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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
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Le culturel contre la culture


Ou comment en finir avec

la possibilité de la Révolution ?



Par Robert Redeker*

Adolescent, je croyais que la culture et la Révolution étaient deux sœurs inséparables. Aujourd’hui, je dois porter le deuil amer de cette idée. Le mot culture ne gronde plus du tonnerre des révolutions à venir : la culture s’est retrouvée orpheline de la politique et de ses combats, des grands soirs et des lendemains qui chantent, du « Temps des cerises » et de l’espérance qui s’élève au-dessus du chahut des barricades. L’usage contemporain de la culture se manifeste plutôt par la rupture de son lien – qui pendant plus d’un siècle, de Hugo et Lamartine à Aragon, parut indestructible – avec la transformation politique de l’homme et de la société. Et pourtant… « Culture » est un des mots magiques du temps mercantile et dépolitique qui est le nôtre.

Un mot décollé de son enjeu anthropologique – qu’est ce que l’homme ? – et de son contenu politique. L’usage inflationniste de ce mot est autorisé par une vidange : c’est comme si la culture avait été vidée de l’homme autant que de la politique – si l’on considère, en effet, avec Aristote, que l’homme est « l’animal politique ». Vidangée de l’homme comme être politique, rendue inoffensive, telle est la culture contemporaine ! « Culture »… Dans le tapage contemporain ce mot fait office d’instance de légitimation. Les pires traditions acquièrent respectabilité et légitimité dès qu’on a été réussi parer leur horreur du vocable de « culture », ou de « culturel ». Une ambiance à la Joseph de Maistre (tradition vaut droit) flotte sur cet usage du mot. Pour légitimer le capitalisme, l’exploitation, la manipulation mentale, est apparue dans les années quatre-vingts l’expression : « culture d’entreprise ». Avec le surgissement de cette formule, l’entreprise est devenue plus imperméable à sa critique par l’aliénation puisque cette même aliénation a pu accéder par ce coup de baguette magique sémantique au statut d’élément d’une culture. De même voit-on la consternante multiplication des messes en occitan (et autres langues régionales) qui ont pour effet de masquer l’aliénation religieuse en relégitimant celle-ci par la culture : parce que dits en occitan, les offices religieux (aussi dangereux pourtant pour la santé de l’intelligence que lorsqu’ils sont dits en latin ou en français) passent frauduleusement, dans l’imaginaire social, au rang de pratiques subversives et libératrices. La culture joue maintenant un drôle de jeu : remettre en selle le capitalisme et la religion en masquant l’aliénation.



Les vingt dernières années ont été celles d’une importante mutation, rarement signalée : la substitution du culturel à la culture1. Un abîme sépare ces deux univers. Le culturel (abusivement assimilé désormais à la culture) est directement inspiré de la définition socio-ethnologique de la culture (la culture comme mode de vie), et cela en rupture avec sa définition philosophique et littéraire (les humanités). A l’occasion de ce retournement le culturel a phagocyté la culture. Qu’est-ce que le culturel sinon un ogre omnivore qui avale tout sur son passage – qui transforme en culturel, sans tri aucun, toute l’expérience des hommes et toute trace de leur civilisation matérielle?

La culture est un principe de déplacement, de déracinement, d’arrachement, de transformation de soi : par la culture, je deviens un autre. Sur ce versant, même si elle a été d’abord aristocratique puis bourgeoise, la culture des humanités est révolutionnaire. Au contraire, le culturel est un principe identificatoire (on quête non le changement mais l’identité), de renforcement de ce qui est : le culturel est par essence conservateur. La culture élève certaines productions et créations humaines au statut d’œuvres, les extrayant par là de la banalité, les séparant de la contingence qui les a vu naître, pour leur attribuer une valeur universelle. Bref, la culture est le produit d’un travail de distinction : distinguer certaines créations humaines d’avec les autres pour leur conférer un statut exceptionnel. A l’inverse, le culturel est ce qui annule cette distinction, accueillant en son sein tout ce qu’il rencontre ; c’est cette dimension de digestion indifférenciée de tout ce qui peut tomber sous sa juridiction qui a permis au culturel de légitimer, par l’application de son sceau, l’entreprise et les pratiques religieuses. Plus : le culturel annule la culture, il annule ce que nous avons appelé jusqu’à une époque récente la culture. Dans ce qui est nommé « culturel », c’est d’identité de soi à soi, de satisfaction de soi, de satisfaction de son identité (personnelle, collective), de fusion émotionnelle avec la communauté, avec le groupe, qu’il s’agit ; alors que la culture dans son acception humaniste, qui implique la création, se meut dans l’élément de l’inquiétude (son moteur ; à cet égard, que l’on relise la correspondance de Van Gogh ).

Le culturel rassemble tout sous une même dignité, tout ce que les hommes ont pu produire, créer, écrire, dire, penser ; il nie les séparations, les distinctions, les hiérarchisations, les échelles de valeur. Pourtant, cette apparente ouverture d’esprit s’avère trompeuse, finissant par se renverser en son contraire : si tout se vaut, rien ne vaut, autrement dit, si tout est culturel, il n’y a plus de culture. Si tout est poésie, il n’y a plus de poésie. Ce rabattement de la culture sur son sens socio-ethnologique (le culturel) est le principal facteur (non la cause, qui est idéologique, mais l’instrument) de la dissociation entre la culture et la Révolution, et de la dépolitisation de la culture ; en effet, dès que les modes de vie, les traditions, les préjugés ancestraux, la cuisine, la chasse au sanglier, la chasse aux gibiers d’eau, les habitudes religieuses etc. accèdent au rang de culture, sont élevés au même niveau que les grandes œuvres, alors ce qui fut se trouve légitimé à perdurer et l’attention se tourne vers un passé qu’elle cherche à conserver ou à restaurer dans toutes ses dimensions.

Dans ces vingt dernières années, la culture a été rendue inoffensive : civile et polie, policée et conformiste, plutôt que civique et révolutionnaire. Cherchant à rassembler plutôt qu’à attiser les conflits, qu’à travailler dans la négativité (au sens marxien de ce concept). Depuis ses origines, le capitalisme exige une culture de la civilité propre à inhiber les révoltes : une culture dépolitisée, une culture faite pour défaire le lien politique (développer un individualisme apolitique de masse), une culture de dépolitique. Une culture du consensus, du rassemblement de tous et de toutes dans la même communion avec « le culturel » (fédérateur) indépendamment des réalités sociales, de la division sociale, de la réalité des intérêts, des oppositions de classe. Le capitalisme veut une culture assurant la fabrication de cet homme définitif, aveugle à tout autre horizon que la continuation à l’infini du capitalisme, dont il a besoin pour se prémunir contre l’éventualité (pourtant inévitable) d’être un jour historiquement dépassé, remplacé par une autre organisation politique et sociale de la vie humaine. C’est cette culture de dépolitique, de défaite du lien politique, qui s’est imposée en deux décennies sous la forme du culturel.

L’histoire récente de la culture se manifeste ainsi comme étant celle de son instrumentalisation pour la fabrication du consensus (la dénégation de toute altérité politique au système capitaliste-libéral). Le capitalisme poursuit avec une infatigable obstination son projet de fabriquer un certain type d’homme – un homme n’ayant plus mémoire de la possibilité de la Révolution, d’une alternative radicale au capitalisme – qui est exactement le contraire de l’homme conçu comme « animal politique ». Dans cette perspective, une déconnection anthropologique majeure a été accomplie : l’» animal culturel », cette mutation létale du citoyen qui s’est développée au cours de toutes ces années désignées par Cornelius Castoriadis comme étant celle des « la montée de l’insignifiance », n’est plus l’ « animal politique ». Il y a bien deux usages de la culture : l’usage devenu dominant, hégémonique, souvent repris par les dominés et exploités eux-mêmes, qui est l’usage dépolitisant (la fabrique de l’homme dépolitisé), et un autre usage, en sommeil aujourd’hui, peut-être pour toujours, peut-être en attente d’un réveil, capable d’exalter la politicité de l’homme. Le premier de ces usages usine du consensus, de la résignation, le second devrait produire du dissensus, de la révolte, matrice de la lutte et de l’opposition.



Le dispositif, mis en place dans les années quatre-vingts, de mutation de « la culture » en « le culturel » fut la réponse apportée par le capitalisme au défi suivant : Comment mettre fin à la possibilité de la Révolution ? Il faut insister sur l’habileté de ce dispositif : passer par dessous les classes sociales en exaltant toutes les identités, et passer par dessus en fusionnant ces identités dans des fêtes (dont la fête sur les Champs Elysées le 12 juillet 1998 constitua à la fois le paradigme et la caricature). Le thème du culturel gomme la lutte des classes, il gomme même l’existence de ces classes en lutte, pour, d’une part, réaliser un fractionnement identitaire de la population en communautés pré/clasistes et post/classistes, et d’autre part structurer un espace fusionnel (à partir des technologies de la fête, de la convivialité) qui articule pacifiquement ces différences identitaires. Ainsi parvient-on à créer l’articulation pacifique des identités, la coexistence pacifique entre elles, tout en éliminant la conscience de classe avec le risque de conflit social qu’elle contient.

La fête est le creuset utilisé pour articuler pacifiquement dans un moment fusionnel ces différences identitaires que l’on exaltait, juste auparavant, tout en étouffant le danger du réveil de la lutte des classes. Dans cette opération – exaltation des identités suivie de la fusion de ces identités par la fête –, le monde ouvrier est perdant dès le départ, dès la substitution de la problématique de l’identité à celle de la lutte des classes. Cette approche de la culture – le «culturel » – reconnaît toutes les communautés sauf une seule, dont l’existence est tue, la classe sociale dominée, exploitée, le prolétariat. L’action des politiques culturelles menées depuis une vingtaine d’années pourrait être résumée ainsi : fractionner la population en une multitude d’identités puis les fusionner toutes en une méta-identité dans laquelle la conscience d’appartenir à une classe sociale dominée aura disparue.

Le thème du culturel comme reconnaissance des communautés (qui suit de la rhétorique de l’identité) occulte une seule de ces communautés, la classe sociale, tout particulièrement la classe prolétarienne. Autrement dit, le culturel a servi à conjurer la menace que représente pour l’ordre capitaliste la conscience de l’existence des classes sociales et de l’appartenance à l’une de ces classes, la classe prolétarienne. « Classe prolétarienne », ou « classe ouvrière », est devenu le nom interdit dans la communauté interdite d’auto-énonciation. Le prolétariat ne parvient même plus à se dire. Le prolétariat n’a même plus de nom. Ce terrible silence de la classe qui ne sait plus son nom est un effet baîllonnant des politiques culturelles. Donc, le thème du culturel doit être vu sous l’angle de la politique dissuasion d’une prise de conscience d’appartenance à la classe prolétarienne. Le culturel incite à la multiplication des prises de conscience communautaristes, identitaires (avec le fractionnement à l’infini que cela implique) tout en dissuadant l’émergence d’une prise de conscience de classe la prolétarienne (qui, si elle ressuscitait, traverserait la plupart de ces fractionnement identitaires en les annulant). On a, par un certain usage du culturel, travaillé le prolétariat pour qu’il n’ait plus conscience de son existence en tant que classe, d’où il suit bien sûr qu’il ne peut plus avoir d’action politique.

Une culture ludique, festive (pensons aux fêtes médiévales, fêtes du terroir, etc…) nous inocule subtilement les réflexes de la société libérale-capitaliste de marché. Ou plutôt : elle nous contamine l’esprit du marché. C’est l’esprit du marché que l’on respire dans tous ses rassemblements, des inévitables fêtes médiévales aux fêtes provoquées par les victoires sportives ; je me souviens des manifestations de naguère où l’on respirait l’esprit de la Révolution, je constate que dans tous les événements culturels actuels, parades de tous poils, c’est l’esprit du marché qui essaie de rentrer dans nos poumons afin par la suite d’inspirer tous les actes de nos vies. Nous sommes sous le coup d’une double disparition : d’une part, celle d’une culture qui individualise vraiment (ni qui atomise ni qui fusionne – or, le culturel, acoquiné avec l’esprit de la marchandise, s’essaie à nous atomiser et à nous fusionner à la fois, comme dans les hypermarchés, construisant un faux individualisme, l’atomisme de marché, et une illusion de peuple), et, d’autre part, celle d’une culture politique par laquelle on politise la culture.



La transformation de « la » culture en « le » culturel - la dépolitisation de la culture - s’est accompagnée de la dépolitisation de la politique elle-même. La dépolitisation de la politique s’opère par la transformation du gouvernement (qui avait un rapport, certes trop formel et à approfondir, avec la souveraineté populaire) en gouvernance (pilotage technocratique antipolitique qui suppose la disparition du concept politique de souveraineté, la disparition de toute entité politique).

Le capitalisme n’a de cesse que d’opérer une triple réduction. Une réduction anthropologique : figer l’homme dans un statut de producteur/consommateur et dont les besoins culturels sont gérés dans un sens politiquement anesthésiant par l’industrie mondialisée du divertissement. L’imaginaire anthropologique du capitalisme réduit l’homme à ceci : produire et acquérir des produits, la production et la consommation infinies étant tenues pour la finalité de la vie humaine. Une réduction culturelle : figer la culture dans un ordre qui est à la fois celui de l’ornemental, du divertissant et du consensuel (avec deux buts : empêcher les conflits de classe d’émerger, et mettre au point les stratégies de communication aptes à légitimer dans l’esprit de chacun l’ordre capitaliste des choses, à le naturaliser, le faire passer pour naturel). Une réduction politique : empêcher la politique d’apparaître (par politique, il faut entendre : l’appropriation par chacun de la totalité de l’espace public, ce qui suppose la disparition de la propriété privée de tout ce qui est public au profit de la propriété collective) en lui substituant un spectacle dérisoire, sur le mode des jeux du cirque, où les gladiateurs s’étripent pour quelques privilèges et des ersatz de pouvoir, en travestissant la démocratie en une oligarchie.

Aussi, loin de signifier la démocratisation de la culture, le développement du culturel (prétendument opposé à l’élitisme de la culture) procure au capitalisme des forces d’auto-protection inédites dans son histoire ; dans le même temps, en opposition avec l’idéal émancipateur des Lumières, le culturel abandonne l’homme dans une nuit anthropologique, une nuit intellectuelle et une nuit politique.



Robert Redeker*

* Philosophe, membre du comité de rédaction des Temps Modernes. Derniers ouvrages parus : Aux armes citoyens (Bérénice, 2000), Philosopher 2 (en collaboration, Fayard 2000). A paraître : Le Déshumain (Editions Itinéraires, 2000).

(1) Le vocabulaire, entre « culture » et « culturel » aurait pu être inversé. Mais « culturel » est le mot (adjectif se changeant en nom : « le culturel ») qui s’est imposé, souvent par auto-dénomination, ces vingt dernières années pour désigner la configuration ici critiquée. Voir : Claude Mollard, Le 5e pouvoir (Armand Colin, 2000), Philippe Poirier, L’Etat de la culture en France au XXe siècle (Livre de Poche, 2000), et Serge Graziani, La Communication culturelle de l’Etat (PUF,2000).

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