Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
par Patrick Rödel
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Les uns sont bellicistes, voire belliqueux ; les autres pacifistes, voire
irénistes. Certains sont des citoyens-soldats (Socrate), des mercenaires (Descartes), des troufions bleu
horizon (Alain) ou des résistants (Canguilhem) ; d'autres assistent en spectateurs au combat des armées (Lucrèce), voient passer l'Esprit du monde à cheval sous leurs fenêtres (Hegel et Napoléon) ou se comportent comme des lâches ou encore se battent pour la paix. Certains pensent que la guerre est le Père de toutes les choses (Héraclite), que la contradiction est le moteur du devenir de l'Esprit (Hegel encore) ou celui de l'Histoire (Marx). D'autres enfin pensent que l'amour surmontera toutes les divisions, que la fraternité l'emportera sur la haine.
On le voit, les relations des philosophes à la guerre sont multiples, mais comme celles des autres hommes, ni plus ni moins. Pourtant tous, dans le domaine qui est le leur, ont été de farouches polémistes (polemos est le mot grec pour la guerre), défendant bec et ongles leur pré carré, sapant les positions adverses dans une guerre de position, protégeant leurs alliés, quand il faut resserrer les rangs, guerre défensive, attaquant leurs ennemis, quand l'occasion se présente de leur causer le plus grand dommage, guerre offensive.
Peut-on envisager qu'un projet de paix perpétuelle puisse un jour ramener la concorde parmi la gent philosophique ? Comme on a pu rêver qu'il en existe une pour mettre un terme aux guerres où se déchirent les différentes nations ? L'abbé de Saint-Pierre, naguère, en avait établi un auquel Kant avait éprouvé le besoin de répondre. Une paix perpétuelle est le but que la nature poursuit pour l'espèce humaine, dit Kant ; et le moyen qu'elle emploie pour ce faire est la guerre (visage de « l'insociable sociabilité » qui caractérise l'homme) : à force de destructions, massacres, malheurs de toute sorte, gaspillage inepte de richesses matérielles et humaines qui auraient pu faire le bonheur de tous, la guerre contraint les hommes à s'unir jusqu'à l'établissement d'une Société des nations, une fédération mondiale des Etats. Dans le domaine des idées, il suffirait que tout le monde adopte la philosophie kantienne, philosophie rationnelle et raisonnable, pour que tous les conflits stériles où s'épuise l'ingéniosité des hommes s'éteignent.
Ce n'est pas demain la veille, mais on peut toujours rêver. Un os demeure. Quand l'humanité aura atteint cet état bienheureux, qu'est-ce qui la différenciera d'un troupeau de moutons ? Qu'est-ce qui l'empêchera de sombrer dans une somnolence apathique et animale ? Un ennemi, répond benoîtement Kant, un ennemi potentiel ou imaginaire, venu d’on ne sait quel coin de la galaxie, mais qui les tiendra en éveil, sur le pied de guerre.
Curieux état de paix, plus proche d'un état de guerre virtuelle que de la disparition de toutes les tensions, de toutes les contradictions à laquelle l'humanité semble en droit d'aspirer ! Est-ce à dire que les hommes, parce qu'ils ne sont pas des anges, sont voués à n'en jamais finir avec la guerre et que c'est peut-être une chance, s'il y a des guerres justes.
Mais nous, habitants de la zone ouest-européenne, dans quel état vivons-nous ? En paix, paraît-il, depuis 1945 (Pax americana). Les guerres sont ailleurs, les chaudes qui n'ont jamais cessé, même durant l'époque dite de guerre froide : guerres coloniales, néocoloniales, simples opérations de police, de rétablissement de l'ordre ; guerres ethniques (mais, quoi, ce sont des barbares !) ; guerres de libération (ça dépend de quoi l'on veut se libérer : si c'est de l'oppression communiste, elles sont bonnes, l'avant-garde du libéralisme ; si c'est de l'oppression capitaliste, ce sont des combats d'arrière-garde ).
Pour nous distraire : des jeux vidéo où l'on s'étripe pour le plus grand profit de l'Empire du Bien qui fournit en armements ceux qui n'en font pas encore partie, des panoplies de Rambo. A moins que ce ne soit pour nous faire oublier la lutte des classes à l'intérieur même de nos nations, toujours plus riches, les riches et plus pauvres, les pauvres ; la guerre économique entre les pays frères (on s'amuse de la guerre de la banane, on devrait s'angoisser d'une guerre des O.G.M. et de la production culturelle aseptisée, elle est en passe d'être gagnée par les grands groupes supra-nationaux) ; la guerre des sexes, quand bien même la parité entre les hommes et les femmes a été imposée par une loi.
Quelle escroquerie que cette paix-là ! Quelle guerre ne faudrait-il pas mener contre une telle paix ! Au lieu de quoi on se chipote pour les bribes de pouvoir qui nous sont jetées comme os à ronger par les forces qui nous dominent.
irénistes. Certains sont des citoyens-soldats (Socrate), des mercenaires (Descartes), des troufions bleu
horizon (Alain) ou des résistants (Canguilhem) ; d'autres assistent en spectateurs au combat des armées (Lucrèce), voient passer l'Esprit du monde à cheval sous leurs fenêtres (Hegel et Napoléon) ou se comportent comme des lâches ou encore se battent pour la paix. Certains pensent que la guerre est le Père de toutes les choses (Héraclite), que la contradiction est le moteur du devenir de l'Esprit (Hegel encore) ou celui de l'Histoire (Marx). D'autres enfin pensent que l'amour surmontera toutes les divisions, que la fraternité l'emportera sur la haine.
On le voit, les relations des philosophes à la guerre sont multiples, mais comme celles des autres hommes, ni plus ni moins. Pourtant tous, dans le domaine qui est le leur, ont été de farouches polémistes (polemos est le mot grec pour la guerre), défendant bec et ongles leur pré carré, sapant les positions adverses dans une guerre de position, protégeant leurs alliés, quand il faut resserrer les rangs, guerre défensive, attaquant leurs ennemis, quand l'occasion se présente de leur causer le plus grand dommage, guerre offensive.
Peut-on envisager qu'un projet de paix perpétuelle puisse un jour ramener la concorde parmi la gent philosophique ? Comme on a pu rêver qu'il en existe une pour mettre un terme aux guerres où se déchirent les différentes nations ? L'abbé de Saint-Pierre, naguère, en avait établi un auquel Kant avait éprouvé le besoin de répondre. Une paix perpétuelle est le but que la nature poursuit pour l'espèce humaine, dit Kant ; et le moyen qu'elle emploie pour ce faire est la guerre (visage de « l'insociable sociabilité » qui caractérise l'homme) : à force de destructions, massacres, malheurs de toute sorte, gaspillage inepte de richesses matérielles et humaines qui auraient pu faire le bonheur de tous, la guerre contraint les hommes à s'unir jusqu'à l'établissement d'une Société des nations, une fédération mondiale des Etats. Dans le domaine des idées, il suffirait que tout le monde adopte la philosophie kantienne, philosophie rationnelle et raisonnable, pour que tous les conflits stériles où s'épuise l'ingéniosité des hommes s'éteignent.
Ce n'est pas demain la veille, mais on peut toujours rêver. Un os demeure. Quand l'humanité aura atteint cet état bienheureux, qu'est-ce qui la différenciera d'un troupeau de moutons ? Qu'est-ce qui l'empêchera de sombrer dans une somnolence apathique et animale ? Un ennemi, répond benoîtement Kant, un ennemi potentiel ou imaginaire, venu d’on ne sait quel coin de la galaxie, mais qui les tiendra en éveil, sur le pied de guerre.
Curieux état de paix, plus proche d'un état de guerre virtuelle que de la disparition de toutes les tensions, de toutes les contradictions à laquelle l'humanité semble en droit d'aspirer ! Est-ce à dire que les hommes, parce qu'ils ne sont pas des anges, sont voués à n'en jamais finir avec la guerre et que c'est peut-être une chance, s'il y a des guerres justes.
Mais nous, habitants de la zone ouest-européenne, dans quel état vivons-nous ? En paix, paraît-il, depuis 1945 (Pax americana). Les guerres sont ailleurs, les chaudes qui n'ont jamais cessé, même durant l'époque dite de guerre froide : guerres coloniales, néocoloniales, simples opérations de police, de rétablissement de l'ordre ; guerres ethniques (mais, quoi, ce sont des barbares !) ; guerres de libération (ça dépend de quoi l'on veut se libérer : si c'est de l'oppression communiste, elles sont bonnes, l'avant-garde du libéralisme ; si c'est de l'oppression capitaliste, ce sont des combats d'arrière-garde ).
Pour nous distraire : des jeux vidéo où l'on s'étripe pour le plus grand profit de l'Empire du Bien qui fournit en armements ceux qui n'en font pas encore partie, des panoplies de Rambo. A moins que ce ne soit pour nous faire oublier la lutte des classes à l'intérieur même de nos nations, toujours plus riches, les riches et plus pauvres, les pauvres ; la guerre économique entre les pays frères (on s'amuse de la guerre de la banane, on devrait s'angoisser d'une guerre des O.G.M. et de la production culturelle aseptisée, elle est en passe d'être gagnée par les grands groupes supra-nationaux) ; la guerre des sexes, quand bien même la parité entre les hommes et les femmes a été imposée par une loi.
Quelle escroquerie que cette paix-là ! Quelle guerre ne faudrait-il pas mener contre une telle paix ! Au lieu de quoi on se chipote pour les bribes de pouvoir qui nous sont jetées comme os à ronger par les forces qui nous dominent.