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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
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Jean-Luc s'en va en guerre


Je me souviens du début d'un film de Godard, numéro deux, beau à en pleurer. Jean-Luc, seul dans une salle de projection d'un cinéma. Jean-Luc seul, entouré par des machines, des appareils à projection, 16 mm, 35 mm, de ces drôles de bestioles qui ronflent quand la pellicule gravée passe dans son circuit incertain, faisant entrevoir une petite image sur un rectangle translucide, verre fragile à deux pas du vide. Je me souviens de Godard comme un pilote en son navire, dans une pénombre seulement troublée par sa voix épaisse comme une fumée de cigare, aussi grave qu'un gargouillement de salle de bains. Je n'ai pas vu ce film dans un cinéma. Je l'ai visionné seul chez moi sur un magnétoscope. Nous étions seuls lui et moi. Deux êtres fantomatiques s'échangeant les faveurs d'un univers machinal. Oui, à croire que rien n'avait vraiment commencé, ciel d'orage avant l'orage. Lui et moi attendions l'orage chacun dans notre coin.

Je me souviens de la voix de Jean-Luc, seul contre le monde, ce que j'aime ici c'est qu'il n'y a pas de machins, il n'y a que des machines. Car les machins, à l'instar de Johnny, s'en vont toujours trop tôt en guerre. Ce sont des petits carabiniers qui huilent consciencieusement leurs armes dans des petits appartements savamment disposés, à la campagne, partout où il est possible de le faire. Les machins forment une espèce cuireuse. Ils n'aboieront jamais mais ils mordront à la première occasion. Ils créeront des armées. Quoi de plus terrifiant que des armées de machins ? Regardez dans la ville, à l'heure des fermetures des magasins, au début de la nuit, tous ces carabiniers qui rêvent de faire un carton. Jean-Luc est un être étrange, une forme d'hallucination collective, de désert éloigné. Nous ne savons pas que nous le croisons. Nous ne savons jamais que nous le croisons. Invisible, il a fait des salles de projection son quartier général, sa bibliothèque des anges. Jean-Luc ne me lira pas. Jean-Luc lit toujours autre chose Il est de ces machines insaisissables qui hantent le monde des machins.

Le vrai bonhomme, aujourd'hui, ne peut être qu'une petite bête fragile, à deux doigts de se rompre. Car l'important est dans le minuscule, l'imperceptible, l'intensif. Soyez minuscules, imperceptibles, intensifs plutôt que majuscules, perceptibles, extensifs. La vie n'est pas extensive mais intensive. Elle procède par petits sauts pour soi qui sont aussi, du coup, des sauts pour les autres. Elle va et vient sans jamais transiger avec les armes, sauf peut-être, c'est là sa faiblesse, avec les pistolets à eau qui éclaboussent, c'est connu, les idiots et seulement les idiots. La seule guerre qu'elle s'autorise est ainsi une guerre contre la bêtise. Jean-Luc part en guerre, déclare la guerre à la guerre. Que l'on se rassure, la bêtise gagne toujours. A tous les coups, elle plante son drapeau sur le ventre de l'ennemi. Sauf dans ces étranges planètes martiennes que sont les salles de projection, lieu de prédilection de tous les Jean-Luc. Car le « Jean-Luc » n'est pas un individu isolé. Seul, il sait qu'il y a d'autres « seuls » dans d'autres lieux. Peut-être travaille-t-il pour que la communauté des « seuls » se sente un peu moins seule. Encore qu'il ne soit jamais sûr qu'il s'agisse là d'un véritable travail. Il inclinerait plutôt à croire que c'est sa manière à lui de faire sa sieste, de lézarder au soleil, nu dans son jardin, entouré par toutes les habitations qui forment une ville, une guerre reliée à d'autres guerres Jean-Luc ne cesse de devenir plus petit. Chaque jour, il rapetisse et c'est pourquoi je l'aime. On dirait qu'il y a rognement sur ro-gnement. Etre nu-méro deux plutôt que numéro un, du côté des minuscules plutôt que du côté du capital. Le carabinier aime les ca-pitales et leur air de portefeuille gigantesque. Le « Jean-Luc » préfère les grosses bourgades de province, les lettres minuscules, où s'étirer à loisir devient une façon de remettre de l'ordre dans ses idées.

On le voit, Jean-Luc est devenu autre. Peu à peu il a renoncé à cet air de premier de la classe que lui donnèrent jadis les carabiniers du système, quand quelque chose comme une nouvelle vague advint. Jean-Luc s'est rendu étranger à lui-même. A force des courses ensanglantées de Bébel, des raids sauvages de Pierrot le fou vers le bord de la « province », il a fini par aller ailleurs. Il est devenu un indien dans notre drôle de contrée. Comme Le Clezio après avoir écrit Haï. Comme Deleuze seul en son abécédaire. C'est cela peut-être qui, parfois, fait la nique à la nique. De ces machineries inventées par un Jules Verne qui s'en vont, larguent les amarres, dérivent au bord d'une étrange cartographie revisitée par des enfants. Si l'humanité n'invente pas une autre forme que la guerre, c'est son malheur, il lui arrive d'inventer des formes invisibles à tout carabinier. Comment faire pour que ces formes invisibles prennent le temps de respirer un peu, de prendre l'air, pour que notre monde les accueille de manière à s'accueillir un peu mieux ? Comment le monde peut-il prendre soin de lui-même, s'aimer d'un amour infini, sans dérobade, sans immonde, sans relents, sans boules puantes. Il revient aux passants de veiller au monde. Il revient à des philosophes, à des professeurs Tournesol, à des peintres du samedi ou du dimanche, à des existants méticuleux, à des écrivains sans fortune, à des cinéastes machiniques, à des vivants fragiles, à des souffrants, à des pleureurs, à des amoureux dans et du genre humain, de croiser leurs chemins pour que soit possible un amour du monde, pour que la saloperie de guerre qui frappe à nos portes, entre dans le plus intime de nos existences, la guerre dans l'amour, la guerre au travail, la guerre de tous les jours, dans les grands magasins, dans les petites épiceries, dans le bazar ambiant des vacances attendues de manière guerrière, ne soit pas notre seule vérité.

Je me souviens qu'il y a quelques mois, un écrivain chinois habitant dans une grande tour à l'est de Paris, obtint le prix Nobel de littérature. J'ai pensé à mon oncle lui-même peintre dans l'une de ces grandes tours de Bagnolet que je connais bien pour y être allé plusieurs fois. J'ai pensé à ma tante malade des poumons dans l'une de ces grandes tours de Bagnolet. Tout ceci m'est revenu à la lueur de cet incident suédois. Je crois que j'ai compris ceci. Vivre est une affaire de réconciliation. Avec soi et autrui. Avec tous les autrui qui forment le monde. Aimer la générosité c'est aimer le monde, le contraire de la guerre. C'est certain. Il est plus difficile d'être généreux à Bagnolet qu'ailleurs. Quand les bandes agressent et pillent. Quand la misère s'en prend à la misère. Quand partout c'est la plainte, l'immense plainte des souffrants et des miséreux. Qu'un chinois dissident ait trouvé sol en ses terres de plainte et de souffrance et ait, dans ce froid constant, cherché le chemin le menant vers sa propre générosité, ne me fait rien oublier mais me rend moi-même plus généreux, me donne comme on dit un regain d'espérance. A toi le peintre abîmé, à toi la femme malade, à vous tous qui êtes là et qui ne me voyez pas, que je rencontre à vos dépens, je pense à vous. C'est cela ma misère, car j'aimerais tant pouvoir veiller sur vous. Le vivant est ordinaire comme le passant. Il ne peut pas être un carabinier Jean-Luc, je t'aime.


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