Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
par Aude Merlin
Imprimer l'articleTchétchénie : lignes de front, réelles et virtuelles
Grozny, décembre 2000. Indescriptible, tellement indescriptible que tenter d’appliquer des mots à ce désert de gravats et de
zombies, de morts vivants errant en état de sidération, traînant des bidons d’eau sur des carrioles miniatures entre les postes de contrôle militaire disposés tous les
kilomètres ne peut donner de cette réalité qu’une idée approximative.
A côté de cette ville rasée, pas une « égratignure » à la base de Khattab, pourtant connue de tous. Les dizaines de témoignages recueillis depuis des mois montrent à quel point les forces militaires russes ont soigneusement évité les positions dites wahhabites, ainsi que celles des combattants, lorsque tous les accords passés entre les généraux russes et les conseils d’anciens de villages tchétchènes étaient systématiquement violés, et que les bombardements russes redoublaient d’intensité dès que les boieviki (combattants) avaient quitté le village. Cette femme qui, réfugiée à Serjen-Iourt, alors que les forces russes avaient proclamé ce village « zone de sécurité » pour les réfugiés, les civils, les avait crus, tout simplement, en toute confiance. Enceinte de neuf mois, elle a été touchée par un obus, a perdu une jambe, a accouché de son bébé... mort. Elle a enterré sa jambe avec son enfant. Cet homme, assis sur le portail de la cour de sa maison, à côté de lui un ami. Les bombes ont volé. L’ami a éclaté en lambeaux, impossible de reconnaître son visage, de rassembler les morceaux pour l’enterrer ; lui a perdu ses deux jambes, arrachées instantanément. Il est là, assis, à l’hôpital de Grozny, en plein Grozny, où les vitres tremblent chaque nuit, car les tirs continuent, continuent, continuent. Les bombes continuent chaque nuit de partir de la base militaire de Khan Kala vers le Sud, impossible de fermer l’œil, cette nuit de décembre, est-ce un cauchemar qui va se terminer ou bien la réalité ? Elles tombent sur qui, chacune d’entre elles ? Sur des combattants ? Alors que tous les bombardements, tous, ont été qualifiés d’indiscriminés par les organisations de défense des Droits de l’Homme... Il semble même qu’ils soient discriminés pour éviter les bases de combattants et de wahhabites. Et elle le dit très clairement cette petite femme, au teint mat, racontant comment ses deux enfants, âgés respectivement de 7 et 8 ans (ils en font l’un et l’autre 4 et 5), ont perdu, l’un la parole, l’autre la faculté de marcher, lorsqu’ils ont entendu les explosions. Et chaque fois maintenant, au moindre bruit d’explosion, elle ne peut plus parler, lui ne peut plus bouger. Et chaque soir, quand elle les couche, elle les couche pour la dernière fois, elle les vêt d’habits propres, pour qu’ils soient présentables devant celui qu’ils appellent alternativement Dieu et Allah, le Tout puissant, le Très-Haut, celui qui voit tout ça, qui voit l’injustice et... Elle le dit, donc, comment le 5 septembre 1999, lorsque les wahhabites se sont installés à l’entrée du village de Zamaa-Iourt, à la frontière du Daghestan, elle a vu de l’autre côté du village les unités russes se disposer. Elle les a vues, bombarder, contre toute attente, le centre du village, tuant en une seule nuit 27 personnes, 27 civils, tous ses anciens élèves. Ils avaient pourtant proclamé qu’ils allaient y bombarder les unités wahhabites, oui c’était sûr, c’était d’ailleurs ce qu’ils disaient, qu’ils venaient pour protéger les civils de la peste wahhabite, pour rétablir l’ordre et épargner la société de cette gangrène de banditisme et d’islamisme extrémiste et rétrograde... Comme Berezovski disait, quelques semaines auparavant, que les 3 millions de dollars qu’il versait à Khattab et Bassaiev sur la côte méditerranéenne, près de Nice, étaient alloués à la reconstruction de Grozny... quelques jours avant l’incursion de ces mêmes Khattab et Bassaiev au Daghestan, point de départ de l’opération « antiterroriste »… Drôles de hasard, comme tant d’autres.
Lignes de front, sans véritable front. Ou alors, les fronts sont ailleurs. Ils sont de façon abjecte entre les bombardiers et les civils, entre les militaires russes et les civils au poste de contrôle ou pris dans leurs maisons, la nuit, le jour ; des kontraktniki, bien souvent non payés, engagés pour 1000 dollars par mois pourtant, coquette somme si on la compare au salaire moyen en Russie, et, qui avant de repartir à l’issue de leurs 6 mois de service, mènent une opération de pillage au cours des nettoyages, qui leur permettra à la fois de se refaire une garde-robe, d’accumuler pour les revendre téléviseurs, magnétoscopes et tapis, motos, automobiles, bijoux (au prétexte que les papiers de tous ces objets ne sont pas « en règle »), et enfin, d’enlever une soixantaine d’hommes à chaque village, sachant qu’un civil emmené dans le système de filtration (fosses souterraines remplies d’eau jusqu'à mi-jambe ou jusqu'à la taille), sera, à la libération, un formidable otage à échanger contre une somme de plusieurs milliers de dollars, les témoignages de rançon culminant à 30 000 dollars pour un détenu...
Les fronts, ils sont aussi dans le démontage systématique de toutes les infrastructures industrielles, où des gamins vont ramasser des morceaux de métaux non ferreux, ces métaux précieux qu’ils revendent à des petits revendeurs qui revendent à des gros revendeurs qui revendent à de très gros revendeurs qui illégalement revendent… à l’Europe... Et dans chaque hôpital, chaque jour, plusieurs gosses sont admis, qui avec une jambe en moins, qui avec un bras en moins, qui avec un poumon explosé car la fusée éclairante achetée 35 roubles au soldat russe était goupillée à l’envers… Ces gosses, ils allaient les ramasser car chaque jour il faut manger, et à Moscou, il faut que les petits ruisseaux de cuivre fassent de grandes rivières à l’exportation. Elles sont toutes minées, ces usines désaffectées, détruites. Sans compter les petits médaillons, les petits stylos, tubes de colle, feuilles d’arbre en plastique vert, explosifs, qui arrachent des doigts au premier toucher.
Le front, il est aussi quand Moscou a fait main basse sur tout le pétrole, et que le pétrole souterrain dit « kondensat », que les gens puisent directement des tuyaux pour alimenter leur moteur en carburant, ou pour le vendre 50 roubles le bidon sur le bord des routes, est réquisitionné par la force et la violence, jeté dans des citernes convoyées par les militaires russes et acheminé vers les villes de Russie.
Alors qui aurait vraiment besoin que cette guerre s’arrête ? Que cette situation juteuse cesse, alors que chaque tir lancé en l’air rapporte 1000 roubles par jour et par militaire ? Que les 100 000 barils de pétrole qui transitent par an de la Caspienne à la Mer Noire via la Tchétchénie sont tranquillement détournés ? Que pendant ce temps on ne parle ni de la crise sociale, ni de l’affaire Mabetex, ni des villas de la fille Eltsine sur la Riviera. Qui aurait vraiment besoin qu’elle cesse, puisque les versements de l’Union européenne pour « prendre en charge » les quelque 300 000 réfugiés tchétchènes entassés en Ingouchie sous des tentes qui fuient et moisissent n’ont pas dépassé 67 millions d’Euros, soit 10 % de la somme versée pour les Kosovars il y a un an et demi… Que cela n’a en rien entravé les versements du FMI, faisant des nations occidentales plus que jamais le financeur de cette guerre qui en avril 2000 avait déjà coûté 380 millions de dollars... Et que cela n’a pas empêché le Conseil de l’Europe, institution européenne précisément créée pour protéger les droits humains, de rétablir le droit de vote de la délégation russe le 25 janvier 2001… Celui-ci lui avait été retiré en avril 2000, justement pour s’élever contre les crimes contre l’humanité commis quotidiennement et exiger l’instruction d’affaires pénales contre les criminels de guerre. Rien n’a été fait. Voici un blanc-seing donné à la Russie, pour qu’elle tue et torture, plus que jamais à huis clos. Complicité, scandaleuse complicité…
zombies, de morts vivants errant en état de sidération, traînant des bidons d’eau sur des carrioles miniatures entre les postes de contrôle militaire disposés tous les
kilomètres ne peut donner de cette réalité qu’une idée approximative.
A côté de cette ville rasée, pas une « égratignure » à la base de Khattab, pourtant connue de tous. Les dizaines de témoignages recueillis depuis des mois montrent à quel point les forces militaires russes ont soigneusement évité les positions dites wahhabites, ainsi que celles des combattants, lorsque tous les accords passés entre les généraux russes et les conseils d’anciens de villages tchétchènes étaient systématiquement violés, et que les bombardements russes redoublaient d’intensité dès que les boieviki (combattants) avaient quitté le village. Cette femme qui, réfugiée à Serjen-Iourt, alors que les forces russes avaient proclamé ce village « zone de sécurité » pour les réfugiés, les civils, les avait crus, tout simplement, en toute confiance. Enceinte de neuf mois, elle a été touchée par un obus, a perdu une jambe, a accouché de son bébé... mort. Elle a enterré sa jambe avec son enfant. Cet homme, assis sur le portail de la cour de sa maison, à côté de lui un ami. Les bombes ont volé. L’ami a éclaté en lambeaux, impossible de reconnaître son visage, de rassembler les morceaux pour l’enterrer ; lui a perdu ses deux jambes, arrachées instantanément. Il est là, assis, à l’hôpital de Grozny, en plein Grozny, où les vitres tremblent chaque nuit, car les tirs continuent, continuent, continuent. Les bombes continuent chaque nuit de partir de la base militaire de Khan Kala vers le Sud, impossible de fermer l’œil, cette nuit de décembre, est-ce un cauchemar qui va se terminer ou bien la réalité ? Elles tombent sur qui, chacune d’entre elles ? Sur des combattants ? Alors que tous les bombardements, tous, ont été qualifiés d’indiscriminés par les organisations de défense des Droits de l’Homme... Il semble même qu’ils soient discriminés pour éviter les bases de combattants et de wahhabites. Et elle le dit très clairement cette petite femme, au teint mat, racontant comment ses deux enfants, âgés respectivement de 7 et 8 ans (ils en font l’un et l’autre 4 et 5), ont perdu, l’un la parole, l’autre la faculté de marcher, lorsqu’ils ont entendu les explosions. Et chaque fois maintenant, au moindre bruit d’explosion, elle ne peut plus parler, lui ne peut plus bouger. Et chaque soir, quand elle les couche, elle les couche pour la dernière fois, elle les vêt d’habits propres, pour qu’ils soient présentables devant celui qu’ils appellent alternativement Dieu et Allah, le Tout puissant, le Très-Haut, celui qui voit tout ça, qui voit l’injustice et... Elle le dit, donc, comment le 5 septembre 1999, lorsque les wahhabites se sont installés à l’entrée du village de Zamaa-Iourt, à la frontière du Daghestan, elle a vu de l’autre côté du village les unités russes se disposer. Elle les a vues, bombarder, contre toute attente, le centre du village, tuant en une seule nuit 27 personnes, 27 civils, tous ses anciens élèves. Ils avaient pourtant proclamé qu’ils allaient y bombarder les unités wahhabites, oui c’était sûr, c’était d’ailleurs ce qu’ils disaient, qu’ils venaient pour protéger les civils de la peste wahhabite, pour rétablir l’ordre et épargner la société de cette gangrène de banditisme et d’islamisme extrémiste et rétrograde... Comme Berezovski disait, quelques semaines auparavant, que les 3 millions de dollars qu’il versait à Khattab et Bassaiev sur la côte méditerranéenne, près de Nice, étaient alloués à la reconstruction de Grozny... quelques jours avant l’incursion de ces mêmes Khattab et Bassaiev au Daghestan, point de départ de l’opération « antiterroriste »… Drôles de hasard, comme tant d’autres.
Lignes de front, sans véritable front. Ou alors, les fronts sont ailleurs. Ils sont de façon abjecte entre les bombardiers et les civils, entre les militaires russes et les civils au poste de contrôle ou pris dans leurs maisons, la nuit, le jour ; des kontraktniki, bien souvent non payés, engagés pour 1000 dollars par mois pourtant, coquette somme si on la compare au salaire moyen en Russie, et, qui avant de repartir à l’issue de leurs 6 mois de service, mènent une opération de pillage au cours des nettoyages, qui leur permettra à la fois de se refaire une garde-robe, d’accumuler pour les revendre téléviseurs, magnétoscopes et tapis, motos, automobiles, bijoux (au prétexte que les papiers de tous ces objets ne sont pas « en règle »), et enfin, d’enlever une soixantaine d’hommes à chaque village, sachant qu’un civil emmené dans le système de filtration (fosses souterraines remplies d’eau jusqu'à mi-jambe ou jusqu'à la taille), sera, à la libération, un formidable otage à échanger contre une somme de plusieurs milliers de dollars, les témoignages de rançon culminant à 30 000 dollars pour un détenu...
Les fronts, ils sont aussi dans le démontage systématique de toutes les infrastructures industrielles, où des gamins vont ramasser des morceaux de métaux non ferreux, ces métaux précieux qu’ils revendent à des petits revendeurs qui revendent à des gros revendeurs qui revendent à de très gros revendeurs qui illégalement revendent… à l’Europe... Et dans chaque hôpital, chaque jour, plusieurs gosses sont admis, qui avec une jambe en moins, qui avec un bras en moins, qui avec un poumon explosé car la fusée éclairante achetée 35 roubles au soldat russe était goupillée à l’envers… Ces gosses, ils allaient les ramasser car chaque jour il faut manger, et à Moscou, il faut que les petits ruisseaux de cuivre fassent de grandes rivières à l’exportation. Elles sont toutes minées, ces usines désaffectées, détruites. Sans compter les petits médaillons, les petits stylos, tubes de colle, feuilles d’arbre en plastique vert, explosifs, qui arrachent des doigts au premier toucher.
Le front, il est aussi quand Moscou a fait main basse sur tout le pétrole, et que le pétrole souterrain dit « kondensat », que les gens puisent directement des tuyaux pour alimenter leur moteur en carburant, ou pour le vendre 50 roubles le bidon sur le bord des routes, est réquisitionné par la force et la violence, jeté dans des citernes convoyées par les militaires russes et acheminé vers les villes de Russie.
Alors qui aurait vraiment besoin que cette guerre s’arrête ? Que cette situation juteuse cesse, alors que chaque tir lancé en l’air rapporte 1000 roubles par jour et par militaire ? Que les 100 000 barils de pétrole qui transitent par an de la Caspienne à la Mer Noire via la Tchétchénie sont tranquillement détournés ? Que pendant ce temps on ne parle ni de la crise sociale, ni de l’affaire Mabetex, ni des villas de la fille Eltsine sur la Riviera. Qui aurait vraiment besoin qu’elle cesse, puisque les versements de l’Union européenne pour « prendre en charge » les quelque 300 000 réfugiés tchétchènes entassés en Ingouchie sous des tentes qui fuient et moisissent n’ont pas dépassé 67 millions d’Euros, soit 10 % de la somme versée pour les Kosovars il y a un an et demi… Que cela n’a en rien entravé les versements du FMI, faisant des nations occidentales plus que jamais le financeur de cette guerre qui en avril 2000 avait déjà coûté 380 millions de dollars... Et que cela n’a pas empêché le Conseil de l’Europe, institution européenne précisément créée pour protéger les droits humains, de rétablir le droit de vote de la délégation russe le 25 janvier 2001… Celui-ci lui avait été retiré en avril 2000, justement pour s’élever contre les crimes contre l’humanité commis quotidiennement et exiger l’instruction d’affaires pénales contre les criminels de guerre. Rien n’a été fait. Voici un blanc-seing donné à la Russie, pour qu’elle tue et torture, plus que jamais à huis clos. Complicité, scandaleuse complicité…
Chargée de cours en Sciences Politiques à Clermont-Ferrand, interprète, elle connaît bien cette région du monde où elle a réalisé plusieurs reportages avec Daniel Mermet ainsi que des missions pour Médecins du Monde.
NB : lire le rapport de la FIDH : Tchétchénie, un an de crimes impunis, octobre 2000.
NB : lire le rapport de la FIDH : Tchétchénie, un an de crimes impunis, octobre 2000.