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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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Un nouveau tiers-mondisme en politique ?


Comment doit-on accueillir les étrangers ? Depuis quelques années, la question est d’actualité et l’on peut prévoir sans risque de se tromper qu’elle continuera durablement de se poser. Comme l’explique Hans-Magnus Enzenberger, nous sommes en effet entrés dans l’ère des grandes migrations1. Jamais les échanges de biens et de personnes n’ont été aussi développés à l’échelle mondiale, alors que parallèlement, dans de nombreux pays, vivre rime encore avec misère et extrême pauvreté, guerres et famines. Comment n’en résulterait-il pas une forte pression migratoire sur les pays du Nord ? D’où le problème politique de l’accueil des étrangers. Il est le plus souvent compris comme un problème de médecine sociale : nous ne pourrions accueillir toute la misère du monde parce que toute société admettrait un seuil de tolérance bien déterminé A ce propos, il suffira d’indiquer que les sociétés ne sont pas des corps organiques isolés (pas plus que les étrangers des microbes), tout en rappelant une remarque d’Enzenberger : « Manifestement, les gens d’Europe occidentale sont nombreux à se croire en danger de mort. Ils comparent leur situation à celle de naufragés. Ils inversent en somme la métaphore. Ce sont les gens du pays, qui se voient comme des Boat people en fuite, des émigrants de l’entrepont, ou des Albanais affamés entassés sur un vaisseau fantôme »2. Mais le problème de l’accueil des étrangers mérite également d’être considéré sous un jour, comme un problème authentiquement politique mettant en jeu le sens même de la démocratie et la valeur que nous pouvons lui accorder à l’époque de l’économie mondialisée et de la mondialisation des résistances.

On connaît le discours sur les étrangers : « qu’ils restent chez eux, on n’en veut pas chez nous ». Afin de mettre ses ressorts en lumières, commençons par demander ce que signifie « être chez soi ». Etre chez soi, c’est, semble-t-il, se mouvoir dans un monde dans lequel nous pouvons réaliser nos attentes fondamentales, ce qui définit bien une forme de liberté, et peut-être la plus haute. Ces attentes fondamentales dépendent de notre besoin de voir reconnue notre dignité d’être humain, mais aussi notre identité, c’est-à-dire l’ensemble des valeurs auxquelles nous identifions notre existence particulière. Nous nous sentons « chez nous » lorsque nous vivons dans un monde qui nous semble conforme à ces valeurs, et inversement, c’est ce chez nous qui fait la valeur de notre existence, car c’est lui qui nous permet de voir reconnus par les habitants d’un même monde les traits caractéristiques de notre identité personnelle.

Dans un monde où l’ensemble des rapports sociaux sont pris dans une dynamique de rationalisation à des fins de valorisation marchande, il est normal que le sentiment d’être chez soi devienne toujours plus problématique. Sans doute faut-il admettre avec Adorno que cette dynamique conduit nécessairement à remplacer « l’être chez soi » par la « vie mutilée »3, par l’existence dans un monde où toutes les relations sociales sont soumises aux exigences dépersonnalisées de la valorisation. Sans doute faut-il également reconnaître que ce processus atteint une phase nouvelle, sous la double contrainte d’une crise durable et d’une mondialisation qui affectent profondément l’identité. Les effets de la crise sur les identités professionnelles sont évidents, ses effets sur les identités sexuelles et familiales le sont tout autant : difficile pour un père de continuer à revendiquer efficacement son autorité lorsqu’il est durablement privé de travail et qu’il ne parvient plus à maintenir une image positive de lui-même4. Quant aux identités culturelles, elles sont profondément affectées par le développement d’une mondialisation s’accompagnant de l’imposition d’un code culturel dominant (disons anglo-saxon) et de la fragilisation des cultures particulières.

Comment se sentir chez soi dans un monde qui me demande de ne plus être moi parce qu’il n’offre plus d’espace pour mes identités ? Dans une telle situation de remise en cause de « l’être chez soi », dans une situation où cette remise en cause est liée à une pression extérieure (la mondialisation), comment l’hospitalité ne se renverserait-elle pas en hostilité5, comment les étrangers présents sur le territoire ne seraient-ils pas conçus comme les représentants de ce qui remet en cause la liberté, comme un danger à contenir ? Sans doute faut-il admettre en effet que l’hostilité à l’égard des étrangers exprime l’exigence légitime d’un contrôle sur notre propre existence et sur le monde où nous avons à réaliser notre liberté. A ceci près que l’hostilité à l’égard des étrangers donne de cette exigence légitime une interprétation erronée, parce que la présence des étrangers sur le territoire national n’est pas la cause de cette fragilisation de l’identité, tout au plus l’un des effets de la dynamique produisant la vie mutilée. Cette exigence légitime devrait conduire à une tentative de contrôle politique du monde social dont la stigmatisation de populations particulières ne saurait tenir lieu.

Quelle forme doit donc prendre cette exigence légitime ? Le problème est ici double, car d’une part, ce contrôle politique semble toujours dans les faits synonyme d’une souveraineté nationale, ou multinationale (dans le cadre des institutions européennes par exemple), et d’autre part, parce que l’exercice de cette souveraineté semble toujours lié à la défense d’une culture déterminée. Le premier aspect du problème concerne le rapport que doit entretenir cette souveraineté nationale ou multinationale avec ceux qui sont hors du cadre national ou multinational, le second concerne la place que la défense d’une culture particulière doit prendre dans l’exercice politique d’une souveraineté qui ne saurait s’y réduire. Le premier aspect du problème conduit à la définition d’un (nouveau) tiers-mondisme politique, le second à la définition d’un (nouvel) internationalisme politique.

Quelle place doit prendre la défense d’une culture particulière dans l’exercice démocratique de la souveraineté ? Si la démocratie a une valeur, c’est parce qu’elle est l’un des instruments nécessaires de notre émancipation et que cette émancipation passe notamment par la critique de tout ce que nos traditions comportent d’irrationnel et de négateur de la liberté. L’idée de démocratie semble donc difficilement compatible avec le principe de la défense d’une culture particulière. Mais il semble également que toute émancipation doit avoir pour but la réalisation de la liberté dans un monde où nous nous sentons chez nous, et il semble difficile de comprendre ce que pourrait être un tel « chez nous » qui ne serait pas défini par sa conformité à des valeurs culturelles ou à des identités. Nous rencontrons donc une aporie, la seule solution possible est donc à chercher dans l’idée d’une défense de l’identité qui ne soit pas inconditionnelle, mais toujours conditionnée par l’horizon de l’émancipation. Pour penser cette limitation, nous disposons de deux modèles : suivant le premier, il faut s’appuyer sur des principes universels pour déterminer quels types de défense de l’identité sont légitimes, et quels types ne le sont pas6. Mais l’on peut également se référer à un second modèle pour lequel la limitation de l’identité doit s’effectuer non pas au nom de principes universels (dont on peut toujours se demander comment les appliquer), mais dans le développement de la lutte et de la délibération politique. Une illustration de ce modèle est fournie par les luttes contre la mondialisation où l’on voit toute sorte de revendications identitaires et sociales se combiner (des Indiens du Chiappas aux services publics européens, en passant par les Sans-terres du Brésil et la défense de la francophonie au Québec) et prendre ainsi une forme commune dans leur processus de politisation. Dans une telle situation, non seulement la défense de l’identité n’est pas hostile à l’étranger, mais elle est fondamentalement hospitalière aux autres cultures et aux autres identités, puisqu’elle voit dans une alliance le moyen de la défense de la culture et de l’identité. Ce qui revient à dire que l’exigence d’émancipation ne peut trouver de signification véritable que dans le nouvel internationalisme politique de ce dialogue des identités7.

Venons-en au second aspect du problème : quel rapport une souveraineté nationale ou multinationale doit-elle entretenir avec ceux qui restent hors de ce cadre national ou multinational ? L’époque actuelle se caractérise notamment par une intensification des relations économiques internationales qui n’est accompagnée ni par une réduction notable des inégalités entre les différentes parties du monde8 ni par une unification politique du monde. A quelques exceptions près, le modèle démocratique auquel nous nous référons quand nous parlons de démocratie est l’apanage du Nord, c’est-à-dire de la partie du monde privilégiée. De cette unification seulement économique du monde, il résulte que les décisions que nous prenons démocratiquement pour exercer notre souveraineté sur notre lieu de vie ont des conséquences sur le monde entier, et notamment sur les sociétés dans lesquelles la vie est manifestement infiniment moins vivable que chez nous. N’y a-t-il pas là un problème risquant de remettre en cause jusqu’au sens même de l’idée de démocratie9 ? En effet, qu’elle est la justification de la démocratie sinon l’exigence que tous ceux qui sont concernés pas une décision politique participent à son élaboration ? Quelle peut encore être la légitimité de la citoyenneté démocratique si les décisions d’une minorité (les votants aux Etats-Unis ou en Europe) s’imposent directement ou indirectement au monde entier, c’est-à-dire à une population dont la plus grande partie n’a pu prendre part à la délibération ? Quelle peut-être la valeur d’une souveraineté destinée à contrôler un monde où des individus ont à réaliser leur liberté si l’exercice de cette souveraineté influe sur les conditions de vie de ceux qui, à l’étranger, ne peuvent avoir aucun espoir de faire de leur monde un monde vivable ?

Pour résoudre ce problème, il semble qu’il n’y ait là encore que deux solutions possibles. D’une part, établir une forme de démocratie mondiale, ce qui suppose tout un ensemble de conditions qui sont loin d’être remplies et dont on peut se demander si elles le seront un jour D’autre part, trouver le moyen de résoudre de façon interne ce problème, en trouvant une solution permettant de représenter dans les îlots démocratiques du Nord le point de vue de tous ceux qui ne font que subir les conséquences des démocraties du Nord ; en d’autres termes : représenter le Sud dans le Nord. Comment représenter le Sud dans le Nord, alors que par définition, il est hors de lui ? La question semble purement spéculative, elle est pourtant très actuelle, car à l’époque des grandes migrations, les pays du Nord sont peuplés par le Sud, par ces étrangers auxquels on refuse tous les droits politiques (en entérinant ainsi juridiquement l’existence d’une classe de citoyens dénués de droits reconnus pourtant comme des droits de l’homme, ce qui équivaut à ne réserver la pleine humanité qu’aux nationaux et aux résidents de l’union européenne)10. Une solution est bien possible, elle consiste à accorder indirectement au Sud un droit de participation démocratique dans le Nord par l’intermédiaire de leurs émigrants auxquels seraient accordés de pleins droits politiques. Ce qui revient à dire qu’à l’époque de la mondialisation, celle de l’interconnexion des économies et des sociétés, mais également celle des grandes migrations, il est temps de penser autrement le lien de la citoyenneté et de la nationalité sous peine de faire perdre tout sens à l’idée de démocratie, non seulement parce que les non-nationaux seront toujours plus nombreux sur le territoire national, mais encore parce que le cadre national ne peut plus être conçu comme un cadre pertinent pour l’exercice de la souveraineté.

Lorsque l’on souligne que la mondialisation périme l’idée de souveraineté nationale, c’est le plus souvent pour ajouter l’une des deux propositions politiques suivantes : la première est qu’il faut restaurer la souveraineté de l’Etat dans un cadre national contre les institutions européennes, c’est ce qu’on nomme en France le discours souverainiste ; la seconde est qu’il faut restaurer la souveraineté de l’Etat sur une échelle plus large (l’Europe), ce qui constitue le point commun des différentes formes que revêt l’option fédéraliste. Dans un cas comme dans l’autre, le problème des implications de mondialisation est posé comme un problème exclusivement lié à l’exercice interne d’une souveraineté, alors qu’il concerne aussi, et tout aussi fondamentalement, le rapport de cette souveraineté avec tous ceux qui sont hors du territoire où s’exerce directement cette souveraineté. Puisque les luttes sociales mondialisées et le nouvel internationalisme qu’elles génèrent s’accompagnent aujourd’hui du discrédit généralisé de la politique institutionnalisée, l’heure est venue d’un nouveau tiers-mondisme militant pour la reconnaissance du droit à la politique de tous ceux qui représentent les misères sur laquelle la politique fait silence : celles du Sud au premier chef, mais aussi toutes celles qu’accumulent au Nord les immigrés du Sud (racisme ordinaire, travail précaire et infractions au droit du travail, conditions de logement indignes ou ségrégation sociale dans les quartiers défavorisés). Le tiers-mondisme social faisait de l’exploitation du Sud l’argument fondamental de la critique de la prospérité du Nord, ce nouveau tiers-mondisme est politique : il se superpose à l’ancien en voyant dans l’exploitation du Sud (et dans cette « délocalisation sur place »11 que constitue au Nord le travail clandestin des sans-papiers du Sud) l’argument fondamental de la critique des formes dans lesquelles s’exerce la démocratie au Nord et le prolongement politique nécessaire des résistances au nouvel ordre du monde.

(1) H.-M. Enzenberger, La grande migration, Gallimard, 1995
(2) Ibid., p. 28-29.
(3) T. W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, Payot, 1983, p. 36 : « “Il fait même partie de mon bonheur de ne pas être propriétaire ”, écrivait Nietzsche dans le Gai Savoir. Il faudrait ajouter maintenant qu’il fait aussi partie de la morale de ne pas habiter chez soi. Voilà qui témoigne du rapport difficile que l’individu entretient avec ce qu’il possède, pour autant qu’il possède encore quelque chose ».
(4) Sur la crise économique comme « crise anthro-pologique » affectant les différents niveaux de l’identité, voir C. Dubar, La crise des identités, PUF, 2000.
(5) Sur ce rapport de l’hospitalité et de l’hostilité, voir J. Derrida, De l’hospitalité, Calmann-Levy, 1997.
(6) Voir par exemple, J. Habermas, « La lutte pour la reconnaissance dans l’Etat de droit démocratique », in L’intégration républicaine, Fayard, 1998, p. 205-256.
(7) A ce propos, voir C. Corman, Sur la piste des marranes, de Sefarad à Seattle, Editions du Passant, 2000.
(8) Même si le cycle qui associait réduction des inégalités internes aux pays développés et accroissement des inégalités Nord-Sud est rompu, comme le montre P.-N. Giraud, L’inégalité du monde. Economie du monde contemporain, Gallimard, 1996.
(9) Le problème est posé par A. Wellmer, « Les conditions d’une culture démocratique », in A. Berten et alii, Libéraux et communautariens, PUF, 1997, p. 392 sq
(10) A ce propos, voir E. Balibar, « Le droit de cité ou l’apartheid », in E. Balibar et alii, Sans papiers : l’archaïsme fatal, La découverte, 1999, p. 89-116, repris in E. Balibar, Nous, citoyens d’Europe ?, La découverte, 2001, p. 68-92.
(11) E. Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocation sur place », in E. Balibar et alii, Sans-papiers : l’archaïsme fatal, p. 9-34.

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