Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
par Cédric Jaburek
Imprimer l'articleLe FMI et les braves soldats
Le 26 septembre 2000, Prague a vu s'ouvrir le congrès annuel de la Banque mondiale (BM) et du Fond monétaire international, rassemblant des gouverneurs de banques et des ministres de 182 pays. L’atmosphère était tendue. Le gouvernement tchèque a employé les grands moyens pour protéger les banquiers : 11 000 policiers et une propagande médiatique digne de l’époque du parti unique qui dictait à l’ensemble de la population ce qu’elle devait penser. Ainsi, toute l’attention était portée sur les opposants venus du monde entier, que l’on nomme, avec une méchante ironie, les « antiglobalisateurs ». Vers 13 h, alors que commençaient les premiers affrontements, le Premier ministre a préféré afficher le calme et ignorer des troubles sans importance à ses yeux. Badin, il plaisante sur les manifestants : « Il y a beaucoup d’auberges a Prague, ils sont en train de dormir tranquillement ». Le soir même, des renforts policiers sont appelés de tout le pays, la ville est paralysée et le banquet pour les congressistes à l’Opéra est annulé. Les congressistes fuient massivement Prague et le président de la BM annonce la clôture du sommet un jour en avance. La police, furieuse d’avoir subi un échec, arrête dans les rues plusieurs centaines de militants et, à l’abri des regards, se venge : on parle de tortures, d’humiliations, de journées sans nourriture, etc. Les médias tchèques ne s’intéressent plus aux témoignages des militants emprisonnés - au contraire, ils applaudissent la police.
Prague assimile bien ses leçons
Dix ans et quelques mois avant, la Tchécoslovaquie se débarrassait officiellement de la mainmise sur le pays du Parti post-stalinien. Trente ans de silence et de résignation pour une génération profondément traumatisée venait de s’écouler. La dernière fois où le peuple avait résisté pour exprimer son désir de liberté, le 21 août 1969, son désir avait été noyé dans le sang, non pas par les occupants, mais par ceux qui avaient trahi. Trente ans après, ce sentiment d’avoir trahi, d’avoir collaboré, pèse sur tous les habitants. Vaclav Havel, dissident promu président, lance une politique de réconciliation et de pardon. On change tous les postes à responsabilités politiques et on remplace, avec l’aide de conseillers occidentaux adulés, l’idéologie marxiste par l’ultra-libéralisme. On oublie que le pouvoir réel se situait aussi en dehors des institutions : tous les hauts cadres des grosses entreprises, bref, tout le secteur économique reste inchangé. Forts de leurs comptes en Suisse et des anciens réseaux, les premiers à profiter du capitalisme sont précisément ceux-là. Très rapidement l’ancienne élite économique pactise avec la nouvelle élite politique.
La vision du marché omnipotent, du libéralisme qui résout tous les problèmes, est, certes, belle, mais le libre-commerce n’est vraiment possible que s’il n’a aucune contrainte. Pour éloigner les esprits critiques et éradiquer toute initiative visant une alternative, une « troisième voie », il suffit d’encourager un anticommunisme primaire qui rend l’existence même d’un syndicat suspecte. Et d’engendrer une nouvelle espèce : le consommateur.
Dès le départ, la République tchèque avait de bons atouts : une infrastructure développée et une industrie de haut niveau, des travailleurs qualifiés, une main d’œuvre bon marché et une stabilité politique que ne connaissent pas les autres pays de l’ex-bloc soviétique (le parti héritier du P.C. d’avant 89 est, dès le début très minoritaire, et il adopte d’une manière détournée le discours libéral : son rôle consistait à protéger les anciennes élites).
Depuis peu d’années, à la lumière de nombreux scandales politico-financiers et un chômage en progression - surtout en province - la critique, possible grâce aux institutions démocratiques, devient trop dangereuse. La classe politique se protège (v. le « contrat de l’opposition » écartant du pouvoir politique tous les petits partis, créant de facto un système de deux partis au même discours, au même programme).
Tolérants et passifs
Pour le gouvernement tchèque, organiser le sommet annuel du FMI/Banque mondiale, l’enjeu était grand. Conscient du poids de ces institutions, il s’agissait de donner la meilleure image du pays aux banquiers pour attirer un maximum d’investisseurs étrangers dans le pays. Faire oublier l’exode des Roms, la centrale nucléaire Temelin, la position ambiguë des politiciens lors du bombardement de Belgrad, etc.
Il fallait aussi avoir l’opinion public de son côté. Les médias, dans leur grande majorité, ont repris la même chanson que les hommes politiques. Résultat: paniqués, les Pragois quittaient la ville et les magasins, protégés par des palissades en bois, étaient fermés. La mairie a distribué dans les boîtes aux lettres des tracts avec des recommandations pour ceux qui seraient restés. On peut y lire, entre autres : « Si quelqu’un dans la rue essaie de vous convaincre de sa vérité, mettez-vous dans le rôle d’un passant tolérant et passif ». En somme, soyez de braves soldats.
Le pouvoir public s’est appliqué à distinguer les « gens honnêtes » des « anarchistes » et des « criminels » qui viendront manifester. Plusieurs centaines de militants avaient été refoulés à la frontière parce qu’ils figuraient sur des listes fournies par le FBI. A la suite des violences commises sur les policiers et sur quelques vitrines dans le centre de Prague par des militants radicaux, la police, frustrée par la présence des journalistes, avait besoin d’avoir les mains libres. Elle se met à arrêter massivement les manifestants, isolés en petits groupes, tandis qu’à la radio, un citoyen courroucé se dit prêt à aller aider « nos garçons » les policiers pour « casser la gueule à ces salopards ».
Les mêmes méthodes qu’avant, avec encore plus de moyens techniques : la propagande et la répression. Or un régime qui a besoin d’une telle protection, c’est un régime qui se sent menacé. Le FMI, la Banque mondiale ont peur. Les derniers rapports internes donnent raison aux critiques et les banquiers essayent de sauver les meubles. Ils sont prêts à se muter en organisation mondiale de charité - ne nous expliquent-ils pas qu’ils sont là pour aider les pauvres ? Leurs places leur sont chères.
Le président de la BM, John Wolfesohn avait laissé échapper: « S’il n’y avait pas la Banque Mondiale, il faudrait l’inventer… ». Nous pouvons être contents, d’une certaine manière, d’avoir contre nous encore des vrais flics en chair et en os, des vrais banquiers avec un nom, un visage. S’ils acceptent toute cette parade, c’est qu’ils ont encore besoin de nous : tant que nous restons des acteurs engagés.
Qu’on se le dise : 15 000 manifestants n’auraient pas pu inquiéter les puissants s’il ne s’agissait pas de militants déterminés, s’il n’y avait pas eu volonté, dès le début, de s’opposer aux barrages policiers, de bloquer les congressistes dans leur forteresse, de perturber au maximum le sommet. Et dans le même temps, des millions de personnes « tolérantes et passives » laissent décider une minorité ultra-riche de leur propre destin, sans le savoir.
Prague assimile bien ses leçons
Dix ans et quelques mois avant, la Tchécoslovaquie se débarrassait officiellement de la mainmise sur le pays du Parti post-stalinien. Trente ans de silence et de résignation pour une génération profondément traumatisée venait de s’écouler. La dernière fois où le peuple avait résisté pour exprimer son désir de liberté, le 21 août 1969, son désir avait été noyé dans le sang, non pas par les occupants, mais par ceux qui avaient trahi. Trente ans après, ce sentiment d’avoir trahi, d’avoir collaboré, pèse sur tous les habitants. Vaclav Havel, dissident promu président, lance une politique de réconciliation et de pardon. On change tous les postes à responsabilités politiques et on remplace, avec l’aide de conseillers occidentaux adulés, l’idéologie marxiste par l’ultra-libéralisme. On oublie que le pouvoir réel se situait aussi en dehors des institutions : tous les hauts cadres des grosses entreprises, bref, tout le secteur économique reste inchangé. Forts de leurs comptes en Suisse et des anciens réseaux, les premiers à profiter du capitalisme sont précisément ceux-là. Très rapidement l’ancienne élite économique pactise avec la nouvelle élite politique.
La vision du marché omnipotent, du libéralisme qui résout tous les problèmes, est, certes, belle, mais le libre-commerce n’est vraiment possible que s’il n’a aucune contrainte. Pour éloigner les esprits critiques et éradiquer toute initiative visant une alternative, une « troisième voie », il suffit d’encourager un anticommunisme primaire qui rend l’existence même d’un syndicat suspecte. Et d’engendrer une nouvelle espèce : le consommateur.
Dès le départ, la République tchèque avait de bons atouts : une infrastructure développée et une industrie de haut niveau, des travailleurs qualifiés, une main d’œuvre bon marché et une stabilité politique que ne connaissent pas les autres pays de l’ex-bloc soviétique (le parti héritier du P.C. d’avant 89 est, dès le début très minoritaire, et il adopte d’une manière détournée le discours libéral : son rôle consistait à protéger les anciennes élites).
Depuis peu d’années, à la lumière de nombreux scandales politico-financiers et un chômage en progression - surtout en province - la critique, possible grâce aux institutions démocratiques, devient trop dangereuse. La classe politique se protège (v. le « contrat de l’opposition » écartant du pouvoir politique tous les petits partis, créant de facto un système de deux partis au même discours, au même programme).
Tolérants et passifs
Pour le gouvernement tchèque, organiser le sommet annuel du FMI/Banque mondiale, l’enjeu était grand. Conscient du poids de ces institutions, il s’agissait de donner la meilleure image du pays aux banquiers pour attirer un maximum d’investisseurs étrangers dans le pays. Faire oublier l’exode des Roms, la centrale nucléaire Temelin, la position ambiguë des politiciens lors du bombardement de Belgrad, etc.
Il fallait aussi avoir l’opinion public de son côté. Les médias, dans leur grande majorité, ont repris la même chanson que les hommes politiques. Résultat: paniqués, les Pragois quittaient la ville et les magasins, protégés par des palissades en bois, étaient fermés. La mairie a distribué dans les boîtes aux lettres des tracts avec des recommandations pour ceux qui seraient restés. On peut y lire, entre autres : « Si quelqu’un dans la rue essaie de vous convaincre de sa vérité, mettez-vous dans le rôle d’un passant tolérant et passif ». En somme, soyez de braves soldats.
Le pouvoir public s’est appliqué à distinguer les « gens honnêtes » des « anarchistes » et des « criminels » qui viendront manifester. Plusieurs centaines de militants avaient été refoulés à la frontière parce qu’ils figuraient sur des listes fournies par le FBI. A la suite des violences commises sur les policiers et sur quelques vitrines dans le centre de Prague par des militants radicaux, la police, frustrée par la présence des journalistes, avait besoin d’avoir les mains libres. Elle se met à arrêter massivement les manifestants, isolés en petits groupes, tandis qu’à la radio, un citoyen courroucé se dit prêt à aller aider « nos garçons » les policiers pour « casser la gueule à ces salopards ».
Les mêmes méthodes qu’avant, avec encore plus de moyens techniques : la propagande et la répression. Or un régime qui a besoin d’une telle protection, c’est un régime qui se sent menacé. Le FMI, la Banque mondiale ont peur. Les derniers rapports internes donnent raison aux critiques et les banquiers essayent de sauver les meubles. Ils sont prêts à se muter en organisation mondiale de charité - ne nous expliquent-ils pas qu’ils sont là pour aider les pauvres ? Leurs places leur sont chères.
Le président de la BM, John Wolfesohn avait laissé échapper: « S’il n’y avait pas la Banque Mondiale, il faudrait l’inventer… ». Nous pouvons être contents, d’une certaine manière, d’avoir contre nous encore des vrais flics en chair et en os, des vrais banquiers avec un nom, un visage. S’ils acceptent toute cette parade, c’est qu’ils ont encore besoin de nous : tant que nous restons des acteurs engagés.
Qu’on se le dise : 15 000 manifestants n’auraient pas pu inquiéter les puissants s’il ne s’agissait pas de militants déterminés, s’il n’y avait pas eu volonté, dès le début, de s’opposer aux barrages policiers, de bloquer les congressistes dans leur forteresse, de perturber au maximum le sommet. Et dans le même temps, des millions de personnes « tolérantes et passives » laissent décider une minorité ultra-riche de leur propre destin, sans le savoir.