Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
par Gilles Mangard
Imprimer l'articleLa sentinelle
Il est cinq heures du soir ce jour de mars. Le ciel est gris et sans espoir comme le ciel de l’est. Je caresse la crosse de mon fusil. Je me dis que le bois c’est encore de la vie. J’évite de toucher la culasse. Je regarde les champs, je regarde la forêt au loin, je regarde les corbeaux qui planent, je regarde les nuages, je regarde la petite épicerie, de l’autre côté de la route et puis je ne regarde plus rien. Je suis seul avec mes mains sur le bois d’un fusil, à la frontière de quelque part.
Ce soir, un peu plus tard, ils seront là. Ce soir, un peu plus tard, je serai mort. Après ces nuits passées sans sommeil, je ne sais plus ce que cela veut dire. Je voudrais juste dormir. Ces saloperies de chaussures m’écorchent les pieds. Le cuir a durci. Et puis, avec le froid, il s’est craquelé. Mes chaussures sont des fractures et mes pieds sont dedans. Dans trois heures tout au plus je serai mort.
Ce qui est le plus impressionnant, maintenant, c’est le silence. Je ne veux pas dire le calme, mais le silence. A part ces putains de corbeaux, j’ai l’impression d’être le seul à respirer ici. Et puis l’odeur de la terre. Quand j’étais enfant, je partais à la chasse avec mon grand-père, avec des bottes trop grandes pour moi. A six heures du matin un léger manteau de rosée semblait flotter sur les champs de betteraves. Et mon grand-père me disait : « Regarde, c’est la terre qui respire ».
Et puis il se cambrait en arrière, sortait une Gauloise de sa veste, allumait le vieux Zippo que lui avait donné un soldat américain. J’adorais le son du « clic ».
Je n’ai plus de tabac depuis deux jours. Je découvre que ça ne me manque pas. Moi qui n’arrivait pas à arrêter. Je souris à cette idée. Pour le peu qu’il me reste à vivre, je pourrais bien en fumer vingt à l’heure.
Il y a trois jours nous avons reçu les ordres. Evacuation immédiate. Repli. Défaite. Mais un devait rester pour garder la frontière, en vertu de je ne sais pas quel article du code de la guerre. Un sacrifié pour la règle. J’étais le seul célibataire. Et le plus jeune du lot.
Voilà.
Merde, le chien !
Le clebs venu de nulle part. Sans doute celui des épiciers. Ils l’ont laissé en partant. Trop lourd dans les bagages. Il s’est pris un truc dans le dos, une balle ou autre chose. Il est paralysé du train arrière. Depuis deux jours il se traîne. Il se cache, il réapparaît. Je ne me suis pas résolu à le tuer. Mais là, maintenant. Et puis il est de plus en plus pouilleux. Et je n’ai rien à lui donner à bouffer. Et puis...
A vingt mètres de moi, il me regarde tranquillement. Alors j’arme le Famas et lui tire une balle dans la tête.
Sylvia. Ma belle Sylvia. Je t’ai écrit une lettre qu’ils te transmettront. Une belle lettre. Tu ne me manques pas parce que je m’en vais bientôt. A toi la vie. Tu te souviens quand nous nous promenions dans le quartier de la cathédrale. Tes chaussures qui claquaient sur les pavés, le bruit des pigeons qui s’envolaient, les rumeurs de la ville. Et l’odeur de tes cheveux mouillés par la pluie. Et puis la première fois. Il n’y a pas si longtemps ou une éternité. Le temps se contracte devant moi en une boule que je pourrais presque toucher. Je n’osais rien faire, émerveillé par tant de beauté. La lumière de la rue modelait ton corps. Et puis soudain tu étais dans mes bras, et tout devenait simple et terrible. Une des prostituées qui venait de temps en temps (rassure-toi, je ne lui ai jamais rien demandé) avait le même parfum de cheveux mouillés ; ça m’a peiné et puis excité en même temps. Cette sensation m’a rempli de tristesse. Non, Sylvia, tu ne me manques pas.
La lumière décline et j’ai un peu froid. J’aime cette lumière d’hiver. Quand le soleil vient raser les choses du monde sans les réchauffer. Un soleil froid. Comme le sont devenus les hommes maintenant. J’aurais bien voulu avoir un fils pour lui apprendre à ne pas être comme eux. Lui dire : « Reste toujours du côté de l’émotion. Préfère la courbe à l’angle. Sois fier et méfie-toi de l’orgueil. Aime les femmes. Elles sont du côté de la lumière ». Mais j'en aurai pas de fils.
C’est tellement beau ce ciel qui devient rouge et s’assombrit. Il faut que j’enterre le chien, que j’arrête d’avoir peur, que je meure, là maintenant tout de suite à l’instant précis où je le demande. Trop difficile d’attendre. Inhumain.
Et le comble, c’est que je ne veux pas mourir.
Le vent glacé vient lécher mon visage. Comme celui qui passait dans cette chambre d’hôtel. Celui de ton souffle sur ma joue. Tremblante de désir tu te serrais contre moi et je luttais déjà avec la mort. Et plus je te sentais vibrer et plus je me sentais partir très loin. Je n’étais plus qu’un nœud de douleur dans tes bras, haletant, tachycardisant, agonisant. Et plus je m’éloignais et plus tu m’attirais vers un plaisir désormais inaccessible. Le soleil était entre tes cuisses mais la nuit dans tes yeux. Alors tu te retournais sur le ventre et la lumière filtrée par les volets dessinait tes courbes. Je voyais tes hanches fines, le bord de ton dos, le rond du sein gauche se dessinant sous ton aisselle, ton visage enfoui dans les draps et tes cheveux comme une bataille.
Mais la moitié de moi était déjà ailleurs, emportant dans une céphalée, une partie de mon énergie, l’autre moitié n’ayant plus droit à la vie.
Tu réalisais que, toi aussi, dans le fond, tu étais morte depuis longtemps et tout redevenait calme.
Il me reste la mémoire de ton parfum que je retrouve partout désormais. Une fragrance luxueuse et froide pour habiller la tristesse des choses. J’ai oublié son nom mais j’en connais les moindres composants.
Un avion.
J’entends un avion, j’en suis sûr maintenant. Il se rapproche et il vient de là-bas. Il est seul. Reconnaissance. Tranquille. Le satellite a dû faire son boulot. Mais l’armée, c’est l’armée de l’autre côté comme ici alors : vérification. Je ne me suis pas trompé, ça signifie que dans deux heures, deux heures et demi tout au plus, ils seront là. Avec la nuit. Il y aura du bruit, des rires, des histoires drôles ou graveleuses. Je ne sais pas ce qu’ils feront de mon corps. J’espère qu’ils me tueront rapidement. Et qu’ils auront la politesse de creuser pour moi un trou sous la terre comme je suis en ce moment en train de le faire pour cette pauvre bête.
Un ruisseau coule près de la route. Je m’y accroupis pour laver mes mains gelées. Mes genoux s’enfoncent dans la terre meuble et c’est comme un sommeil. Je pose mon corps contre le sol, mes bras plongés dans l’eau et mon visage l’affleurant. Un enfant, je suis un enfant. Quelle différence entre mes larmes et l’onde. Tout m’apparaît si limpide. Si pur.
Le sang.
Je prends mon couteau et, très délicatement je le promène sur mon avant-bras gauche. Allez, je mords. Une si petite incision.
Le sang.
Je trempe mon bras et le filet rouge se perd dans le flux.
Garde-moi, prends-moi. Garde-moi. Je ne veux pas mourir. Garde-moi dans ton corps à jamais, comme ce que je te disais Sylvia quand nous faisions l’amour. Garde-moi en toi. Mais déjà je n’y croyais plus.
La douleur.
Tu la connaissais aussi cette sensation. Là, au creux de l’épigastre. La marque de la frustration, du désir, du manque. Bien rassurante cette algie qui nous faisait espérer des futurs compulsifs. Mais là, maintenant, cette douleur qui n’a plus de futur, c’est quelque chose d’intolérable. Continue à danser mon amour, toi qui es du côté de la vie. Je n’ai plus qu’une barre dans l’estomac pour continuer d’exister un peu.
J’ai posé ma joue sur le sol et je sens la vibration.
Une cigarette.
Peut-être dans l’épicerie.
Je me lève. Mon corps pèse trois tonnes. Les quelques mètres qui me séparent du magasin sont un retour vers l’indicible. L’air est soudain devenu très épais.
Je donne un coup de pied dans la porte. Juste pour la violence et le bruit. Pour le contact. Pour le réel. A l’intérieur tout est sombre. Alors je m’approche de la fenêtre. L’humidité a soudé les bois. Je brise la vitre avec la crosse de mon fusil et j’ouvre le volet. La faible lumière du crépuscule pénètre dans la pièce.
Le désordre.
Tout n’est que désordre. Je vais vers le comptoir. Il n’y a plus rien. Quelques papiers oubliés, un vieux journal avec des photos de femmes. Un dessin d’enfant avec un soleil. Je tire tous les tiroirs. Quelque part je trouve un paquet de clopes entamé. Deux. Il en reste deux. Une tout de suite. Une. Je me coince par terre. Dans le coin. La tête contre la pierre et les yeux vers la fenêtre. Je fume. Un calendrier est accroché au mur. Une scène de moissons. Au premier plan, des hommes se partagent pain et vin en souriant. Une femme debout surveille, inquiète, les enfants qui jouent au second plan et la moissonneuse coupe le blé, au bord de l’horizon. Le ciel est d’un bleu qui n’existe pas. La femme est d’un blond qui n’existe pas et les hommes ont un sourire impossible...
Si l’on veut parler des hommes, il faut évoquer la douleur. C’est la seule sensation qui les unit. La joie est frontière et le bonheur égoïste.
Dans l’entrée, un escalier monte à l’appartement.
Une fois en haut, j’arpente le couloir qui dessert les différentes pièces. Les portes sont restées ouvertes. Je vais d’un bout à l’autre. J’attends l’invite. Et puis je rentre dans la chambre. Il y reste un grand lit de cuivre. Trop lourd sans doute pour avoir pu être transporté. Avec son sommier gris. J’ouvre la fenêtre. Il faut ouvrir les fenêtres de cette maison. Je suis là pour ça.
La sentinelle.
Et puis je vois le foulard. Il dépasse juste un peu, en-dessous du lit. Je le prends. De la soie. Rouge avec un petit taureau noir au milieu, sur le côté une cathédrale loufoque et une inscription « Zaragoza ».
Saragossse.
Une ville d’Aragon au milieu du désert d’Espagne. Une ville de soleil et de violence.
Y-a-t’il la guerre à Saragosse aussi ?
Je roule le foulard dans ma main et je m’allonge sur le lit. Je ferme les yeux un instant. ça tourne. Je n’ai pas mangé depuis deux jours.
L’oppression.
Il faut que je sorte vite. Je redescends l’escalier me retrouve dehors. Le froid est encore plus vif. Le vent plus mordant. Je respire. Je souris.
La deuxième. J’allume la dernière cigarette et me pose contre le mur.
Je me sens bien maintenant. Sans trop savoir pourquoi.
Marrant. Je n’ai plus aucun souvenir de mon enfance. J’essaie mais n’y arrive pas. C’est fini. Juste l’odeur de bois des escaliers de notre première maison, le bruit d’une balançoire qui grince un peu, et l’aboiement d’un chien. Juste ça. Ce n’est pas beaucoup.
J’ai envie de faire l’amour.
Ils arrivent.
Ce soir, un peu plus tard, ils seront là. Ce soir, un peu plus tard, je serai mort. Après ces nuits passées sans sommeil, je ne sais plus ce que cela veut dire. Je voudrais juste dormir. Ces saloperies de chaussures m’écorchent les pieds. Le cuir a durci. Et puis, avec le froid, il s’est craquelé. Mes chaussures sont des fractures et mes pieds sont dedans. Dans trois heures tout au plus je serai mort.
Ce qui est le plus impressionnant, maintenant, c’est le silence. Je ne veux pas dire le calme, mais le silence. A part ces putains de corbeaux, j’ai l’impression d’être le seul à respirer ici. Et puis l’odeur de la terre. Quand j’étais enfant, je partais à la chasse avec mon grand-père, avec des bottes trop grandes pour moi. A six heures du matin un léger manteau de rosée semblait flotter sur les champs de betteraves. Et mon grand-père me disait : « Regarde, c’est la terre qui respire ».
Et puis il se cambrait en arrière, sortait une Gauloise de sa veste, allumait le vieux Zippo que lui avait donné un soldat américain. J’adorais le son du « clic ».
Je n’ai plus de tabac depuis deux jours. Je découvre que ça ne me manque pas. Moi qui n’arrivait pas à arrêter. Je souris à cette idée. Pour le peu qu’il me reste à vivre, je pourrais bien en fumer vingt à l’heure.
Il y a trois jours nous avons reçu les ordres. Evacuation immédiate. Repli. Défaite. Mais un devait rester pour garder la frontière, en vertu de je ne sais pas quel article du code de la guerre. Un sacrifié pour la règle. J’étais le seul célibataire. Et le plus jeune du lot.
Voilà.
Merde, le chien !
Le clebs venu de nulle part. Sans doute celui des épiciers. Ils l’ont laissé en partant. Trop lourd dans les bagages. Il s’est pris un truc dans le dos, une balle ou autre chose. Il est paralysé du train arrière. Depuis deux jours il se traîne. Il se cache, il réapparaît. Je ne me suis pas résolu à le tuer. Mais là, maintenant. Et puis il est de plus en plus pouilleux. Et je n’ai rien à lui donner à bouffer. Et puis...
A vingt mètres de moi, il me regarde tranquillement. Alors j’arme le Famas et lui tire une balle dans la tête.
Sylvia. Ma belle Sylvia. Je t’ai écrit une lettre qu’ils te transmettront. Une belle lettre. Tu ne me manques pas parce que je m’en vais bientôt. A toi la vie. Tu te souviens quand nous nous promenions dans le quartier de la cathédrale. Tes chaussures qui claquaient sur les pavés, le bruit des pigeons qui s’envolaient, les rumeurs de la ville. Et l’odeur de tes cheveux mouillés par la pluie. Et puis la première fois. Il n’y a pas si longtemps ou une éternité. Le temps se contracte devant moi en une boule que je pourrais presque toucher. Je n’osais rien faire, émerveillé par tant de beauté. La lumière de la rue modelait ton corps. Et puis soudain tu étais dans mes bras, et tout devenait simple et terrible. Une des prostituées qui venait de temps en temps (rassure-toi, je ne lui ai jamais rien demandé) avait le même parfum de cheveux mouillés ; ça m’a peiné et puis excité en même temps. Cette sensation m’a rempli de tristesse. Non, Sylvia, tu ne me manques pas.
La lumière décline et j’ai un peu froid. J’aime cette lumière d’hiver. Quand le soleil vient raser les choses du monde sans les réchauffer. Un soleil froid. Comme le sont devenus les hommes maintenant. J’aurais bien voulu avoir un fils pour lui apprendre à ne pas être comme eux. Lui dire : « Reste toujours du côté de l’émotion. Préfère la courbe à l’angle. Sois fier et méfie-toi de l’orgueil. Aime les femmes. Elles sont du côté de la lumière ». Mais j'en aurai pas de fils.
C’est tellement beau ce ciel qui devient rouge et s’assombrit. Il faut que j’enterre le chien, que j’arrête d’avoir peur, que je meure, là maintenant tout de suite à l’instant précis où je le demande. Trop difficile d’attendre. Inhumain.
Et le comble, c’est que je ne veux pas mourir.
Le vent glacé vient lécher mon visage. Comme celui qui passait dans cette chambre d’hôtel. Celui de ton souffle sur ma joue. Tremblante de désir tu te serrais contre moi et je luttais déjà avec la mort. Et plus je te sentais vibrer et plus je me sentais partir très loin. Je n’étais plus qu’un nœud de douleur dans tes bras, haletant, tachycardisant, agonisant. Et plus je m’éloignais et plus tu m’attirais vers un plaisir désormais inaccessible. Le soleil était entre tes cuisses mais la nuit dans tes yeux. Alors tu te retournais sur le ventre et la lumière filtrée par les volets dessinait tes courbes. Je voyais tes hanches fines, le bord de ton dos, le rond du sein gauche se dessinant sous ton aisselle, ton visage enfoui dans les draps et tes cheveux comme une bataille.
Mais la moitié de moi était déjà ailleurs, emportant dans une céphalée, une partie de mon énergie, l’autre moitié n’ayant plus droit à la vie.
Tu réalisais que, toi aussi, dans le fond, tu étais morte depuis longtemps et tout redevenait calme.
Il me reste la mémoire de ton parfum que je retrouve partout désormais. Une fragrance luxueuse et froide pour habiller la tristesse des choses. J’ai oublié son nom mais j’en connais les moindres composants.
Un avion.
J’entends un avion, j’en suis sûr maintenant. Il se rapproche et il vient de là-bas. Il est seul. Reconnaissance. Tranquille. Le satellite a dû faire son boulot. Mais l’armée, c’est l’armée de l’autre côté comme ici alors : vérification. Je ne me suis pas trompé, ça signifie que dans deux heures, deux heures et demi tout au plus, ils seront là. Avec la nuit. Il y aura du bruit, des rires, des histoires drôles ou graveleuses. Je ne sais pas ce qu’ils feront de mon corps. J’espère qu’ils me tueront rapidement. Et qu’ils auront la politesse de creuser pour moi un trou sous la terre comme je suis en ce moment en train de le faire pour cette pauvre bête.
Un ruisseau coule près de la route. Je m’y accroupis pour laver mes mains gelées. Mes genoux s’enfoncent dans la terre meuble et c’est comme un sommeil. Je pose mon corps contre le sol, mes bras plongés dans l’eau et mon visage l’affleurant. Un enfant, je suis un enfant. Quelle différence entre mes larmes et l’onde. Tout m’apparaît si limpide. Si pur.
Le sang.
Je prends mon couteau et, très délicatement je le promène sur mon avant-bras gauche. Allez, je mords. Une si petite incision.
Le sang.
Je trempe mon bras et le filet rouge se perd dans le flux.
Garde-moi, prends-moi. Garde-moi. Je ne veux pas mourir. Garde-moi dans ton corps à jamais, comme ce que je te disais Sylvia quand nous faisions l’amour. Garde-moi en toi. Mais déjà je n’y croyais plus.
La douleur.
Tu la connaissais aussi cette sensation. Là, au creux de l’épigastre. La marque de la frustration, du désir, du manque. Bien rassurante cette algie qui nous faisait espérer des futurs compulsifs. Mais là, maintenant, cette douleur qui n’a plus de futur, c’est quelque chose d’intolérable. Continue à danser mon amour, toi qui es du côté de la vie. Je n’ai plus qu’une barre dans l’estomac pour continuer d’exister un peu.
J’ai posé ma joue sur le sol et je sens la vibration.
Une cigarette.
Peut-être dans l’épicerie.
Je me lève. Mon corps pèse trois tonnes. Les quelques mètres qui me séparent du magasin sont un retour vers l’indicible. L’air est soudain devenu très épais.
Je donne un coup de pied dans la porte. Juste pour la violence et le bruit. Pour le contact. Pour le réel. A l’intérieur tout est sombre. Alors je m’approche de la fenêtre. L’humidité a soudé les bois. Je brise la vitre avec la crosse de mon fusil et j’ouvre le volet. La faible lumière du crépuscule pénètre dans la pièce.
Le désordre.
Tout n’est que désordre. Je vais vers le comptoir. Il n’y a plus rien. Quelques papiers oubliés, un vieux journal avec des photos de femmes. Un dessin d’enfant avec un soleil. Je tire tous les tiroirs. Quelque part je trouve un paquet de clopes entamé. Deux. Il en reste deux. Une tout de suite. Une. Je me coince par terre. Dans le coin. La tête contre la pierre et les yeux vers la fenêtre. Je fume. Un calendrier est accroché au mur. Une scène de moissons. Au premier plan, des hommes se partagent pain et vin en souriant. Une femme debout surveille, inquiète, les enfants qui jouent au second plan et la moissonneuse coupe le blé, au bord de l’horizon. Le ciel est d’un bleu qui n’existe pas. La femme est d’un blond qui n’existe pas et les hommes ont un sourire impossible...
Si l’on veut parler des hommes, il faut évoquer la douleur. C’est la seule sensation qui les unit. La joie est frontière et le bonheur égoïste.
Dans l’entrée, un escalier monte à l’appartement.
Une fois en haut, j’arpente le couloir qui dessert les différentes pièces. Les portes sont restées ouvertes. Je vais d’un bout à l’autre. J’attends l’invite. Et puis je rentre dans la chambre. Il y reste un grand lit de cuivre. Trop lourd sans doute pour avoir pu être transporté. Avec son sommier gris. J’ouvre la fenêtre. Il faut ouvrir les fenêtres de cette maison. Je suis là pour ça.
La sentinelle.
Et puis je vois le foulard. Il dépasse juste un peu, en-dessous du lit. Je le prends. De la soie. Rouge avec un petit taureau noir au milieu, sur le côté une cathédrale loufoque et une inscription « Zaragoza ».
Saragossse.
Une ville d’Aragon au milieu du désert d’Espagne. Une ville de soleil et de violence.
Y-a-t’il la guerre à Saragosse aussi ?
Je roule le foulard dans ma main et je m’allonge sur le lit. Je ferme les yeux un instant. ça tourne. Je n’ai pas mangé depuis deux jours.
L’oppression.
Il faut que je sorte vite. Je redescends l’escalier me retrouve dehors. Le froid est encore plus vif. Le vent plus mordant. Je respire. Je souris.
La deuxième. J’allume la dernière cigarette et me pose contre le mur.
Je me sens bien maintenant. Sans trop savoir pourquoi.
Marrant. Je n’ai plus aucun souvenir de mon enfance. J’essaie mais n’y arrive pas. C’est fini. Juste l’odeur de bois des escaliers de notre première maison, le bruit d’une balançoire qui grince un peu, et l’aboiement d’un chien. Juste ça. Ce n’est pas beaucoup.
J’ai envie de faire l’amour.
Ils arrivent.