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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
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© Passant n°34 [avril 2001 - mai 2001]
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Anciens combattants marocains

Le dernier exil
Ces gens viennent d’une autre époque ; ce sont des survivants. Ils ont entre soixante-dix et quatre-vingt dix ans. Ils furent soldats de l’armée française ; ils sont anciens combattants perdus entre deux continents. Ils participèrent aux campagnes militaires de la seconde guerre mondiale, de la libération de la France à l’occupation de l’Allemagne, puis aux guerres d’Indochine et d’Algérie ; ils sont maintenant, à la fin de leur vie, échoués en France, en attente de reconnaissance, touchant le RMI à défaut d’autre chose, survivant plutôt que vivant pour envoyer de l’argent à leur famille restée au Maroc.



Leur histoire commence à être connue mais depuis dix ans, rien ne bouge, ou presque. Ces vieillards en exil dont on estime le nombre en France à plus de 1 000 sont des anciens-combattants marocains. Ils ont servi dans l’armée française durant des périodes d’engagement allant de deux à vingt ans. En 1959, l’Etat français a « cristallisé » - ou « gelé » - les montants de ces pensions qui depuis, n’étant plus indexés sur le coût de la vie, n’ont pas évolué. A l’époque, en pleine décolonisation, au moment où d’autres Etats comme le Royaume-Uni supprimaient ces pensions versées à des membres de l’ancien « empire », la France défendait une position médiane : elle reconnaissait sa dette tout en prenant acte avec une certaine amertume des désirs d’émancipation des peuples. A ces anciens soldats que l’on avait recrutés à la hâte et parfois dans des conditions troubles, on proposait également de venir en France. Quarante ans après, ce gel des pensions est devenu une injustice criante. Ces hommes qui, étant donné leur âge, sont de moins en moins nombreux chaque année, touchent des pensions militaires allant de 100 à 500 francs par mois suivant leurs années de service, soit en moyenne dix fois moins que leurs homologues français. Et depuis dix ans, depuis l’instauration du RMI, ces hommes viennent en France car leur statut leur donne droit à un titre de séjour qui lui-même leur ouvre des droits pour toucher le RMI ou le Revenu minimum vieillesse. A condition de résider en permanence sur le territoire français. C’est la raison de leur exil. A défaut d’une pension « revalorisée » - augmentée suivant le niveau de vie au Maroc -, ils acceptent donc cet étrange sacrifice. Ils n’ont rien à faire ici, si ce n’est attendre chaque mois le paiement des aides sociales.

Ils sont d’abord venus à Bordeaux parce que s’y trouve le tribunal des pensions militaires et le centre des archives militaires. Le bouche-à-oreille et le fait qu’un dispositif d’accueil se soit lentement mis en place a fait le reste. Entre dix et quinze anciens combattants marocains arrivent chaque mois à Bordeaux. On estime leur nombre dans cette ville à environ 600. Pendant cinq ans, c’est une association - L’Entraide protestante - qui avait reçu la mission de les accueillir (démarches administratives, logements, repas, etc.). C’est cette association qui a fait connaître leur situation en la médiatisant largement. Elle a aussi jeté l’éponge avec amertume devant l’absence d’une prise en compte et d’une tentative de résolution politique de ce problème. Depuis septembre dernier, c’est la Sonacotra - qui logeait déjà des anciens combattants - qui a reçu la mission de « gérer » les nouvelles arrivées mais aussi de placer ces hommes devenus trop nombreux et trop voyants à Bordeaux dans d’autres foyers en France. Perpignan, Nantes, Limoges, Gien..., une forme de dispersion est à l’œuvre. Officiellement pour leur bien puisque les places libres dans les foyers bordelais se font rares. Dans le même temps, le centre des archives militaires a été lui aussi déplacé de Bordeaux à Caen. Jusqu’à présent, le principe de la cristallisation des pensions n’a jamais été remis en cause. Si ce n’est quelques aménagements du texte, le seul acte politique jusqu’à ce jour a été de prévoir dans la loi de finance 2001 la tenue d’une commission parlementaire d’étude sur cette question.

Ainsi dispersés, quelle possibilité de parole vont avoir ces vieux hommes qui connaissent encore la Marseillaise par cœur et qui auraient tendance à accepter leur sort ? Qui va se soucier de quelques vieux Marocains maîtrisant mal le français à Gien, de quelques autres à Limoges ou à Nantes ?

L’époque est pourtant au fameux devoir de mémoire mis en exergue lors du procès Papon à Bordeaux. On reparle de la torture en Algérie. Sans tomber dans un désir d’auto-flagellation permanent, il s’agit cette fois du passé colonial de la France, des centaines de milliers « d’étrangers » morts sous uniforme français et des survivants qui se retrouvent dans une situation scandaleuse. Il s’agit de l’histoire de la France, avec ses épisodes glorieux auxquels ont participé ces anciens combattants mais aussi ses guerres de colonies dont ils faisaient également partie, toujours sous uniforme français. Quand ils sont rentrés au pays après leur temps de service, ces hommes ont été vus comme des traîtres. Maintenant, on aurait tendance ici à les considérer comme des vieux mendiants. Ni tout à fait ici, ni tout à fait là-bas, ils sont dans cet entre-deux où on pourrait facilement les oublier. Pour certaines victimes de l’histoire, il est trop tard pour une « réparation » autre que symbolique. Ce n’est pas encore le cas pour les anciens combattants. Avec une humilité qui peut révolter ceux qui les côtoient, ils demandent un dernier geste. L’argent qui est dépensé ici pour eux, pourquoi ne pas décider de leur en reverser une partie au Maroc ? Est-ce que cela serait fatal au budget de l’Etat français ?

L’Etat attend leur mort. On traite une question politique comme un problème social. Ils ont effectivement accès aux soins, ils sont logés dans les « cellules » des foyers d’urgence, d’autres vivent dans des taudis loués au centre de Bordeaux par des « marchands de sommeil » sans scrupules, ils peuvent être aidés par toutes les associations caritatives, ils ont le droit d’errer indéfiniment sur le sol français, certains peuvent même finir leur vie dans des centres de gériatrie loin de leur famille et mourir ici. Cela arrive régulièrement. Cette misère particulière est le produit de l’histoire et d’une défaillance volontaire de la mémoire. Si personne ne prend la parole pour ces hommes, si leur situation ne devient pas un enjeu moral, ils continueront d’être dispersés jusqu’à la mort du dernier qui acceptera cet ultime exil.

journaliste.

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