Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
par Pierre Bourdieu
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[…] Je suis heureux de pouvoir vous dire […] ce que je pense de l’Europe qu’on nous prépare, et d’abord de la charte des droits fondamentaux.
Cette charte est un trompe l’œil. Destinée à donner l’illusion d’une « préoccupation » sociale, elle reste très floue (les droits sociaux garantis sont très vagues et ne concernent que les citoyens européens) ; elle ne s’accompagne d’aucune mesure ou dispositif contraignant. Et cela se comprend aisément. La social-démocratie convertie au néo-libéralisme ne souhaite pas cette Europe sociale. Les gouvernements socio-démocrates persévèrent dans leur erreur historique : le libéralisme d’abord, le « social » plus tard, c’est-à-dire jamais, parce que la dérégulation sauvage rend toujours plus difficile la construction de l’Europe sociale. Les partis politiques se dépolitisent et contribuent à la dépolitisation. Les syndicats européens affaiblis, tournés vers le compromis ou cyniquement « recentrés », ne peuvent pas, ou ne souhaitent pas (comme en témoigne ce qu’on appelle en France la « refondation sociale »), obtenir autre chose que l’aménagement de la domination néo-libérale. La Confédération européenne des syndicats veut accéder à l’Europe sociale par la négociation, et cela dans un rapport de force très défavorable. Il en résulte des normes sociales très basses pour des pays développés et des disparités énormes entre les pays. Bref, l’Europe sociale piétine, cependant que l’Europe néo-libérale avance à grands pas. L’adoption de la majorité qualifiée dans le domaine de la libéralisation (article 133,)1 accélérera le processus déjà dramatique de remise en cause des Etats, des services publics, des cultures, etc. Il faut donc donner un coup d’arrêt à ce processus ou, au moins, le ralentir et le limiter en maintenant, au moins pour un temps et à titre défensif, le principe sans doute très ambigu de l’unanimité.
Alors que la mondialisation néo-libérale s’accélère, l’Europe sociale ne se construira pas sur la base d’une « charte des droits fondamentaux » ni de décisions prises à la majorité qualifiée. C’est pourquoi les syndicats progressistes (ou les fractions progressistes de ces syndicats) et les mouvements sociaux (en premier lieu le mouvement des chômeurs) de tous les pays doivent s’unir dans un vaste Mouvement social européen qui doit travailler à se doter d’une plate-forme commune de revendications et d’un projet global de construction de l’Europe sociale. Tâche immense, de longue durée, à laquelle tous, chercheurs et militants, doivent contribuer et dont les réunions comme celle-ci [Nice], sont autant d’étapes.
Cette charte est un trompe l’œil. Destinée à donner l’illusion d’une « préoccupation » sociale, elle reste très floue (les droits sociaux garantis sont très vagues et ne concernent que les citoyens européens) ; elle ne s’accompagne d’aucune mesure ou dispositif contraignant. Et cela se comprend aisément. La social-démocratie convertie au néo-libéralisme ne souhaite pas cette Europe sociale. Les gouvernements socio-démocrates persévèrent dans leur erreur historique : le libéralisme d’abord, le « social » plus tard, c’est-à-dire jamais, parce que la dérégulation sauvage rend toujours plus difficile la construction de l’Europe sociale. Les partis politiques se dépolitisent et contribuent à la dépolitisation. Les syndicats européens affaiblis, tournés vers le compromis ou cyniquement « recentrés », ne peuvent pas, ou ne souhaitent pas (comme en témoigne ce qu’on appelle en France la « refondation sociale »), obtenir autre chose que l’aménagement de la domination néo-libérale. La Confédération européenne des syndicats veut accéder à l’Europe sociale par la négociation, et cela dans un rapport de force très défavorable. Il en résulte des normes sociales très basses pour des pays développés et des disparités énormes entre les pays. Bref, l’Europe sociale piétine, cependant que l’Europe néo-libérale avance à grands pas. L’adoption de la majorité qualifiée dans le domaine de la libéralisation (article 133,)1 accélérera le processus déjà dramatique de remise en cause des Etats, des services publics, des cultures, etc. Il faut donc donner un coup d’arrêt à ce processus ou, au moins, le ralentir et le limiter en maintenant, au moins pour un temps et à titre défensif, le principe sans doute très ambigu de l’unanimité.
Alors que la mondialisation néo-libérale s’accélère, l’Europe sociale ne se construira pas sur la base d’une « charte des droits fondamentaux » ni de décisions prises à la majorité qualifiée. C’est pourquoi les syndicats progressistes (ou les fractions progressistes de ces syndicats) et les mouvements sociaux (en premier lieu le mouvement des chômeurs) de tous les pays doivent s’unir dans un vaste Mouvement social européen qui doit travailler à se doter d’une plate-forme commune de revendications et d’un projet global de construction de l’Europe sociale. Tâche immense, de longue durée, à laquelle tous, chercheurs et militants, doivent contribuer et dont les réunions comme celle-ci [Nice], sont autant d’étapes.
Ce texte de Pierre Bourdieu a été prononcé par Annick Coupé lors du Contre sommet de Nice en décembre 2000.
(1) NDLR voir l’article de Susan George, Alerte rouge sur le « 133 », le Passant Ordinaire n°32 (déc.-janvier 2001).
(1) NDLR voir l’article de Susan George, Alerte rouge sur le « 133 », le Passant Ordinaire n°32 (déc.-janvier 2001).