Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
par Gérard Bodin
Imprimer l'articleSanté et Précarité
Dans un contexte de pauvreté structurelle et planifiée, quelle médecine ?Ayant animé pendant près de dix ans des consultations médicales dans les commissions locales d’insertion et exerçant dans un lieu d’accueil pour les personnes sans domicile, je travaille donc au plus près des formes les plus extrêmes du « mal-être » contemporain.
Ce mal-être qui pouvait se métaboliser pour une bonne part dans la vie sociale, dans le travail, dans la famille ou dans le corps social, n’a plus aujourd’hui qu’une issue illusoire et parfois mortelle : la maladie.
Pour éviter tout malentendu, comme le disait Jean Carpentier, il n’est pas inutile de rappeler, que moderne ou pas, l’homme reste l’homme, que les vieux démons de l’âme sont toujours là, que nous marchons toujours debout, que nous mangeons et que nous sommes tous, organiquement ou
psychiquement, mal foutus quelque part.
Du temps d’Hippocrate, on savait déjà qu’il n’y a pas d’explication univoque : la maladie est toujours le résultat d’une conjonction de causes.
Le contact avec les malades nous apprend d’ailleurs assez vite qu’avec les mêmes ingrédients, les uns fabriquent de la vie, et d’autres de la mort : ce qui fait drame pour l’un, peut faire tragédie pour l’autre.
Si l’alcoolisation, la toxicomanie, la violence sont dans ma pratique les modes d’expression privilégiés de cet état de mal-être, c’est que ça permet aux personnes de survivre à coté du reste du monde, parce que le manque du produit vient masquer les autres manques qui font la vie du commun des mortels : de l’amour, un métier, des projets, etc.
Cette histoire, la personne qui est en face du médecin la connaît dans les moindres détails, elle ne veut justement pas en entendre parler, parce que de le savoir déjà la rend malade, et qu’elle se dit qu’il n’y a pas d’autre solution praticable en dehors de celle-là et que c’est bien pour ça qu’elle fait appel au médecin.
Le médecin a juste besoin de tout un faisceau de justifications pour être ce garagiste dont parle Tomkiewicz, symptôme par symptôme, organe par organe et il sait qu’au bout de cette démarche, il va pouvoir changer le filtre à air ou le carburateur de l’homme-machine.
Ce schéma qui, il faut bien le reconnaître, a donné et donne encore des résultats remarquables, a malheureusement été étendu à l’ensemble des pratiques.
A l’angine répondent les antibiotiques comme à l’hypertension artérielle les anti-hypertenseurs, les anxiolytiques à l’angoisse…
On a beau savoir qu’être malade est aussi une façon de dire que n’importe qui ne peut pas supporter n’importe quoi, n’importe quand et dans n’importe quelle situation, veut-on réellement aborder cette question, quand brille si joliment le néon du garage ? Certes le médecin n’est pas seul en cause : il y a le patron et les employés, les clients et aussi les fournisseurs.
Georges Canguilhem avait bien essayé de nous prévenir, mais on avait pas grand chose à faire à ce moment-là, de la médecine globale et des intrications du normal et du pathologique.
De fait, le médecin est entraîné dans un cul-de-sac le plus souvent pour rendre ce cul-de-sac vivable, plutôt que pour lui trouver une sortie.
Et c’est pourquoi plus de 40% des Français, avalent des anxiolytiques et des antidépresseurs.
On ne vient pas toujours chez le médecin pour guérir, on y vient aussi pour nommer « maladie » son mal-être, pour l’autoriser, le légaliser, l’habiller et parfois l’enkyster.
Parce qu’au bout du compte, silencieuse ou non, la parole du malade demande des réponses, et elle déborde d’autant plus que de plus en plus de personnes se trouvent rejetées à la périphérie des idéaux contemporains (de la jeunesse, du dynamisme, de l’activité, de la mobilité…).
Et la maladie, dans ce cas, peut devenir insistante, elle réclame un projet, de l’amour, de l’aventure, du travail, et ceci jusqu’à la mort si la réponse n’est pas trouvée.
Les patients que je rencontre sont les figures les plus saisissantes de cette quête, dans laquelle ils épuisent une énergie prodigieuse.
Il faut en convenir, la maladie n’est pas le contraire de la santé mais l’un des moyens de leur bataille pour la santé, l’une des armes de leur résistance acharnée à la vie qu’ils mènent.
Le positivisme réducteur, qui sert de référence à l’idéologie médicale contemporaine, soutenu par les complexes politico-industriels capables de mobiliser un gigantesque arsenal médiatique (voir les délires qui accompagnent la transcription du génome humain), n’empêche pas que la réalité vienne ouvrir des brèches dans cet édifice.
La publication en 2000 par l’INSERM d’un travail de recherche sur les inégalités sociales de santé nous donne l’occasion de vérifier l’étendue du malentendu entre les personnes et le champ biomédical.
Je cite « …les inégalités de santé, concrètement mesurées par les taux de morbidité et de mortalité, la fréquence des handicaps moteurs ou des troubles mentaux, l’espérance et la qualité de vie, sont aussi des inégalités sociales » ainsi « la question posée ici porte sur la manière dont les inégalités produites par les sociétés s’expriment dans les corps, dont le social se transcrit dans le biologique ».
Autrement dit : pourquoi, le risque pour un manœuvre de mourir entre trente-cinq et soixante-cinq ans est-il plus de trois fois supérieur à celui d’un ingénieur.
« Il y va donc d’une inégalité fondamentale, car elle touche les êtres humains dans leur vie, c’est-à-dire, pour reprendre la distinction qu’Hannah Arendt tient pour essentielle dans la condition humaine, à la fois dans leur vie physique, leur existence biologique, dont les inégalités devant la mort donnent précisément la mesure, et dans leur vie sociale, leur reconnaissance comme sujet politique, ce que les débats autour des inégalités d’accès aux soins montrent bien ».
Les disparités sociales de santé relèvent bien d’un enjeu politique : elles constituent des inégalités qui contreviennent à l’idéal démocratique.
Une des hypothèses qui permettent d’expliquer le relatif désintérêt pour la question des inégalités sociales de santé provient probablement en grande partie de l’absence de demande sociale et politique, la création de la sécurité sociale après la seconde guerre mondiale a laissé penser dans un contexte de croissance économique où la pauvreté était considérée comme résiduelle, que l’intégration de la population dans un système universel de protection sociale résoudrait le problème des inégalités de santé, appréhendée là encore essentiellement en terme d’accès aux soins.
Le traitement politique de l’accroissement des dépenses de santé ne paraît pas tenir compte jusqu’à présent de l’approche suggérée par le rapport Soubie (1993) : « A force de concentrer notre attention sur le système de soins, nous avons oublié de décrypter les rouages complexes qui relient santé et bien-être », la régulation de la consommation des soins reste largement prioritaire.
La conséquence de ce processus par lequel l’exercice en cabinet libéral entre dans les mœurs au point que toute autre forme de pratique a un caractère exceptionnel, est de favoriser la tendance à considérer la santé d’un point de vue individualiste.
La relation d’individu à individu au sein du cabinet médical finit par masquer les conditions sociales de possibilité du développement de la santé et de la maladie.
Or, au cours des vingt-cinq dernières années, les enjeux liés à la maîtrise des dépenses de santé, à l’apparition de l’épidémie du sida et aux séquelles sanitaires du développement d’une extrême pauvreté remettent pourtant en cause cette polarisation sur le curatif.
La démocratisation de la consommation médicale est impuissante à réduire les écarts sociaux de santé ; de meilleurs traitements thérapeutiques pour les séropositifs et les sidéens n’enrayent pas la diffusion de l’épidémie chez les plus mal instruits et les plus pauvres ; soigner les chômeurs n’empêche pas le stress et l’anxiété liés à la quête d’emploi. La plupart de ces personnes ne dispose pas des références adéquates pour faire face à certains événements, en particulier pour ce qui concerne la gestion de leur santé. Elle ne dispose pas, de fait, de l’usage, de l’expérience et des « compétences médicales » indispensables pour évaluer leur état de santé, et pour identifier certaines ressources (droit, circuits de soins et de prévention, etc.). Les principales difficultés des publics précarisés, ne sont pas liées seulement à un défaut du système de couverture sociale, mais au fait qu’ils n’ont pas les ressources économiques, culturelles mais surtout la reconnaissance sociale leur permettant d’assurer leur identité et leur autonomie, ils se trouvent ainsi dans l’impossibilité de formuler un projet de vie.
Dans un avis du Haut Comité de la Santé Publique, pour qui 25% de la population est concernée par la précarisation qui touche « non seulement les catégories les plus défavorisées, mais également, bien que de façon moindre, des couches sociales qui bénéficiaient encore, il y a peu de temps, d’une relative stabilité de l’emploi et du revenu ». Il ajoute : « La précarité ne caractérise pas une catégorie sociale particulière, mais elle est le résultat d’un enchaînement d’événements et d’expériences qui débouchent sur des situations de fragilisation économique, sociale et familiale ».
« Elle se définit comme un état d’instabilité sociale caractérisé par l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales et de jouir de leurs droits fondamentaux… ».
Ce que Robert Castel nomme « désaffiliation », ou la « disqualification », selon le terme employé par Serge Paugam, décrivent la complexité des modifications du système productif et de leurs contreparties dans les transformations de la sociabilité.
La frontière entre la condition de sans emploi et les nouvelles catégories de salariés pauvres n’est pas perméable, - le salarié en CDD ou le stagiaire en insertion ayant une probabilité élevée de basculer dans le chômage -, mais elle est également perçue comme telle par les personnes concernées, qui sont de plus en plus nombreuses à se sentir menacées par la précarisation, même lorsqu’elle bénéficient d’un emploi.
Cet état de délitement des liens sociaux affecte aussi profondément, l’ensemble des ressources non proprement économiques qu’un individu peut mobiliser afin de disposer d’un certain pouvoir sur la conduite de son existence et pour faire face aux événements et situations qui se présentent, ce que F. Bouchayer désigne par « le degré de maîtrise culturelle ».
Ce qui a bien évidemment de nombreuses répercussions sur la capacité des personnes à se préoccuper de leur état de santé.
Comme le décrit très bien J.F. Lae dans un ouvrage récent : Fracture sociale (Ed. Desclée de Brouwer) à propos du récit de vie d’un SDF : « On le voit aller des conditions structurantes du travail et des régularités amicales aux aléas des petits boulots, des attaches familiales aux déménagements qui les morcellent, de l’intimité avec les proches aux regards égarés par les aspérités de la vie ».
Il nous est difficile d’admettre que nous ne sommes plus dans une situation de « pauvreté résiduelle » (à condition d’admettre que cela ait été le cas) mais dans une situation où la pauvreté est structurelle et planifiée…
Le déni politique et social qui entoure cette question a produit toute une série de dispositifs totalement illisibles (rien que pour les jeunes en difficulté on a : le FAJ, le CAPED, le CAA, l’AJM, TRACE, ASI… puis le RMI, l’API, etc.), ayant pour effet de produire du morcellement social.
Or, si nous considérons que l’un des enjeux majeurs de l’action publique est de construire une vision commune entre ses membres, alors il est très important de changer le regard sur la pauvreté, et de faire en sorte que ce changement implique l’ensemble des institutions.
C’est ce que rappelait la déclaration Internationale de Recife, adoptée en avril 1996, à l’initiative du Centre des Nations Unies pour les Etablissements Humains :
- tant que le regard des institutions publiques sur la pauvreté ne change pas, ces institutions sont une part du problème plutôt qu’une part de la solution,
- le propre des institutions publiques est d’inverser le rapport entre unité et diversité : là où les gens pauvres vivent leur pauvreté comme un tout, les institutions la vivent comme un phénomène multidimensionnel ; si les institutions traitent les pauvres en catégories administratives réputées homogènes, les pauvres eux-mêmes sont très sensibles à la diversité de leurs situations et de leurs trajectoires,
- enfin, les institutions ont du mal à considérer les pauvres comme des acteurs.
La déréliction et l’échec mis en scène dans les espaces urbains nous obligent à repenser les conditions pour articuler dans une unité la diversité de la société et de la ville.
Il importe désormais de prendre en compte tous les aspects de la pauvreté, d’un point de vue global, et de créer les conditions qui permettent l’expression des modes d’appropriation de l’environnement.
Si l’on veut décliner la crise de la ville selon les catégories du logement, du travail, de la famille, de la santé, la question mérite d’être traitée comme un tout. Le vécu de la maladie ainsi que la capacité à évaluer son état de santé sont donc très étroitement liés au niveau d’intégration sociale, à la nature des liens que la personne entretient avec l’environnement, à l’organisation des systèmes d’appartenance permettant la production de sens et de reconnaissance, l’amélioration de la santé des individus passe nécessairement par le rétablissement des liens sociaux.
Notre expérience nous amène très naturellement à proposer de véritables alternatives aux évolutions des pratiques médicales contemporaines, dans le cadre d’un projet de médecine sociale, pour que le médecin ne soit pas ce garagiste dont nous parlions, et qu’il retrouve une place dans le champ de la santé publique. Pour cela il convient d’ouvrir des lieux.de consultations qui ne soient pas que des lieux de soin, mais aussi des lieux d’écoute, de reconnaissance des savoirs, de retissage des réseaux au travers desquels chacun pourrait se construire une appartenance sociale. Il faut avoir à l’esprit que ceux qui vivent le plus violemment la panne de la société ont à nous ouvrir les yeux sur ses dysfonctionnements. Comme le dit Paul Virilio « le pauvre est le prophète de ce qui doit changer dans la ville ».
Ce mal-être qui pouvait se métaboliser pour une bonne part dans la vie sociale, dans le travail, dans la famille ou dans le corps social, n’a plus aujourd’hui qu’une issue illusoire et parfois mortelle : la maladie.
Pour éviter tout malentendu, comme le disait Jean Carpentier, il n’est pas inutile de rappeler, que moderne ou pas, l’homme reste l’homme, que les vieux démons de l’âme sont toujours là, que nous marchons toujours debout, que nous mangeons et que nous sommes tous, organiquement ou
psychiquement, mal foutus quelque part.
Du temps d’Hippocrate, on savait déjà qu’il n’y a pas d’explication univoque : la maladie est toujours le résultat d’une conjonction de causes.
Le contact avec les malades nous apprend d’ailleurs assez vite qu’avec les mêmes ingrédients, les uns fabriquent de la vie, et d’autres de la mort : ce qui fait drame pour l’un, peut faire tragédie pour l’autre.
Si l’alcoolisation, la toxicomanie, la violence sont dans ma pratique les modes d’expression privilégiés de cet état de mal-être, c’est que ça permet aux personnes de survivre à coté du reste du monde, parce que le manque du produit vient masquer les autres manques qui font la vie du commun des mortels : de l’amour, un métier, des projets, etc.
Cette histoire, la personne qui est en face du médecin la connaît dans les moindres détails, elle ne veut justement pas en entendre parler, parce que de le savoir déjà la rend malade, et qu’elle se dit qu’il n’y a pas d’autre solution praticable en dehors de celle-là et que c’est bien pour ça qu’elle fait appel au médecin.
Le médecin a juste besoin de tout un faisceau de justifications pour être ce garagiste dont parle Tomkiewicz, symptôme par symptôme, organe par organe et il sait qu’au bout de cette démarche, il va pouvoir changer le filtre à air ou le carburateur de l’homme-machine.
Ce schéma qui, il faut bien le reconnaître, a donné et donne encore des résultats remarquables, a malheureusement été étendu à l’ensemble des pratiques.
A l’angine répondent les antibiotiques comme à l’hypertension artérielle les anti-hypertenseurs, les anxiolytiques à l’angoisse…
On a beau savoir qu’être malade est aussi une façon de dire que n’importe qui ne peut pas supporter n’importe quoi, n’importe quand et dans n’importe quelle situation, veut-on réellement aborder cette question, quand brille si joliment le néon du garage ? Certes le médecin n’est pas seul en cause : il y a le patron et les employés, les clients et aussi les fournisseurs.
Georges Canguilhem avait bien essayé de nous prévenir, mais on avait pas grand chose à faire à ce moment-là, de la médecine globale et des intrications du normal et du pathologique.
De fait, le médecin est entraîné dans un cul-de-sac le plus souvent pour rendre ce cul-de-sac vivable, plutôt que pour lui trouver une sortie.
Et c’est pourquoi plus de 40% des Français, avalent des anxiolytiques et des antidépresseurs.
On ne vient pas toujours chez le médecin pour guérir, on y vient aussi pour nommer « maladie » son mal-être, pour l’autoriser, le légaliser, l’habiller et parfois l’enkyster.
Parce qu’au bout du compte, silencieuse ou non, la parole du malade demande des réponses, et elle déborde d’autant plus que de plus en plus de personnes se trouvent rejetées à la périphérie des idéaux contemporains (de la jeunesse, du dynamisme, de l’activité, de la mobilité…).
Et la maladie, dans ce cas, peut devenir insistante, elle réclame un projet, de l’amour, de l’aventure, du travail, et ceci jusqu’à la mort si la réponse n’est pas trouvée.
Les patients que je rencontre sont les figures les plus saisissantes de cette quête, dans laquelle ils épuisent une énergie prodigieuse.
Il faut en convenir, la maladie n’est pas le contraire de la santé mais l’un des moyens de leur bataille pour la santé, l’une des armes de leur résistance acharnée à la vie qu’ils mènent.
Le positivisme réducteur, qui sert de référence à l’idéologie médicale contemporaine, soutenu par les complexes politico-industriels capables de mobiliser un gigantesque arsenal médiatique (voir les délires qui accompagnent la transcription du génome humain), n’empêche pas que la réalité vienne ouvrir des brèches dans cet édifice.
La publication en 2000 par l’INSERM d’un travail de recherche sur les inégalités sociales de santé nous donne l’occasion de vérifier l’étendue du malentendu entre les personnes et le champ biomédical.
Je cite « …les inégalités de santé, concrètement mesurées par les taux de morbidité et de mortalité, la fréquence des handicaps moteurs ou des troubles mentaux, l’espérance et la qualité de vie, sont aussi des inégalités sociales » ainsi « la question posée ici porte sur la manière dont les inégalités produites par les sociétés s’expriment dans les corps, dont le social se transcrit dans le biologique ».
Autrement dit : pourquoi, le risque pour un manœuvre de mourir entre trente-cinq et soixante-cinq ans est-il plus de trois fois supérieur à celui d’un ingénieur.
« Il y va donc d’une inégalité fondamentale, car elle touche les êtres humains dans leur vie, c’est-à-dire, pour reprendre la distinction qu’Hannah Arendt tient pour essentielle dans la condition humaine, à la fois dans leur vie physique, leur existence biologique, dont les inégalités devant la mort donnent précisément la mesure, et dans leur vie sociale, leur reconnaissance comme sujet politique, ce que les débats autour des inégalités d’accès aux soins montrent bien ».
Les disparités sociales de santé relèvent bien d’un enjeu politique : elles constituent des inégalités qui contreviennent à l’idéal démocratique.
Une des hypothèses qui permettent d’expliquer le relatif désintérêt pour la question des inégalités sociales de santé provient probablement en grande partie de l’absence de demande sociale et politique, la création de la sécurité sociale après la seconde guerre mondiale a laissé penser dans un contexte de croissance économique où la pauvreté était considérée comme résiduelle, que l’intégration de la population dans un système universel de protection sociale résoudrait le problème des inégalités de santé, appréhendée là encore essentiellement en terme d’accès aux soins.
Le traitement politique de l’accroissement des dépenses de santé ne paraît pas tenir compte jusqu’à présent de l’approche suggérée par le rapport Soubie (1993) : « A force de concentrer notre attention sur le système de soins, nous avons oublié de décrypter les rouages complexes qui relient santé et bien-être », la régulation de la consommation des soins reste largement prioritaire.
La conséquence de ce processus par lequel l’exercice en cabinet libéral entre dans les mœurs au point que toute autre forme de pratique a un caractère exceptionnel, est de favoriser la tendance à considérer la santé d’un point de vue individualiste.
La relation d’individu à individu au sein du cabinet médical finit par masquer les conditions sociales de possibilité du développement de la santé et de la maladie.
Or, au cours des vingt-cinq dernières années, les enjeux liés à la maîtrise des dépenses de santé, à l’apparition de l’épidémie du sida et aux séquelles sanitaires du développement d’une extrême pauvreté remettent pourtant en cause cette polarisation sur le curatif.
La démocratisation de la consommation médicale est impuissante à réduire les écarts sociaux de santé ; de meilleurs traitements thérapeutiques pour les séropositifs et les sidéens n’enrayent pas la diffusion de l’épidémie chez les plus mal instruits et les plus pauvres ; soigner les chômeurs n’empêche pas le stress et l’anxiété liés à la quête d’emploi. La plupart de ces personnes ne dispose pas des références adéquates pour faire face à certains événements, en particulier pour ce qui concerne la gestion de leur santé. Elle ne dispose pas, de fait, de l’usage, de l’expérience et des « compétences médicales » indispensables pour évaluer leur état de santé, et pour identifier certaines ressources (droit, circuits de soins et de prévention, etc.). Les principales difficultés des publics précarisés, ne sont pas liées seulement à un défaut du système de couverture sociale, mais au fait qu’ils n’ont pas les ressources économiques, culturelles mais surtout la reconnaissance sociale leur permettant d’assurer leur identité et leur autonomie, ils se trouvent ainsi dans l’impossibilité de formuler un projet de vie.
Dans un avis du Haut Comité de la Santé Publique, pour qui 25% de la population est concernée par la précarisation qui touche « non seulement les catégories les plus défavorisées, mais également, bien que de façon moindre, des couches sociales qui bénéficiaient encore, il y a peu de temps, d’une relative stabilité de l’emploi et du revenu ». Il ajoute : « La précarité ne caractérise pas une catégorie sociale particulière, mais elle est le résultat d’un enchaînement d’événements et d’expériences qui débouchent sur des situations de fragilisation économique, sociale et familiale ».
« Elle se définit comme un état d’instabilité sociale caractérisé par l’absence d’une ou plusieurs des sécurités, notamment celle de l’emploi, permettant aux personnes et familles d’assumer leurs obligations professionnelles, familiales et sociales et de jouir de leurs droits fondamentaux… ».
Ce que Robert Castel nomme « désaffiliation », ou la « disqualification », selon le terme employé par Serge Paugam, décrivent la complexité des modifications du système productif et de leurs contreparties dans les transformations de la sociabilité.
La frontière entre la condition de sans emploi et les nouvelles catégories de salariés pauvres n’est pas perméable, - le salarié en CDD ou le stagiaire en insertion ayant une probabilité élevée de basculer dans le chômage -, mais elle est également perçue comme telle par les personnes concernées, qui sont de plus en plus nombreuses à se sentir menacées par la précarisation, même lorsqu’elle bénéficient d’un emploi.
Cet état de délitement des liens sociaux affecte aussi profondément, l’ensemble des ressources non proprement économiques qu’un individu peut mobiliser afin de disposer d’un certain pouvoir sur la conduite de son existence et pour faire face aux événements et situations qui se présentent, ce que F. Bouchayer désigne par « le degré de maîtrise culturelle ».
Ce qui a bien évidemment de nombreuses répercussions sur la capacité des personnes à se préoccuper de leur état de santé.
Comme le décrit très bien J.F. Lae dans un ouvrage récent : Fracture sociale (Ed. Desclée de Brouwer) à propos du récit de vie d’un SDF : « On le voit aller des conditions structurantes du travail et des régularités amicales aux aléas des petits boulots, des attaches familiales aux déménagements qui les morcellent, de l’intimité avec les proches aux regards égarés par les aspérités de la vie ».
Il nous est difficile d’admettre que nous ne sommes plus dans une situation de « pauvreté résiduelle » (à condition d’admettre que cela ait été le cas) mais dans une situation où la pauvreté est structurelle et planifiée…
Le déni politique et social qui entoure cette question a produit toute une série de dispositifs totalement illisibles (rien que pour les jeunes en difficulté on a : le FAJ, le CAPED, le CAA, l’AJM, TRACE, ASI… puis le RMI, l’API, etc.), ayant pour effet de produire du morcellement social.
Or, si nous considérons que l’un des enjeux majeurs de l’action publique est de construire une vision commune entre ses membres, alors il est très important de changer le regard sur la pauvreté, et de faire en sorte que ce changement implique l’ensemble des institutions.
C’est ce que rappelait la déclaration Internationale de Recife, adoptée en avril 1996, à l’initiative du Centre des Nations Unies pour les Etablissements Humains :
- tant que le regard des institutions publiques sur la pauvreté ne change pas, ces institutions sont une part du problème plutôt qu’une part de la solution,
- le propre des institutions publiques est d’inverser le rapport entre unité et diversité : là où les gens pauvres vivent leur pauvreté comme un tout, les institutions la vivent comme un phénomène multidimensionnel ; si les institutions traitent les pauvres en catégories administratives réputées homogènes, les pauvres eux-mêmes sont très sensibles à la diversité de leurs situations et de leurs trajectoires,
- enfin, les institutions ont du mal à considérer les pauvres comme des acteurs.
La déréliction et l’échec mis en scène dans les espaces urbains nous obligent à repenser les conditions pour articuler dans une unité la diversité de la société et de la ville.
Il importe désormais de prendre en compte tous les aspects de la pauvreté, d’un point de vue global, et de créer les conditions qui permettent l’expression des modes d’appropriation de l’environnement.
Si l’on veut décliner la crise de la ville selon les catégories du logement, du travail, de la famille, de la santé, la question mérite d’être traitée comme un tout. Le vécu de la maladie ainsi que la capacité à évaluer son état de santé sont donc très étroitement liés au niveau d’intégration sociale, à la nature des liens que la personne entretient avec l’environnement, à l’organisation des systèmes d’appartenance permettant la production de sens et de reconnaissance, l’amélioration de la santé des individus passe nécessairement par le rétablissement des liens sociaux.
Notre expérience nous amène très naturellement à proposer de véritables alternatives aux évolutions des pratiques médicales contemporaines, dans le cadre d’un projet de médecine sociale, pour que le médecin ne soit pas ce garagiste dont nous parlions, et qu’il retrouve une place dans le champ de la santé publique. Pour cela il convient d’ouvrir des lieux.de consultations qui ne soient pas que des lieux de soin, mais aussi des lieux d’écoute, de reconnaissance des savoirs, de retissage des réseaux au travers desquels chacun pourrait se construire une appartenance sociale. Il faut avoir à l’esprit que ceux qui vivent le plus violemment la panne de la société ont à nous ouvrir les yeux sur ses dysfonctionnements. Comme le dit Paul Virilio « le pauvre est le prophète de ce qui doit changer dans la ville ».
* Médecin, responsable médical du SAMU Social Prado 33 de Bordeaux.