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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°31 [octobre 2000 - novembre 2000]
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Art / Institution


S’il est une question qui a été maintes fois posée, débattue, analysée, c’est bien celle du rapport entre l’art et le pouvoir. En France, notamment, elle reparaît régulièrement, et il faut s’en féliciter : c'est que tout n’est pas perdu, c’est que, dans notre pays, le débat sur le service public a encore sa raison d'être et que, il faut le croire, nos dirigeants n’ont pas totalement abdiqué leur rôle. De fait, cinquante ans de décentralisation culturelle sous l’impulsion de l’Etat ont particulièrement balisé le terrain, notamment dans le domaine des arts du spectacle. En vagues successives, un maillage étroit du territoire a été tissé, relayé par les collectivités locales, pour offrir un paysage unique et d’une richesse inégalée. Vue d’avion, la situation semble idyllique, et de fait le travail réalisé en termes d’aménagement du territoire est impressionnant. La réalité est cependant moins séduisante.



Les établissements issus de la décentralisation sont devenus des institutions sclérosées, figées dans des postures et des fonctionnements archaïques, fermées à toute forme d’évolution, à toute tentative de remise en question. Une institution, selon l’acception, spécifique au vingtième siècle, proposée par le Robert Historique de la Langue Française est une « structure organisée qui préserve l'ordre social ». Les institutions culturelles n’échappent pas à cette définition. Ce qui devait être le fer de lance d’une politique artistique et culturelle audacieuse et innovante est aujourd’hui le foyer de la culture bourgeoise la plus conservatrice. Il n’est qu’à jeter un regard sur nos plateaux de théâtre esthétisants, bien-pensants et consensuels pour nous en convaincre, il n’est qu’à observer comment les artistes eux-mêmes, piégés par la lourdeur des productions et le pression médiatique se changent en faiseurs d’œuvres jolies et insipides, il n’est qu’à se pencher sur les chiffres des différentes enquêtes sur les pratiques culturelles des Français, produites régulièrement par le Ministère depuis 1973, pour constater l’échec de la démocratisation culturelle.



Le problème ne concerne pas uniquement le microcosme artistique et les « professionnels de la profession ». Posons-nous une nouvelle fois la question de la fonction de l’art et nous ne pouvons que constater que ce qui nous est proposé, sous couvert de culture, en est loin. L’art s’exerce dans l’espace public, dans la relation avec la cité et les populations, et parce qu’il donne à lire le monde par les moyens du visible et du sensible, il est forcément politique, parce qu’il agit sur le symbolique, il concerne chacun, y compris ceux qui ne fréquentent pas les établissements culturels. Or, la question de l’art aujourd’hui ne s’articule qu’autour de deux problé-matiques : le rapport marchand et la légitimation institutionnelle par des experts.



Prenons l’exemple du théâtre. Ce qui est demandé d’abord aux compagnies de théâtre, c’est de tourner, c’est-à-dire de vendre. C’est la seule valeur marchande du produit qui est aujourd’hui considérée , alors que les pouvoirs publics, et principalement l’Etat, devrait au premier chef prendre en compte la valeur artistique et les qualités d’innovation et d’expérimentation des productions. A cet égard, la problématique est très proche de celle de la recherche scientifique. Quant aux « experts », ce sont surtout des leaders d’opinion, intervenant soit dans les quelques médias nationaux « qui comptent », soit à la tête des institutions en question.



Ces établissements sont chaque année plus soutenus et financés parfois de façon démesurée. Ceci est significatif de la position des collectivités publiques face aux enjeux sociaux, culturels et politiques de l'art : il s'agit de conforter les institutions culturelles, au risque de laisser de côté tout ce qui relève des ailleurs, de l’émergence, de l’expérimentation, des initiatives nouvelles. Ceux-ci, bien entendu, tournent peu, ou pas, car justement, leurs productions ne sont pas commerciales et donc difficilement vendables à des directeurs de structures qui ne pensent qu’en termes de remplissage de salle. Est-ce pour cela, est-ce parce que ces œuvres n’entrent pas dans le format, le modèle dominant, qu’elles ne doivent pas exister ? Bien au contraire, le rôle des pouvoirs publics serait plutôt de soutenir ceux qui prennent des risques, ceux qui s’engagent, ceux qui défrichent.



C’est bien à cet endroit que la culture rejoint le politique. Les choses sont complexes, et difficiles à admettre pour qui détient le pouvoir. Pour simplifier à l'extrême, on demande aux politiques de soutenir et de financer celui qui a pour fonction de les interpeller, de les mettre en crise, voire de saper les fondements du pouvoir, de leur pouvoir. On comprend qu’ils y rechignent. L’incom-

préhension est profonde, et la défiance réelle. Il est bien plus rassurant pour des élus de financer des institutions qui, selon l’acception, spécifique au vingtième siècle, proposée par le Robert Historique de la Langue Française sont les « structures organisées qui préservent l'ordre social ». C’est une façon de circonscrire le problème sans risque, et en gardant bonne conscience. Car comment interpréter le fait que, malgré tout, le pouvoir, non seulement national, mais peut-être surtout local, se préoccupe tant de culture ? C’est que les enjeux en termes d’image, et surtout de symbolique, sont énormes. Il faut donc occuper ce champ et le contrôler. Le seul exemple de la Ville de Bordeaux est significatif : elle consacre 20 % de son budget, soit 340 millions de francs annuels, à la culture. Mais seulement un pour cent de cette somme est attribué aux artistes, compagnies, associations indépendantes, lieux de proximité, initiatives émergentes. Si cette disproportion ne se retrouve pas de façon aussi criante dans les autres collectivités, la problématique n’en reste pas moins la même.



A côté de cela, partout, en France comme en Europe, dans les périphéries urbaines comme en milieu rural, naissent aujourd’hui des projets qui mettent en œuvre des idées originales et des pratiques inédites. Dans ces lieux se pensent et s’expérimentent des rapports renouvelés entre les individus, les collectivités, les artistes. Dans ces lieux se réinvente la relation entre les artistes et la cité, parce qu’il est nécessaire de créer une dynamique nouvelle, plus en phase avec notre époque, plus proche des populations, plus engagée dans le champ social, plus ouverte « aux altérations de la vie externe, par l’intrusion effective des vivants du dehors », selon la formule de Denis Guénoun. Ces initiatives doivent être soutenues, développées, non seulement parce qu’elles représentent une alternative et un terrain d’expérimentation particulièrement riche sur le plan strictement artistique et culturel, mais aussi et surtout parce que dans l’existence et la reconnaissance des marges se trouvent les enjeux d’une démocratie qui parfois nous désespère. Le mouvement est lancé, qui ne s’arrêtera pas. C’est en ce sens que le débat qui s’engage est de toute première importance, c’est en ce sens que la responsabilité des politiques qui en auront la charge est immense. Face à la modélisation générale, face à l’appauvrissement des scènes, face à une situation de monopole qui, dans le domaine sensible et hautement symbolique qui nous occupe, s'apparente à une forme de pensée unique, la résistance est devenue nécessaire. Elle est en train de s’organiser.

* Eric Chevance et directeur du salutaire TNT à Bordeaux.

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