Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°33 [février 2001 - mars 2001]
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Nouvelle économie ou nouvelle idéologie ?
La « nouvelle économie » est née. Elle
s’appelle l’économie.net. Elle tombe à pic. Les dégâts sociaux et écologiques du
capitalisme de plus en plus libéralisé sont tels qu’il était temps d’accréditer l’idée d’un
avenir vraiment radieux. Et voici, pêle-mêle : une révolution informationnelle est en marche, bouleversant les processus
productifs au point de promouvoir une
production ne nécessitant plus d’avoir recours à la transformation de la matière, la productivité va faire un bond, les richesses vont foisonner grâce à des secteurs nouveaux où les start-up créeront de la valeur à partir de rien, surtout sans travail devenu inutile. Et, bouquet final : le capital a devant lui un espace infini d’accroissement dans lequel tout le monde est invité à prendre sa part via la Bourse ; la lutte des classes est bel et bien morte et enterrée.
« Nouvelle économie », où es-tu ?
Que faut-il penser de cette suite d’énoncés sans preuves, dont le succès est patent mais dont la vacuité peut être aisément démontrée. Primo, la production ne se détache que partiellement de la matière car, pour échanger des informations et faire de la « communication », il faut des ordinateurs, des réseaux électriques et téléphoniques, des câbles sous-marins, des satellites, des fusées, des usines, des bureaux, de l’énergie, etc., et des cerveaux et des bras pour faire fonctionner le tout. Deuxio, les gains de productivité s’accroissent au-delà de la moyenne uniquement dans le secteur produisant les supports matériels de l’information : ordinateurs et logiciels. Les autres secteurs, utilisateurs de ces supports, notamment dans le tertiaire, n’enregistrent encore que des gains de productivité modestes. Globalement, la productivité augmente moins vite que dans la période d’après-guerre. Tertio, faire du commerce via Internet plutôt que par minitel ou par correspondance ou dans un supermarché n’accroît pas la quantité de richesses disponibles et cela ne supprime en rien la matérialité du transport des marchandises jusqu’au consommateur, avec le cortège de camions sur les routes et les naufrages de pétroliers-épaves en prime. Quarto, les nouveaux services d’échange d’information ne coûtent pratiquement rien et ils ont donc une valeur nulle ou qui tendra vers zéro ; les capitalistes l’ont tellement compris que la bagarre a éclaté entre eux pour concentrer encore davantage toutes les activités de manière à être en situation de capter la valeur qui continuera d’être créée par le seul travail vivant. Le cours boursier des start-up est du vent, de la fiction totale, qui d’ailleurs s’effiloche de jour en jour.
Quant à la croyance que chacun peut s’enrichir à la Bourse, elle fait partie de ces fables qui enthousiasment et anesthésient le peuple aussi facilement qu’une finale de football : si le monde entier est devenu capitaliste, tout le monde ne peut pas être un capitaliste. Parce qu’une valeur doit être produite par certains avant d’être appropriée par d’autres, et parce que tous ne peuvent simultanément voir leur revenu individuel augmenter d’un taux supérieur au taux d’accroissement du revenu global.
Le discours sur la « nouvelle économie » recouvre donc deux choses à la fois. D’abord, une réalité incontestable : l’évolution des techniques entraîne une transformation des manières de produire à travers le renouvellement complet des équipements, une mutation des objets et des services produits et un bouleversement des rapports de forces dans la société. Ensuite, un mythe, voire une mystification : le monde entrerait dans l’au-delà de la nécessité et de la rareté grâce aux vertus d’un capitalisme désormais promis à l’éternité. Ce mythe est largement diffusé par la théorie libérale-néoclassique qui domine l’enseignement de l’économie. Mais il trouve également un écho dans un courant qui se revendique de l’hétérodoxie et qui prétend justifier l’abandon simultané des fondements de l’économie politique et des fondements de la critique de celle-ci, telle que l’avait formulée Marx. Regardons-y de plus près.
Quelle critique de l’économie politique ?
L’économie politique naquit à la fin du XVIIIe siècle au moment où la révolution des rapports sociaux permit à la bourgeoisie montante de prolétariser une fraction croissante des populations rurales en déshérence pour impulser la dynamique de l’accumulation du capital par le biais du développement industriel. Les fondateurs de l’économie politique que l’on appelle classique, au premier rang desquels figure Adam Smith, crurent découvrir alors des lois universelles et intemporelles gouvernant la production et l’échange de richesses : la propriété privée est un droit naturel, les hommes ont une propension à l’échange, leurs intérêts individuels coïncident avec l’intérêt général et le contrat marchand fonde la société. Ils se trompaient car, comme le leur montra un peu plus tard Marx, les lois qu’ils mettaient au jour n’étaient pas naturelles mais sociales et historiques ; en fait, ce ne sont que les lois de l’économie capitaliste : par exemple, la tendance à accumuler le capital qui dégénère périodiquement en crise de surproduction, et la lutte pour la répartition du produit du travail qui oriente le sens de l’évolution de la société.
Cependant, en dépit de leur erreur épistémologique, les classiques eurent le mérite de mettre au centre de l’économie politique le problème de la richesse et de la valeur. En partant d’une idée jadis exprimée par Aristote : les marchandises possèdent une valeur d’usage, par l’utilité qu’elles procurent à leurs utilisateurs, et une valeur d’échange dont le fondement est la quantité de travail nécessaire à leur production. Grâce à cette distinction, ils établissaient l’irréductibilité de la richesse à la valeur : la lumière du soleil, l’air, les services publics et les services rendus dans un cadre domestique ou associatif, constituent des richesses, des valeurs d’usage, sans pour autant avoir de valeur marchande. Certes, ils voyaient cette dernière, que l’on n’allait pas tarder à identifier à « la valeur », comme une propriété immanente du travail concret effectué par le menuisier faisant un meuble ou par le tisserand filant du drap. Marx leur rétorquera justement que la valeur d’échange d’une marchandise ne dépend pas du travail de celui qui l’a produite mais des conditions techniques moyennes de production dans la société et de la rémunération moyenne du capital qu’exigent les capitalistes. Sur le marché capitaliste ne s’échangent donc pas directement des travaux particuliers mais du travail rendu abstrait, c’est-à-dire débarrassé de ses caractéristiques concrètes, pour ne se présenter que sous forme de valeur venant grossir le capital. Ainsi, la possibilité de la critique de l’économie politique était contenue en elle ; c’est ce qui fait toute sa force et cela suffit à justifier que l’on continue de l’étudier aujourd’hui. La théorie de l’exploitation du travail et donc sa critique radicale et définitive grâce au concept de plus-value de Marx est issue de l’économie politique, tout en constituant le noyau de la critique de cette dernière et, au-delà, de celle du capitalisme. En faisant des rapports sociaux le pivot de l’analyse du capitalisme, Marx sortit l’économie politique de son économisme et de son naturalisme.
Or, aujourd’hui, certains esprits1 développent une « critique » qui prétend à la fois dépasser l’économie politique et… sa critique. Quelle est leur thèse ? Les nouvelles techniques introduiraient un nouveau paradigme, c’est-à-dire une révolution conceptuelle qui obligerait à abandonner toutes les catégories que nous utilisions pour analyser le capitalisme. Ainsi, le travail cesserait d’être le centre où se nouent les rapports sociaux capitalistes. Les plus osés allaient jusqu’à dire encore récemment que le travail était en voie de disparition et tous affirment qu’il ne peut plus constituer la substance de la valeur, que la valeur ne peut donc être la forme du travail abstrait, et par conséquent que la quantité de travail ne peut plus en être la mesure. Cela résulterait du passage d’une économie produisant de la matière à partir de la matière et du travail à une économie produisant de l’information à partir de l’information et des connaissances. Dans une telle économie, compteraient les multiples externalités positives2 qui naîtraient de la mise en réseau et qui constitueraient le nouveau cœur de la création de valeur. Enfin, les classes sociales disparaîtraient puisque la financiarisation de l’économie permettrait à tous d’accéder au bien-être.
La thèse de la fin du travail et du salariat comme réalité objective actuelle a été réfutée ailleurs3. Bornons-nous ici à rappeler que l’augmentation de la productivité du travail qui résulte conjointement de l’amélioration des connaissances et du savoir-faire, du perfectionnement des techniques et de la mise en réseau des systèmes productifs et d’échange, n’infirme pas la théorie de la valeur-travail mais la confirme : au fur et à mesure que la productivité augmente, la valeur des marchandises diminue. Quand bien même le travail requis serait entièrement intellectuel, il n’en serait pas moins du travail, et quand bien même le travail nécessaire à la production diminuerait inexorablement jusqu’à disparition complète, cette théorie serait confirmée puisque la valeur d’échange tendrait vers zéro. Ce que ne comprennent ni les économistes libéraux actuels ni leurs faux critiques, c’est que plus la richesse produite augmente en termes physiques, c’est-à-dire en termes de valeurs d’usage, plus la valeur d’échange diminue. Pourquoi entrevoit-on la possibilité d’accéder aux logiciels gratuitement ? Parce qu’ils ne valent rien ou presque, ne nécessitant que peu ou pas de travail, ou plus exactement parce que leur conception – véritable travail immense – est amortie sur un très grand nombre de duplications qui, elles, ne coûtent qu’un travail infime.
Mais, comme l’ensemble de la production ne relève pas – on en est sans doute très éloigné – de l’automatisation complète et donc de l’abondance et de la gratuité, la lutte continue pour l’appropriation de la valeur créée par le travail, celui-ci étant loin d’avoir disparu dans le monde. D’abord, la guerre que mènent les détenteurs de capitaux contre l’emploi, les salaires et les conditions de travail bat son plein. En France, de 1988 à 1998, la productivité du travail a augmenté de 26 % et le pouvoir d’achat des salaires nets de 1,6 %4 ; où est passée la différence sinon en profits5 ? Ensuite, les concentrations d’entreprises par fusions ou absorptions se multiplient : leurs instigateurs entendent se positionner à la meilleure place pour capter le plus de valeur possible par le biais de prix de monopole bien au-dessus de la valeur des produits6 ou tout simplement par le biais de la spéculation sur les plus-values futures.
L’apparence est donc trompeuse : on croit voir poindre de nouveaux secteurs économiques à l’origine d’une source miraculeuse de valeur ajoutée potentiellement infinie. Il n’en est rien : avant même de jaillir, cette source est tarie si elle ne contient en elle aucun travail. Elle ne produira de la valeur que pour autant qu’elle nécessitera du travail. En revanche, si cette production ne requiert que peu de travail et correspond à des besoins, la richesse produite sera proportionnelle à la productivité élevée, tout en n’ayant qu’une valeur faible mais… vendue à un prix démesuré. Tel est le paradoxe, faible valeur et prix élevé par captation de valeur, dont la levée démystifie la « nouvelle économie ».
« Nouvelle économie », bas les masques !
La « nouvelle économie » représente une modification de l’organisation des rapports de forces entre capitalistes pour permettre à ceux qui sont implantés dans des secteurs très capitalistiques7 de s’approprier la meilleure part de la valeur ajoutée dans le monde. La financiarisation de l’économie joue un rôle majeur dans le dénouement de ces rapports de forces. Quand l’action Michelin monte de 12 % dès l’annonce de 7500 suppressions d’emplois, les actionnaires anticipent une amélioration du rapport de forces en leur faveur face aux salariés et donc une exploitation du travail supérieure. Quand les financiers se précipitent sur des start-up qui n’ont encore rien créé, qui ne produiront peut-être jamais ni valeur ni richesse, ils parient sur leur capacité à capter ultérieurement la valeur créée ailleurs. S’ils ont le moindre doute à ce sujet, ils désertent, et la vacuité de l’idéologie de la « nouvelle économie » apparaît au grand jour.
Cette idéologie laisse entendre que le marché financier serait devenu le lieu où se créerait la valeur que les actionnaires revendiquent. Mieux, par une sorte de réification, il serait le créateur même de la valeur par la seule vertu de mécanismes auto-référentiels : la bulle s’enfle parce que tous les spéculateurs croient qu’elle va enfler8. Or la bulle n’est rien, sinon le signe de l’accentuation générale de l’exploitation de la force de travail que le système bancaire cautionne par la couverture du risque qu’il assure aux spéculateurs : ainsi, une inflation portant sur les titres financiers s’est substituée à celle portant sur les biens, démontrant que le taux de chômage que les libéraux considèrent comme naturel est celui qui laisse le rapport de forces inchangé entre le capital et le travail.
Cette idéologie enfin est le masque de la « refondation sociale », véritable entreprise de démolition sociale faite de précarité et de flexibilité dont on peut se demander pourquoi elle semble aussi importante pour un patronat entrant dans l’ère de la si prometteuse « nouvelle économie » : que vaut un discours ne cessant de clamer d’un côté que le travail n’est plus ce qu’il était, c’est-à-dire productif de valeur, et de l’autre qu’il ne faut à aucun prix accorder aux travailleurs une réduction de la durée de leur travail au fur et à mesure que leur productivité progresse, au prétexte qu’on manquerait de… main d’œuvre ? Il n’y a pas, comme certains affectent de le croire, de nouveau mode de production de la valeur et du profit, deux phénomènes qui sont les impensés de la théorie néoclassique et de ses fausses critiques. La seule nouveauté consiste en un approfondissement de la coupure entre travailleurs hyper qualifiés et travailleurs jetables, qui signifie non pas une disparition du prolétariat mais une reprolétarisation dont l’un des symptômes est que l’ordinateur et le téléphone portable permettent de happer le temps de tous jusque dans la sphère la plus intime.
La fiction de la création de valeur et de la richesse par le biais d’une finance conquérante est une nouvelle figure de ce que Marx appelait le fétichisme du capital qui tente de faire passer le fictif ou le virtuel pour le réel. Or, derrière la façade du virtuel se cache toujours la réalité de l’exploitation. Pendant plus d’un siècle, la question sociale fut posée en termes de propriété des moyens de production que la nation devait récupérer. Aujourd’hui, si la « nationalisation » apparaît comme une solution désuète, cela ne vaut pas quitus pour l’extension des privatisations, et surtout pas pour la privatisation des services publics, du savoir et du vivant. Au contraire des moyens de production traditionnels, le savoir s’approfondit quand il est partagé et il s’étiole quand il est monopolisé. Tout plaide donc pour repenser les questions de la répartition collective des gains de productivité et de la propriété des biens communs de l’humanité, c’est-à-dire, in fine, des rapports sociaux. A ce moment-là, on pourra véritablement parler de nouvelle économie, sans guillemets.
s’appelle l’économie.net. Elle tombe à pic. Les dégâts sociaux et écologiques du
capitalisme de plus en plus libéralisé sont tels qu’il était temps d’accréditer l’idée d’un
avenir vraiment radieux. Et voici, pêle-mêle : une révolution informationnelle est en marche, bouleversant les processus
productifs au point de promouvoir une
production ne nécessitant plus d’avoir recours à la transformation de la matière, la productivité va faire un bond, les richesses vont foisonner grâce à des secteurs nouveaux où les start-up créeront de la valeur à partir de rien, surtout sans travail devenu inutile. Et, bouquet final : le capital a devant lui un espace infini d’accroissement dans lequel tout le monde est invité à prendre sa part via la Bourse ; la lutte des classes est bel et bien morte et enterrée.
« Nouvelle économie », où es-tu ?
Que faut-il penser de cette suite d’énoncés sans preuves, dont le succès est patent mais dont la vacuité peut être aisément démontrée. Primo, la production ne se détache que partiellement de la matière car, pour échanger des informations et faire de la « communication », il faut des ordinateurs, des réseaux électriques et téléphoniques, des câbles sous-marins, des satellites, des fusées, des usines, des bureaux, de l’énergie, etc., et des cerveaux et des bras pour faire fonctionner le tout. Deuxio, les gains de productivité s’accroissent au-delà de la moyenne uniquement dans le secteur produisant les supports matériels de l’information : ordinateurs et logiciels. Les autres secteurs, utilisateurs de ces supports, notamment dans le tertiaire, n’enregistrent encore que des gains de productivité modestes. Globalement, la productivité augmente moins vite que dans la période d’après-guerre. Tertio, faire du commerce via Internet plutôt que par minitel ou par correspondance ou dans un supermarché n’accroît pas la quantité de richesses disponibles et cela ne supprime en rien la matérialité du transport des marchandises jusqu’au consommateur, avec le cortège de camions sur les routes et les naufrages de pétroliers-épaves en prime. Quarto, les nouveaux services d’échange d’information ne coûtent pratiquement rien et ils ont donc une valeur nulle ou qui tendra vers zéro ; les capitalistes l’ont tellement compris que la bagarre a éclaté entre eux pour concentrer encore davantage toutes les activités de manière à être en situation de capter la valeur qui continuera d’être créée par le seul travail vivant. Le cours boursier des start-up est du vent, de la fiction totale, qui d’ailleurs s’effiloche de jour en jour.
Quant à la croyance que chacun peut s’enrichir à la Bourse, elle fait partie de ces fables qui enthousiasment et anesthésient le peuple aussi facilement qu’une finale de football : si le monde entier est devenu capitaliste, tout le monde ne peut pas être un capitaliste. Parce qu’une valeur doit être produite par certains avant d’être appropriée par d’autres, et parce que tous ne peuvent simultanément voir leur revenu individuel augmenter d’un taux supérieur au taux d’accroissement du revenu global.
Le discours sur la « nouvelle économie » recouvre donc deux choses à la fois. D’abord, une réalité incontestable : l’évolution des techniques entraîne une transformation des manières de produire à travers le renouvellement complet des équipements, une mutation des objets et des services produits et un bouleversement des rapports de forces dans la société. Ensuite, un mythe, voire une mystification : le monde entrerait dans l’au-delà de la nécessité et de la rareté grâce aux vertus d’un capitalisme désormais promis à l’éternité. Ce mythe est largement diffusé par la théorie libérale-néoclassique qui domine l’enseignement de l’économie. Mais il trouve également un écho dans un courant qui se revendique de l’hétérodoxie et qui prétend justifier l’abandon simultané des fondements de l’économie politique et des fondements de la critique de celle-ci, telle que l’avait formulée Marx. Regardons-y de plus près.
Quelle critique de l’économie politique ?
L’économie politique naquit à la fin du XVIIIe siècle au moment où la révolution des rapports sociaux permit à la bourgeoisie montante de prolétariser une fraction croissante des populations rurales en déshérence pour impulser la dynamique de l’accumulation du capital par le biais du développement industriel. Les fondateurs de l’économie politique que l’on appelle classique, au premier rang desquels figure Adam Smith, crurent découvrir alors des lois universelles et intemporelles gouvernant la production et l’échange de richesses : la propriété privée est un droit naturel, les hommes ont une propension à l’échange, leurs intérêts individuels coïncident avec l’intérêt général et le contrat marchand fonde la société. Ils se trompaient car, comme le leur montra un peu plus tard Marx, les lois qu’ils mettaient au jour n’étaient pas naturelles mais sociales et historiques ; en fait, ce ne sont que les lois de l’économie capitaliste : par exemple, la tendance à accumuler le capital qui dégénère périodiquement en crise de surproduction, et la lutte pour la répartition du produit du travail qui oriente le sens de l’évolution de la société.
Cependant, en dépit de leur erreur épistémologique, les classiques eurent le mérite de mettre au centre de l’économie politique le problème de la richesse et de la valeur. En partant d’une idée jadis exprimée par Aristote : les marchandises possèdent une valeur d’usage, par l’utilité qu’elles procurent à leurs utilisateurs, et une valeur d’échange dont le fondement est la quantité de travail nécessaire à leur production. Grâce à cette distinction, ils établissaient l’irréductibilité de la richesse à la valeur : la lumière du soleil, l’air, les services publics et les services rendus dans un cadre domestique ou associatif, constituent des richesses, des valeurs d’usage, sans pour autant avoir de valeur marchande. Certes, ils voyaient cette dernière, que l’on n’allait pas tarder à identifier à « la valeur », comme une propriété immanente du travail concret effectué par le menuisier faisant un meuble ou par le tisserand filant du drap. Marx leur rétorquera justement que la valeur d’échange d’une marchandise ne dépend pas du travail de celui qui l’a produite mais des conditions techniques moyennes de production dans la société et de la rémunération moyenne du capital qu’exigent les capitalistes. Sur le marché capitaliste ne s’échangent donc pas directement des travaux particuliers mais du travail rendu abstrait, c’est-à-dire débarrassé de ses caractéristiques concrètes, pour ne se présenter que sous forme de valeur venant grossir le capital. Ainsi, la possibilité de la critique de l’économie politique était contenue en elle ; c’est ce qui fait toute sa force et cela suffit à justifier que l’on continue de l’étudier aujourd’hui. La théorie de l’exploitation du travail et donc sa critique radicale et définitive grâce au concept de plus-value de Marx est issue de l’économie politique, tout en constituant le noyau de la critique de cette dernière et, au-delà, de celle du capitalisme. En faisant des rapports sociaux le pivot de l’analyse du capitalisme, Marx sortit l’économie politique de son économisme et de son naturalisme.
Or, aujourd’hui, certains esprits1 développent une « critique » qui prétend à la fois dépasser l’économie politique et… sa critique. Quelle est leur thèse ? Les nouvelles techniques introduiraient un nouveau paradigme, c’est-à-dire une révolution conceptuelle qui obligerait à abandonner toutes les catégories que nous utilisions pour analyser le capitalisme. Ainsi, le travail cesserait d’être le centre où se nouent les rapports sociaux capitalistes. Les plus osés allaient jusqu’à dire encore récemment que le travail était en voie de disparition et tous affirment qu’il ne peut plus constituer la substance de la valeur, que la valeur ne peut donc être la forme du travail abstrait, et par conséquent que la quantité de travail ne peut plus en être la mesure. Cela résulterait du passage d’une économie produisant de la matière à partir de la matière et du travail à une économie produisant de l’information à partir de l’information et des connaissances. Dans une telle économie, compteraient les multiples externalités positives2 qui naîtraient de la mise en réseau et qui constitueraient le nouveau cœur de la création de valeur. Enfin, les classes sociales disparaîtraient puisque la financiarisation de l’économie permettrait à tous d’accéder au bien-être.
La thèse de la fin du travail et du salariat comme réalité objective actuelle a été réfutée ailleurs3. Bornons-nous ici à rappeler que l’augmentation de la productivité du travail qui résulte conjointement de l’amélioration des connaissances et du savoir-faire, du perfectionnement des techniques et de la mise en réseau des systèmes productifs et d’échange, n’infirme pas la théorie de la valeur-travail mais la confirme : au fur et à mesure que la productivité augmente, la valeur des marchandises diminue. Quand bien même le travail requis serait entièrement intellectuel, il n’en serait pas moins du travail, et quand bien même le travail nécessaire à la production diminuerait inexorablement jusqu’à disparition complète, cette théorie serait confirmée puisque la valeur d’échange tendrait vers zéro. Ce que ne comprennent ni les économistes libéraux actuels ni leurs faux critiques, c’est que plus la richesse produite augmente en termes physiques, c’est-à-dire en termes de valeurs d’usage, plus la valeur d’échange diminue. Pourquoi entrevoit-on la possibilité d’accéder aux logiciels gratuitement ? Parce qu’ils ne valent rien ou presque, ne nécessitant que peu ou pas de travail, ou plus exactement parce que leur conception – véritable travail immense – est amortie sur un très grand nombre de duplications qui, elles, ne coûtent qu’un travail infime.
Mais, comme l’ensemble de la production ne relève pas – on en est sans doute très éloigné – de l’automatisation complète et donc de l’abondance et de la gratuité, la lutte continue pour l’appropriation de la valeur créée par le travail, celui-ci étant loin d’avoir disparu dans le monde. D’abord, la guerre que mènent les détenteurs de capitaux contre l’emploi, les salaires et les conditions de travail bat son plein. En France, de 1988 à 1998, la productivité du travail a augmenté de 26 % et le pouvoir d’achat des salaires nets de 1,6 %4 ; où est passée la différence sinon en profits5 ? Ensuite, les concentrations d’entreprises par fusions ou absorptions se multiplient : leurs instigateurs entendent se positionner à la meilleure place pour capter le plus de valeur possible par le biais de prix de monopole bien au-dessus de la valeur des produits6 ou tout simplement par le biais de la spéculation sur les plus-values futures.
L’apparence est donc trompeuse : on croit voir poindre de nouveaux secteurs économiques à l’origine d’une source miraculeuse de valeur ajoutée potentiellement infinie. Il n’en est rien : avant même de jaillir, cette source est tarie si elle ne contient en elle aucun travail. Elle ne produira de la valeur que pour autant qu’elle nécessitera du travail. En revanche, si cette production ne requiert que peu de travail et correspond à des besoins, la richesse produite sera proportionnelle à la productivité élevée, tout en n’ayant qu’une valeur faible mais… vendue à un prix démesuré. Tel est le paradoxe, faible valeur et prix élevé par captation de valeur, dont la levée démystifie la « nouvelle économie ».
« Nouvelle économie », bas les masques !
La « nouvelle économie » représente une modification de l’organisation des rapports de forces entre capitalistes pour permettre à ceux qui sont implantés dans des secteurs très capitalistiques7 de s’approprier la meilleure part de la valeur ajoutée dans le monde. La financiarisation de l’économie joue un rôle majeur dans le dénouement de ces rapports de forces. Quand l’action Michelin monte de 12 % dès l’annonce de 7500 suppressions d’emplois, les actionnaires anticipent une amélioration du rapport de forces en leur faveur face aux salariés et donc une exploitation du travail supérieure. Quand les financiers se précipitent sur des start-up qui n’ont encore rien créé, qui ne produiront peut-être jamais ni valeur ni richesse, ils parient sur leur capacité à capter ultérieurement la valeur créée ailleurs. S’ils ont le moindre doute à ce sujet, ils désertent, et la vacuité de l’idéologie de la « nouvelle économie » apparaît au grand jour.
Cette idéologie laisse entendre que le marché financier serait devenu le lieu où se créerait la valeur que les actionnaires revendiquent. Mieux, par une sorte de réification, il serait le créateur même de la valeur par la seule vertu de mécanismes auto-référentiels : la bulle s’enfle parce que tous les spéculateurs croient qu’elle va enfler8. Or la bulle n’est rien, sinon le signe de l’accentuation générale de l’exploitation de la force de travail que le système bancaire cautionne par la couverture du risque qu’il assure aux spéculateurs : ainsi, une inflation portant sur les titres financiers s’est substituée à celle portant sur les biens, démontrant que le taux de chômage que les libéraux considèrent comme naturel est celui qui laisse le rapport de forces inchangé entre le capital et le travail.
Cette idéologie enfin est le masque de la « refondation sociale », véritable entreprise de démolition sociale faite de précarité et de flexibilité dont on peut se demander pourquoi elle semble aussi importante pour un patronat entrant dans l’ère de la si prometteuse « nouvelle économie » : que vaut un discours ne cessant de clamer d’un côté que le travail n’est plus ce qu’il était, c’est-à-dire productif de valeur, et de l’autre qu’il ne faut à aucun prix accorder aux travailleurs une réduction de la durée de leur travail au fur et à mesure que leur productivité progresse, au prétexte qu’on manquerait de… main d’œuvre ? Il n’y a pas, comme certains affectent de le croire, de nouveau mode de production de la valeur et du profit, deux phénomènes qui sont les impensés de la théorie néoclassique et de ses fausses critiques. La seule nouveauté consiste en un approfondissement de la coupure entre travailleurs hyper qualifiés et travailleurs jetables, qui signifie non pas une disparition du prolétariat mais une reprolétarisation dont l’un des symptômes est que l’ordinateur et le téléphone portable permettent de happer le temps de tous jusque dans la sphère la plus intime.
La fiction de la création de valeur et de la richesse par le biais d’une finance conquérante est une nouvelle figure de ce que Marx appelait le fétichisme du capital qui tente de faire passer le fictif ou le virtuel pour le réel. Or, derrière la façade du virtuel se cache toujours la réalité de l’exploitation. Pendant plus d’un siècle, la question sociale fut posée en termes de propriété des moyens de production que la nation devait récupérer. Aujourd’hui, si la « nationalisation » apparaît comme une solution désuète, cela ne vaut pas quitus pour l’extension des privatisations, et surtout pas pour la privatisation des services publics, du savoir et du vivant. Au contraire des moyens de production traditionnels, le savoir s’approfondit quand il est partagé et il s’étiole quand il est monopolisé. Tout plaide donc pour repenser les questions de la répartition collective des gains de productivité et de la propriété des biens communs de l’humanité, c’est-à-dire, in fine, des rapports sociaux. A ce moment-là, on pourra véritablement parler de nouvelle économie, sans guillemets.
(1) Sans être exhaustif et sans que ces auteurs se rejoignent en tout point, citons : J. Robin, Quand le travail quitte la société post-industrielle, GRIT éditeur, 2 vol., 1993 et 1994 ; D. Méda, Qu’est-ce que la richesse ?, Alto-Aubier, 1999 ; R. Passet, L’illusion néo-libérale, Fayard, 2000 ; J. Rifkin, L’âge de l’accès, La révolution de la nouvelle économie, La Découverte, 2000.
(2) Une externalité est un effet engendré par une activité ou une organisation qui ne se traduit pas par un prix de marché acquitté par le bénéficiaire si l’externalité est positive ou par le fautif si elle est négative.
(3) Voir J.-M. Harribey, L’économie économe, L’Harmattan, 1997 ; ainsi que De la fin du travail à l’économie plurielle : quelques fausses pistes, in Appel des économistes contre la pensée unique, Le bel avenir du contrat de travail, Syros, 2000, p. 19-40.
(4) INSEE, TEF, 1990 à 1999 et Insee première, n° 687, décembre 1999. Il s’agit des salaires nets à structure constante.
(5) Les prélèvements sociaux sur les salaires ont certes progressé mais pas au point de couvrir cette différence.
(6) Voir une présentation simplifiée de ce point délicat de théorie économique dans la chronique de B. Larsabal « La bourse ou la vie » intitulée Hold-up sur la valeur : celui qui ne risque rien a tout, Le Passant Ordinaire, n° 27.
(7) L’intensité capitalistique mesure le degré de mécanisation par rapport à la force de travail employée.
(8) Voir la chronique de B. Larsabal « La bourse ou la vie » intitulée Le miroir aux alouettes, Le Passant Ordinaire, n° 32.
(2) Une externalité est un effet engendré par une activité ou une organisation qui ne se traduit pas par un prix de marché acquitté par le bénéficiaire si l’externalité est positive ou par le fautif si elle est négative.
(3) Voir J.-M. Harribey, L’économie économe, L’Harmattan, 1997 ; ainsi que De la fin du travail à l’économie plurielle : quelques fausses pistes, in Appel des économistes contre la pensée unique, Le bel avenir du contrat de travail, Syros, 2000, p. 19-40.
(4) INSEE, TEF, 1990 à 1999 et Insee première, n° 687, décembre 1999. Il s’agit des salaires nets à structure constante.
(5) Les prélèvements sociaux sur les salaires ont certes progressé mais pas au point de couvrir cette différence.
(6) Voir une présentation simplifiée de ce point délicat de théorie économique dans la chronique de B. Larsabal « La bourse ou la vie » intitulée Hold-up sur la valeur : celui qui ne risque rien a tout, Le Passant Ordinaire, n° 27.
(7) L’intensité capitalistique mesure le degré de mécanisation par rapport à la force de travail employée.
(8) Voir la chronique de B. Larsabal « La bourse ou la vie » intitulée Le miroir aux alouettes, Le Passant Ordinaire, n° 32.