restreinte si cela était vrai. L’ex-amen des rapports amoureux ne cesse pourtant de nous démontrer le contraire. Ainsi l’histoire de l’amour est toujours une histoire du rapport à l’altérité. René Girard a montré que le désir n’existe pas sans l’intervention, au moins fantasmatique, du tiers. Je te désire parce qu’il te désire. Il n’y a pas d’histoire quand l’histoire se résume à vivre à deux. Les récits littéraires comme les scénarios de films sont là pour le prouver : il n’y a rien à en dire car il ne se passe rien. Pour que l’aventure survienne, que l’exotisme apparaisse, cela nécessite un accident, c’est-à-dire l’imprévu.
On tombe du reste amoureux de cette façon : quand on rencontre l’inconnu et qu’on l’apprivoise. Alberoni a su montré que l’on ne reste pas amoureux, tout au mieux développe-t-on des tendresses et des complicités avec les années. L’amour se transforme inéluctablement en amitié sexuelle. Pour que l’emportement amoureux survive, il sollicite les remous des rencontres non prévisibles. Les lois de la thermodynamique suffisent d’ailleurs à rappeler que tout système clos évolue inéluctablement vers la dégradation d’énergie. Contre cela, le tiers est indispensable car il vient régénérer et revivifier les sentiments. Hélas, toute la culture occidentale de l’amour repose sur la croyance d’un amour dual éternel. Sorte d’illusion ou d’idéologie qui emprisonne encore les catégories mentales de nos contemporains. Les représentations sociales et les injonctions nous prescrivent sans cesse le couple comme seule morale possible. L’emprise religieuse a persuadé au cours des siècles les femmes que l’amour était leur chance, assimilant l’affection à leur destin, les emprisonnant ainsi plus que jamais dans des rêves de libération par l’amour que le romantisme a consacré. Les libertins n’ont pas eu raison de cette errance de la raison en confondant trop la jouissance sexuelle captative avec l’affirmation de soi, jetant ainsi le discrédit sur les promesses d’une égalité possible entre les sexes. Pourtant Choderlos de Laclos, ou Fourier avaient montré le chemin pour réconcilier le sentiment amoureux avec la logique. Mais les messages contradictoires hérités de traditions antagonistes sont parvenus à emmêler tout à fait les fils, et pour la plupart d’entre nous, nous nous retrouvons avec un vécu affectif qui ressemble à un paquet de nœud. Nous voulons tout et son contraire.
À confondre fidélité et exclusivité, le piège s’est refermé au point d’engendrer la crise de la conjugalité actuelle, avec son lot de divorces et de séparations, de désillusions et de souffrances. Puisqu’on ne parvient pas à s’aimer comme au premier jour jusqu’au dernier, amoureusement enlacés et que l’adoration finit dans l’autodévoration, il ne reste qu’à se séparer. Et de recommencer éternellement la même chanson. Une histoire de fidélité temporaire, limitée dans le temps, avec des partenaires successifs mais à chaque fois exclusifs. Solution envisageable si elle n’entraînait à chaque fois un peu plus d’amertume et de cynisme. Il est difficile de croire à répétition à l’histoire du prince et de la princesse. Peut-être faudrait-il mieux changer de refrain ? Inventer une nouvelle histoire où les autres aient leur place ? L’invention est certes compliquée, mais les façons de vivre l’amour ne sont naturelles qu’en apparence. D’autres vécus existent ou ont existé ailleurs dans le temps et dans l’espace. Plutôt que de revoir et de relire mille fois les mêmes récits de promesse de fidélité et de cocuage, plutôt que de tenter de vivre toujours les mêmes rêves, pourquoi ne pas imaginer autre chose ? L’amour est une voie pour vivre l’utopie, et c’est peut-être même une forme d’engagement politique pour concevoir une autre forme de quotidien.
Il semblerait qu’un certain nombre de nos concitoyens se soient engagé peu ou prou dans cette voie, et que de nouvelles formes sociales, moins contraignantes, plus innovantes, soient en train d’émerger. Une forme de relation amoureuse qui ménage une place, aussi différente soit-elle, pour le tiers. Ainsi les amants et les amantes sortent des placards où les avait relégués l’histoire. Il arrive même qu’ils tombent amoureux les uns des autres. Sans en avoir nécessairement conscience, sans démarche militante, les nouveaux couples sont souvent des couples fissionnels : ils ne s’imaginent plus comme autosuffisant et chacun dans le couple se permet et permet à son conjoint d’aller pour un temps vivre sans lui. L’enjeu n’est pas nécessairement ou exclusivement sexuel, l’amitié, la tendresse, l’affectivité, l’émotion retrouvent droit de cité. L’escapade sexuelle n’est plus la seule forme sur laquelle l’autre ferme éventuellement les yeux temporairement. Pour l’occasion, les définitions de la sexualité et de l’amour sont revisitées en même temps que celle du couple. Le nouveau contrat suppose de renoncer à une nostalgie archaïque de fusion et d’échanger la passion pour la communion. Il s’agit non de s’oublier furieusement en l’autre mais de retrouver ensemble de manière limitée un espace de sens et de création. Le partage de tous les instants de sa vie avec son conjoint(e) n’est plus obligatoire. Il devient possible de vivre sans l’autre sans pour autant vivre à ses dépens. Ainsi découvre t-on par la même occasion une égalité enfin possible entre les partenaires, c’est-à-dire parfois aussi entre les sexes. Au rapport amoureux romantique, qui masquait le plus souvent un rapport de domination, succède une multiplicité de formes. Ces nouvelles relations sont plurielles, changeantes, elles inventent à leur façon un nouvel art d’aimer.
Sociologue, maître de conférence à l’Université de Bourgogne, auteur de La Déliaison amoureuse. De la fusion romantique au désir d’indépendance, Armand Colin, 1999.
Quelques références :
Francesco Alberoni, Le Choc amoureux, Ramsay, 1981.
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977.
Tony Duvert, Le Bon sexe illustré, Minuit, 1974.
Charles Fourier, Le Nouveau monde amoureux, Stock, 1999.
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961.
Michel Onfray, Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire, Grasset, 2000.
Quelques références :
Francesco Alberoni, Le Choc amoureux, Ramsay, 1981.
Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, Seuil, 1977.
Tony Duvert, Le Bon sexe illustré, Minuit, 1974.
Charles Fourier, Le Nouveau monde amoureux, Stock, 1999.
René Girard, Mensonge romantique et vérité romanesque, Grasset, 1961.
Michel Onfray, Théorie du corps amoureux. Pour une érotique solaire, Grasset, 2000.