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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°32 [décembre 2000 - janvier 2001]
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Libéralisme sauvage à Sao Paulo


Peu d'endroit au monde inspire des sentiments aussi extrêmes (fascination et horreur mêlées) que cette gigantesque métropole de dix-huit millions d'habitants. Peut-être parce qu'elle est devenue, au fil des années, l'archétype de la jungle moderne. Enchevêtrement confus de gratte-ciel, de chantiers frénétiques, rocades urbaines, échangeurs vertigineux et embouteillages infinis que survolent des hélicoptères taxis. Sur ce New-York tropical - mais bien plus grand et bien plus fou que le vrai - stagnent des nuages de crasse que le vent, parfois, effiloche. Les Brésiliens d'ici parlent de Sao Paulo (une des plus grandes villes du monde) avec une fierté teintée d'on ne sait quelle frayeur. Pour dire les choses simplement, ils aiment leur ville autant qu'ils en ont peur...

Fierté pour la puissance singulière, l'infatigable dynamisme qui s'expriment ici. Un dynamisme qui n'est d'ailleurs pas seulement celui des banques, de l'argent roi et de l'industrie. La vie culturelle à Sao Paulo, régie par un système de fondations privées, a peu à envier à celle des grandes capitales du monde. Qu'il s'agisse de peinture, de littérature, de musique ou de cinéma, Sao Paulo, assurément, est « au top ». Quant au dynamisme économique, la région Sud-Est (celle à laquelle appartient Sao Paulo) pèse à elle seule 62 % du produit intérieur brut du Brésil. Et cela alors même qu'elle ne représente que 11 % de la population totale.

Pour ce qui est de l'effroi, en revanche, le visiteur venu de la douce Europe ne mettra pas longtemps à le partager. Aucun doute là-dessus. Avait-on jamais réuni aussi intensément qu'à Sao Paulo tant de sauvagerie urbaine, d'inégalités sociales, de corruptions diverses et de violence ? Frenetic City ! Chacun, ici, vous prodigue ses conseils de prudence, conseils nécessaires pour séjourner sans encombre dans cette ville-jungle où se commettent quarante à cinquante crimes chaque semaine. A l'hôtel où j'habite, on m'adjure de ne point sortir seul après la tombée de la nuit. D'instinct, je n'en avais pas l'intention.

Il est vrai que nul ne songerait spontanément à déambuler sur l'une de ces avenues aux façades grillagées, aux porches bardés de vidéo-surveillances, au gardiennage omniprésent et soupçonneux. Aller dîner chez des amis représente un petit parcours du combattant, et rentrer tard dans la nuit une manière d'aventure... On passe des sas successifs avant d'accéder à l'immeuble sur lequel veillent des vigiles patibulaires et surarmés. Le plus dangereux, me dit-on, ce sont les « braquages » éclairs dont les distributeurs de billets sont l'objet. Deux voyous arrêtent votre voiture, revolver au poing. Ils montent à bord et, pistolet sur la tempe, vous conduisent à la « boite à billets » la plus proche. Sous la menace, ils vous contraindront à retirer le maximum autorisé. Et a Sao Paulo, nul ne s'avise de résister. Chacun sait que ces petits voyous bourrés de crack n'hésitent jamais à presser sur la gâchette. Détail tragi-comique : ces vols spécialisés connaissaient un « pic » les dimanche soirs, à l'heure précise où le crédit hebdomadaire autorisé par l'électronique bancaire doit être automatiquement renouvelé. Moyennant un peu de patience, on peut alors effectuer deux retraits successifs au lieu d'un. Désemparée et impuissante devant l'ampleur du phénomène, la police a fini par demander l'aide des banques. On a donc trouvé (provisoirement) une parade électronique : passée une certaine heure, nul ne peut plus retirer qu'un montant maximum équivalent à cent francs.

Ce n'est là qu'un infime détail. La jungle vous réserve bien d'autres périls. Cette violence, qui sourd de partout et s'intensifie (les gangs disposent désormais d'armes de guerre), n'a rien d'incompréhensible. Elle est le produit direct d'un mélange détonant, propre au Brésil tout entier, mais dont Sao Paulo offre une sorte de quintessence.

Croissance sauvage, c'est-à-dire sans règles ni mesure ; faiblesse de l’Etat dans un contexte ultra libéral de privatisation, inégalités sans limites, qui rejettent dans l'exclusion plus de la moitié de la population brésilienne ; corruption mafieuse, extravagante, qui justifie qu'à Sao Paulo comme à Rio on ait encore plus peur de la police que des bandits. Sans parler d'une très ancienne accoutumance au spectacle même de l'injustice humaine : celle des gosses mourant littéralement de faim, ici, au pied des immeubles élégants ou des boutiques de haute couture.

A ceux qui plaident pour un libéralisme à tout crin, pour un recul de l’Etat, pour une adhésion irréfléchie à la privatisation ; à tous ceux qui jugent comme un « mal nécessaire » l'explosion des inégalités, on devrait offrir un court week-end à Sao Paulo. Mais sans garde du corps…

Ecrivain, éditeur et grand reporter.

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