Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
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La création vue d'en-bas
Il y aurait beaucoup à dire sur toutes les formes de création qui nous assaillent et nous échappent. N'y a-t-il pas dans l'enchevêtrement de ces fils électriques le rappel têtu d'un monde industriel ? N'y a-t-il pas dans cet amoncellement de voies ferroviaires comme le bréviaire ou le cantique de la vie moderne ? Tous ces rythmes qui parcourent nos rues, toutes ces formes banales, ces objets de rien, rassemblement de lignes, de câbles, de plastique qui ne vont nulle part, stagnent, indéfiniment, jusqu'à devenir anciens, rebelles, inutiles, comment ne pas retenir toutes ces créations anonymes, collectives, échappées d'une norme (écartement des rails d'une voie ferrée d'1m43) ou d'une décision industrielle ? Léger inventa un art de l'industrie qui replaçait l'homme bâtisseur dans les structures métalliques des grues, des ponts, des bateaux. Pourtant la culture dite des Belles-Lettres est restée la tête haute. La création, ce concentré d'art ; l'art, cette visée esthétique hautement indicatrice d'une culture noble. De cela il faut nous affranchir. Trop d'accidents, heureux ou malheureux, trop de jaillissements dans les villes pour que nos vues puissent encore se réjouir d'un si bon port intérieur. Revenir au bazar inexorable de l'urbain, se méfier de la cadence monochrome des musées. Ce qui ne signifie pas que le Musée est une forme aujourd'hui vide. Il importe de repenser le bruit et la fureur dont s'emparent les œuvres d'art. Peut-être l'art est-il ce condensé de silence qui nous enjoint à d'autres cadences. Quand j'écoute Coltrane, j'ai un pied dans le silence, un pied dans la frénésie des jungles urbaines, je pense au rythme des yellow cabs à New-York, au clignotement permanent des enseignes, aux fumées qui s'élèvent des soupirails, je vois des hommes seuls ou en groupes qui traversent une rue, la tête dans leurs pensées, je vois des silhouettes, des corps, toujours des corps. Il y a un vrai pouvoir de vision de l'art en ce qu'il cerne au plus près toutes ces créations impersonnelles, collectives et anonymes dont la vie ordinaire est peuplée. La création ne vient pas d'une intention humaine. Elle procède du rythme même de la vie. Partout autour de nous, ça crée (les animaux ne créent-ils pas eux aussi ?), ça usine dirait l'ami Deleuze. Les rues produisent des figures, les gares, les cafés, les magasins, tout est prétexte à invention. La création n'est pas seulement externe. Elle procède de nos vies. Il suffit d'observer ces drôles de rites que nous ne cessons de répéter avec l'opiniâtreté d'un maniaque exemplaire pour mieux rassembler nos morceaux. On a du mal avec nos morceaux. Une vie, c'est une tentative pour mettre ensemble des morceaux. Comment vais-je assembler mes pieds et mes mains, mon thorax et mon visage ? Comment résister à l'émiettement ? Comment s'éloigner de Beckett ? Réponse : en usinant. Produire une figure dans l'espace et dans le temps, créer une cohérence pour soi, un usage de soi. Je promène « mon » chien dans « mon » quartier tous les soirs à 19 heures ; je rassemble les morceaux, compose une figure avec mon chien, sommes-nous deux réunis par une laisse, un seul être à deux têtes ; chose certaine, ma vie s'organise, modestement ; tous les soirs j'inventerai un truc, de l'art éphémère en somme. Je cultive mes « belles de Fontenay » dans mon jardin ou je vais au bistrot boire un demi ou un petit noir ou je me rends au Stade, autant d'usages de soi, de petites inventions qui explosent à ras le bitume, imperceptibles pour qui ne sait voir que la macro-histoire. « Small is beautiful ». La terre vue d'en bas en somme. Les petites transes de la vie ordinaire sont des mises en style de nos existences. Le style n'est pas une catégorie esthétique. C'est d'abord une mise en forme du soi. Il y a du style chaque fois qu'il y a invention. Il y a invention quand il y a production d'une courbe dans l'espace et dans le temps. Peut-être parce que nous nous courbons sans arrêt, au travail avec tous ces ordres, cette folie de l'autorité, sans travail avec cette folie du désordre, à la maison quand machin laisse à machine le soin de la popote, quand machin et machine fixent les règles du jeu familial à tous « leurs » petits machins et machines, peut-être parce qu'indéfiniment nous nous courbons devant les autres ou à défaut les plions à nos désirs, peut-être pour remettre les compteurs à zéro inventons-nous parfois d'étranges courbures, de ces douces inutilités qui nous amènent au plus secret d'une vie. Il y a de l'inutile dans nos vies, il y a du chien, du ballon, du demi, tous ces « outils » qui nous ramènent au monde déserté par les usines, les administrations, un monde devenu intrus par le fait même que rien de socialement normé ne continue à être. Ce serait cela le style, l'usage répété d'une figure dans l'espace et dans le temps afin de se sortir de l'usage répété que les autres font de soi jusqu'à ce que le soi ne soit plus rien.
Inventer une forme et surtout la reproduire pour ajourner l'informe, convoquer un monde et ainsi faire reculer l'immonde, voilà pourquoi la création ne relève pas de la culture entendue comme stock fermé des œuvres reconnues telles par les hommes cultivés qui, par ce fait même, se reconnaissent hommes de culture. La création ne relève pas de la culture et ne peut en relever. L'art n'est pas congédié pour autant. L'œuvre d'art est une mise en voix de toutes ces créations anonymes. Il suffit de penser à Faulkner, à Dos Passos pour comprendre combien l'art est une création nommée telle sur fond de créations anonymes. Une idée neuve de la culture est atteinte, non plus la culture comme musée imaginaire (livre, espace...) des formes artistiques mais la culture comme mise en patrimoine des usages de soi. Aussi la culture est-elle à réinventer.
Inventer une forme et surtout la reproduire pour ajourner l'informe, convoquer un monde et ainsi faire reculer l'immonde, voilà pourquoi la création ne relève pas de la culture entendue comme stock fermé des œuvres reconnues telles par les hommes cultivés qui, par ce fait même, se reconnaissent hommes de culture. La création ne relève pas de la culture et ne peut en relever. L'art n'est pas congédié pour autant. L'œuvre d'art est une mise en voix de toutes ces créations anonymes. Il suffit de penser à Faulkner, à Dos Passos pour comprendre combien l'art est une création nommée telle sur fond de créations anonymes. Une idée neuve de la culture est atteinte, non plus la culture comme musée imaginaire (livre, espace...) des formes artistiques mais la culture comme mise en patrimoine des usages de soi. Aussi la culture est-elle à réinventer.