Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
par Sayouba Traoré
Imprimer l'articleFrance-Afrique : l’état des lieux
Qui sont les PMA ? Dans les années soixante, on parlait de pays sous-
développés, puis de pays en voie de
développement. Aujourd’hui, la situation du tiers-monde est si dégradée qu’une nouvelle sous-catégorie est apparue, les pauvres des pauvres en somme : les PMA ou pays les moins avancés. En quoi la France intervient-elle dans cette affaire ? Quel est son rôle et quelles sont ses
responsabilités ? Pour répondre à toutes ces questions, il suffit de voir quels pays sont concernés. Parmi les 49 PMA, 34 sont africains, 9 sont asiatiques, 5 sont dans la zone Pacifique et 1 dans la zone Caraïbes.
Les PMA africains représentent entre 600 millions et 630 millions de personnes. Et 0,05% du commerce mondial. Un PNB annuel par habitant inférieur à 500 dollars par an. La misère économique s’accompagne d’un – ou entraîne un – dénuement total en matière de santé avec épidémies et pandémies. Ce n’est pas tout : insécurité à l’intérieur des Etats (dictatures, troubles politiques, guerres civiles) et insécurité à l’extérieur (guerres régionales, conflits frontaliers). Sur ces 34 pays africains, près de la moitié sont francophones. Et plus de la moitié font partie de la zone CFA, c’est-à-dire sous influence directe de la Banque de France. Une large partie de ces pays ont des accords commerciaux, des protocoles militaires et des liens politiques avec la France. Si on ne devient pas une grande puissance par hasard, on ne devient pas PMA non plus par hasard. Que nous dit l’histoire ?
Au début était l’esclavage
La France ne fut pas le premier Etat colonisateur, tout comme elle ne fut pas le principal esclavagiste. L’Espagne et le Portugal ouvrirent la voie. À l’époque, ces deux pays étaient les principales puissances disposant d’une technologie suffisante pour se lancer hors d’Europe. Ils furent suivis par la Hollande, l’Angleterre et la France. Un continent a fait les frais dans cette histoire tragique : l’Afrique. Deux continents se sont enrichis : l’Europe et l’Amérique. Comment ? Pour conquérir les territoires américains, les cow-boys n’ont pas hésité à décimer les Amérindiens. Et pour exploiter ces terres, on a fait venir d’Afrique la main-d’œuvre la moins chère au monde : des esclaves. C’est-à-dire des hommes et des femmes qu’il fallait simplement nourrir et soigner. C’est la même logique que pour les délocalisations actuelles : faire exécuter un travail et le payer le moins cher possible. Dans un cas, on enlève les travailleurs et on les parque autour de l’outil de production. Dans le second cas, on prend l’outil de production et on l’implante là où les coûts salariaux sont les plus bas, là où il n’y a pas de lois sociales pour empêcher de faire monter les dividendes.
Dans les milieux progressistes d’Afrique, on peut entendre dire que c’est la machine à vapeur qui a aboli l’esclavage. Si le capitaliste trouve un moyen de production plus commode et plus rentable que l’esclave, il n’hésitera jamais. L’esclavage sera aboli mais pas l’exploitation. La colonisation finira mais l’exploitation prendra d’autres voies. La dette, les accords militaires, le commerce inéquitable des matières premières, les magouilles politiques avec des dictateurs locaux sont les nouvelles chaînes.
Quelques exemples
Le correspondant de l’AFP au Nigeria s’est intéressé à la situation des travailleurs du cacao. Un cas frappant, celui de Raphaël Ibitayo, un métayer de 23 ans travaillant sur l’une des plus grandes plantations de cacao de son village, Bamikemo-Oja, dans le sud-ouest du pays. Célibataire, il partage une cabane rudimentaire avec un autre métayer. Pour Raphaël, la journée commence, dès 7 heures du matin, par six heures de travail sur la plantation, à désherber et traiter les cacaoyers puis à récolter les cabosses arrivées à maturité. Malgré ce travail, le jeune Nigérian ne parvient pas à joindre les deux bouts. L’après-midi, il débute une deuxième journée d’apprenti charpentier. Les fermiers du secteur du cacao sont totalement dépendants des acheteurs de fèves. En 2000, le prix fixé par les acheteurs de fèves de cacao produites par les soins de Raphaël évoluait entre 60 et 70 naira (soit 44 à 50 cents) le kilo. Sur cette somme dérisoire, les acheteurs prélèvent, entre autres, le coût des insecticides. Sur le restant, deux tiers vont encore au propriétaire de la plantation. Un tiers seulement revient au métayer.
Les experts estiment que quelques cinq millions de ménages d’Afrique occidentale et centrale vivent de la production de cacao. Selon eux, les conditions dans lesquelles celui-ci est produit sont de plus en plus préoccupantes, alors que l’industrie chocolatière, elle, se porte à merveille. Parfois, les producteurs ne savent même pas à quel usage on destine leur produit ni combien ils peuvent réclamer en échange.
Sur le front sanitaire, ce n’est guère plus brillant. L’exemple de la tuberculose est édifiant. Cette maladie connaît une progression importante aussi bien dans les pays développés que dons les pays du tiers-monde. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, la tuberculose est responsable du décès de trois millions de personnes dans le monde par an, ce qui en fait la première cause de mortalité par infection bactérienne. On estime qu’en 1997, il y a eu 8 millions de nouveaux cas de tuberculose et 8,4 millions en 1999. Près de 95% des patients atteints par cette maladie vivent dans les pays en voie de développement. En Afrique, où l’on note une progression de l’incidence de près de 20%. Est-ce un hasard si dans les pays développés cette pathologie touche principalement une frange particulière de la population : des sans domicile fixe, des migrants venant de pays à forte endémie tuberculeuse ainsi que des patients infectés par le VIH ?
La politique n’est jamais loin
Lorsqu’il y a un drame quelque part, ou que l’on constate un problème, la politique n’est jamais totalement innocente. Si l’on considère la liste des PMA, rares sont les Etats connaissant un fonctionnement démocratique. L’Angola est en proie à une effroyable guerre civile qui ravage le pays depuis 1975. Le Burkina Faso vit sous une dictature qui ne dit pas son nom. Le Burundi menace à tout moment de verser dans un cataclysme similaire à celui qu’a vécu le Rwanda. Le Cap-Vert évolue entre émeutes populaires et élections contestées. Quant à la Centrafrique, on n’a pas noté de changement significatif depuis les pantalonnades sanglantes de Bokassa. Le Congo Démocratique a chassé Mobutu pour hériter ensuite de Kabila. L’espoir aujourd’hui, c’est le fils Kabila, mais à Kinshasa on retient son souffle. Djibouti ne sait même plus s’il est indépendant, s’il veut continuer à l’être ou s’il vaut mieux y renoncer. L’Ethiopie et l’Erythrée n’ont pas fini de s’entre-tuer entre deux coups d’Etat. La Gambie subit alternativement son armée nationale et les armées de redoutables voisins que sont les forces rebelles de Casamance et l’armée régulière sénégalaise. La Guinée se trouve en guerre contre le RUF de Sierra Leone et le Liberia du terrible Charles Taylor. La Tchad et le Togo croupissent sous la férule de présidents « démocratiquement élus à vie » que sont Idriss Déby et Eyadéma. Il est inutile ici d’allonger indéfiniment la liste. La traduction de ce tour d’horizon, c’est que les habitants de ces contrées sont volés des fruits de leur travail, n’ont pas accès aux soins et aux médicaments, vivent dans l’insécurité politique, voient tous leurs droits bafoués quotidiennement et n’ont aucune perspective d’avenir autre que l’émigration vers les pôles d’abondance que constituent les pays développés. Lorsque l’économie nationale était étatisée, seuls profitaient les proches et les partisans des dictateurs. La mondialisation libérale n’a pas changé ces mœurs. Le FMI et la Banque Mondiale disent de privatiser. Fort bien ! Le potentat privatise au bénéfice de ses amis ou de prête-noms qui dégraissent les effectifs des entreprises. Et gare au syndicaliste qui trouverait à redire !
Pourquoi toujours incriminer la France, pourrait-on dire ? C’est bien simple. Chaque dictateur dans le tiers-monde a son mentor dans les pays développés. Pour la France, on a parlé de pré carré. Aux lendemains des indépendances africaines, le ministère des Colonies est devenu tout simplement le ministère de la Coopération. Dans les milieux politiques africains, lorsqu’on parle de la rue Oudinot ou de la rue Monsieur, on comprend à demi-mot. Les deux pôles administratifs de cette affaire sont le ministère de la Coopération et le bureau du président de la République. Sous François Mitterrand, on n’a pas craint de parler de domaine réservé. Le dispositif se complète d’éléments de la hiérarchie militaire. Aucun militaire africain n’est suffisamment débile pour entreprendre un putsch sans l’aval de ces milieux. D’abord, ils ont besoin de soutien financier et de la logistique militaire pour se lancer dans une telle aventure. Ensuite, pour gouverner, une certaine « assistance » est indispensable. Si le pays fait partie de la zone monétaire CFA, il a besoin de l’aval du gouverneur de la Banque de France pour engager une quelconque opération. Les populations qui ont vécu la dévaluation du Franc CFA en 1994 vous parleront des effets pervers des liens monétaires entre ces pays et la France. Imaginez un peuple qui voit son pouvoir d’achat étranger divisé par deux en une journée, alors que, dans le même temps, les prix augmentent.
Une multinationale française peut asphyxier économiquement votre pays et étrangler votre pouvoir. Il a suffi de l’intervention d’une société comme Elf pour renverser le président congolais Pascal Lissouba et installer Denis Sassou NGuesso à sa place. La consigne du président Jacques Chirac : « Pascal, ça suffit! Il faut laisser la place à Denis. » Et ainsi fut fait. Lorsqu’une population se soulève contre un dictateur, les paras français sont là pour « rétablir l’ordre ». Kolwézi I et II et opération Barracuda sous Giscard d’Estaing ; opération Manta et opération Turquoise sous Mitterrand : il y a une certaine continuité dans cette politique. Et si d’aventure tout cela ne suffisait pas, il reste le boulet de la dette.
Nécessaires évolutions
En arrivant au pouvoir en juin 1997, Lionel Jospin affichait son désir de changer les choses dans le domaines de la politique africaine de la France. Il y a eu une certaine réorganisation administrative. Le ministère de la Coopération est devenu un Secrétariat d’Etat. Le discours a changé également. Des bases militaires françaises ont été fermées sur le continent africain. Les effectifs militaires ont également été réduits. Mais sur le fond, rien n’a véritablement évolué. L’influence de la France est toujours la même. Les principaux verrous sont toujours en place. Les dictateurs ont fait des élections truquées et sont restés sur leur trône. La politique monétaire à l’égard de la zone CFA est toujours la même. Les pratiques commerciales sur le marché des matières premières sont toujours aussi inéquitables. Les paras français n’interviennent plus directement contre des populations insurgées. Des relais locaux sont là, plus efficaces et moins suspects. Même allégée, la dette hypothèque toujours les tentatives de développement. On atteint là les limites du fameux droit d’inventaire. Pourquoi ? Tout simplement parce que la politique africaine ne relève pas du premier ministre. Les leviers institutionnels sont entre les mains du président de la République. Les leviers économiques sont entre les mains des compagnies multinationales. Quant à la politique monétaire internationale, les principaux acteurs sont des organismes supranationaux. Lorsque la banque Mondiale dicte sa loi, même la France s’abstient d’intervenir.
Faut-il pour autant désespérer ? Assurément non ! D’autres acteurs interviennent dans ce jeu compliqué Le plus visible, en ces débuts de troisième millénaire, c’est la société civile, et principalement dans les pays développés. Attac, Max Haavelard en France, Oxfam-Magasins du monde en Belgique, des mouvements politiques, des associations et des regroupements de citoyens se mobilisent pour la suppression de la dette et pour l’instauration d’un commerce international équitable. À Bruxelles, l’AFP a rencontré Denis Lambert, responsable pour la Belgique d’Oxfam-Magasins du monde, qui rassemble 200 points de vente. L’exemple du café est éloquent. Depuis janvier 1999, le prix du café est en chute libre, à la suite du démantèlement du système de régulation intervenu en 1989. Cette baisse hypothèque la survie de millions de producteurs. Ainsi, pour l’Ouganda, le Burundi, le Rwanda et l’Ethiopie, le café représente plus de la moitié des revenus à l’exportation. Les fluctuations du marché, accentuées par les spéculateurs, peuvent réduire de moitié, d’une année sur l’autre, le niveau de vie déjà très bas d’une famille et de villages entiers. « Nous payons un prix équitable à nos producteurs de café. Le marché leur impose 65 cents la livre d’arabica, nous leur donnons 1,26 dollar », affirme Denis Lambert. Pour parvenir à garantir ce prix d’achat, des intermédiaires sont supprimés. « Nous cherchons à éviter tout intermédiaire inutile, afin que le principal bénéficiaire du revenu soit le producteur. Si un intermédiaire s’avère nécessaire, nous privilégions des organisations aux actions similaires aux nôtres », explique le responsable d’Oxfam.
Si l’on comprend le combat pour le respect des droits des travailleurs du tiers-monde et pour l’instauration du commerce équitable, la question de la dette pose problème à certaines consciences en Afrique. Cela s’explique. Annuler la dette, cela veut dire en faire cadeau à ceux qui ont détourné ces sommes d’argent. Lorsque vous évoquez cette question dans un bistrot d’une capitale africaine, vous avez souvent ce commentaire fiévreux : « Les Blancs en Europe savent bien à qui ils ont remis leur argent. Qu’ils le récupèrent auprès de ces gens-là et qu’ils nous laissent tranquilles ! ». Ce qu’il faut retenir, c’est qu’on ne peut se contenter de dire qu’on va alléger ou supprimer la dette. Sans mesures d’accompagnement, les gangsters politiques, dans le tiers-monde et dans les pays développés trouveront toujours le moyen d’en tirer profit. Du reste, aucune mesure ne sera réellement efficace si la possibilité n’est pas donnée à la société civile du tiers-monde d’intervenir dans ses propres affaires. Sans un contrôle rigoureux des pouvoirs publics par les populations, rien ne sera vraiment possible. On voit bien que le nœud de tout cela, c’est la démocratisation des Etats du tiers monde. C’est là un redoutable préalable, certes, mais c’est une étape obligée.
développés, puis de pays en voie de
développement. Aujourd’hui, la situation du tiers-monde est si dégradée qu’une nouvelle sous-catégorie est apparue, les pauvres des pauvres en somme : les PMA ou pays les moins avancés. En quoi la France intervient-elle dans cette affaire ? Quel est son rôle et quelles sont ses
responsabilités ? Pour répondre à toutes ces questions, il suffit de voir quels pays sont concernés. Parmi les 49 PMA, 34 sont africains, 9 sont asiatiques, 5 sont dans la zone Pacifique et 1 dans la zone Caraïbes.
Les PMA africains représentent entre 600 millions et 630 millions de personnes. Et 0,05% du commerce mondial. Un PNB annuel par habitant inférieur à 500 dollars par an. La misère économique s’accompagne d’un – ou entraîne un – dénuement total en matière de santé avec épidémies et pandémies. Ce n’est pas tout : insécurité à l’intérieur des Etats (dictatures, troubles politiques, guerres civiles) et insécurité à l’extérieur (guerres régionales, conflits frontaliers). Sur ces 34 pays africains, près de la moitié sont francophones. Et plus de la moitié font partie de la zone CFA, c’est-à-dire sous influence directe de la Banque de France. Une large partie de ces pays ont des accords commerciaux, des protocoles militaires et des liens politiques avec la France. Si on ne devient pas une grande puissance par hasard, on ne devient pas PMA non plus par hasard. Que nous dit l’histoire ?
Au début était l’esclavage
La France ne fut pas le premier Etat colonisateur, tout comme elle ne fut pas le principal esclavagiste. L’Espagne et le Portugal ouvrirent la voie. À l’époque, ces deux pays étaient les principales puissances disposant d’une technologie suffisante pour se lancer hors d’Europe. Ils furent suivis par la Hollande, l’Angleterre et la France. Un continent a fait les frais dans cette histoire tragique : l’Afrique. Deux continents se sont enrichis : l’Europe et l’Amérique. Comment ? Pour conquérir les territoires américains, les cow-boys n’ont pas hésité à décimer les Amérindiens. Et pour exploiter ces terres, on a fait venir d’Afrique la main-d’œuvre la moins chère au monde : des esclaves. C’est-à-dire des hommes et des femmes qu’il fallait simplement nourrir et soigner. C’est la même logique que pour les délocalisations actuelles : faire exécuter un travail et le payer le moins cher possible. Dans un cas, on enlève les travailleurs et on les parque autour de l’outil de production. Dans le second cas, on prend l’outil de production et on l’implante là où les coûts salariaux sont les plus bas, là où il n’y a pas de lois sociales pour empêcher de faire monter les dividendes.
Dans les milieux progressistes d’Afrique, on peut entendre dire que c’est la machine à vapeur qui a aboli l’esclavage. Si le capitaliste trouve un moyen de production plus commode et plus rentable que l’esclave, il n’hésitera jamais. L’esclavage sera aboli mais pas l’exploitation. La colonisation finira mais l’exploitation prendra d’autres voies. La dette, les accords militaires, le commerce inéquitable des matières premières, les magouilles politiques avec des dictateurs locaux sont les nouvelles chaînes.
Quelques exemples
Le correspondant de l’AFP au Nigeria s’est intéressé à la situation des travailleurs du cacao. Un cas frappant, celui de Raphaël Ibitayo, un métayer de 23 ans travaillant sur l’une des plus grandes plantations de cacao de son village, Bamikemo-Oja, dans le sud-ouest du pays. Célibataire, il partage une cabane rudimentaire avec un autre métayer. Pour Raphaël, la journée commence, dès 7 heures du matin, par six heures de travail sur la plantation, à désherber et traiter les cacaoyers puis à récolter les cabosses arrivées à maturité. Malgré ce travail, le jeune Nigérian ne parvient pas à joindre les deux bouts. L’après-midi, il débute une deuxième journée d’apprenti charpentier. Les fermiers du secteur du cacao sont totalement dépendants des acheteurs de fèves. En 2000, le prix fixé par les acheteurs de fèves de cacao produites par les soins de Raphaël évoluait entre 60 et 70 naira (soit 44 à 50 cents) le kilo. Sur cette somme dérisoire, les acheteurs prélèvent, entre autres, le coût des insecticides. Sur le restant, deux tiers vont encore au propriétaire de la plantation. Un tiers seulement revient au métayer.
Les experts estiment que quelques cinq millions de ménages d’Afrique occidentale et centrale vivent de la production de cacao. Selon eux, les conditions dans lesquelles celui-ci est produit sont de plus en plus préoccupantes, alors que l’industrie chocolatière, elle, se porte à merveille. Parfois, les producteurs ne savent même pas à quel usage on destine leur produit ni combien ils peuvent réclamer en échange.
Sur le front sanitaire, ce n’est guère plus brillant. L’exemple de la tuberculose est édifiant. Cette maladie connaît une progression importante aussi bien dans les pays développés que dons les pays du tiers-monde. Selon l’Organisation Mondiale de la Santé, la tuberculose est responsable du décès de trois millions de personnes dans le monde par an, ce qui en fait la première cause de mortalité par infection bactérienne. On estime qu’en 1997, il y a eu 8 millions de nouveaux cas de tuberculose et 8,4 millions en 1999. Près de 95% des patients atteints par cette maladie vivent dans les pays en voie de développement. En Afrique, où l’on note une progression de l’incidence de près de 20%. Est-ce un hasard si dans les pays développés cette pathologie touche principalement une frange particulière de la population : des sans domicile fixe, des migrants venant de pays à forte endémie tuberculeuse ainsi que des patients infectés par le VIH ?
La politique n’est jamais loin
Lorsqu’il y a un drame quelque part, ou que l’on constate un problème, la politique n’est jamais totalement innocente. Si l’on considère la liste des PMA, rares sont les Etats connaissant un fonctionnement démocratique. L’Angola est en proie à une effroyable guerre civile qui ravage le pays depuis 1975. Le Burkina Faso vit sous une dictature qui ne dit pas son nom. Le Burundi menace à tout moment de verser dans un cataclysme similaire à celui qu’a vécu le Rwanda. Le Cap-Vert évolue entre émeutes populaires et élections contestées. Quant à la Centrafrique, on n’a pas noté de changement significatif depuis les pantalonnades sanglantes de Bokassa. Le Congo Démocratique a chassé Mobutu pour hériter ensuite de Kabila. L’espoir aujourd’hui, c’est le fils Kabila, mais à Kinshasa on retient son souffle. Djibouti ne sait même plus s’il est indépendant, s’il veut continuer à l’être ou s’il vaut mieux y renoncer. L’Ethiopie et l’Erythrée n’ont pas fini de s’entre-tuer entre deux coups d’Etat. La Gambie subit alternativement son armée nationale et les armées de redoutables voisins que sont les forces rebelles de Casamance et l’armée régulière sénégalaise. La Guinée se trouve en guerre contre le RUF de Sierra Leone et le Liberia du terrible Charles Taylor. La Tchad et le Togo croupissent sous la férule de présidents « démocratiquement élus à vie » que sont Idriss Déby et Eyadéma. Il est inutile ici d’allonger indéfiniment la liste. La traduction de ce tour d’horizon, c’est que les habitants de ces contrées sont volés des fruits de leur travail, n’ont pas accès aux soins et aux médicaments, vivent dans l’insécurité politique, voient tous leurs droits bafoués quotidiennement et n’ont aucune perspective d’avenir autre que l’émigration vers les pôles d’abondance que constituent les pays développés. Lorsque l’économie nationale était étatisée, seuls profitaient les proches et les partisans des dictateurs. La mondialisation libérale n’a pas changé ces mœurs. Le FMI et la Banque Mondiale disent de privatiser. Fort bien ! Le potentat privatise au bénéfice de ses amis ou de prête-noms qui dégraissent les effectifs des entreprises. Et gare au syndicaliste qui trouverait à redire !
Pourquoi toujours incriminer la France, pourrait-on dire ? C’est bien simple. Chaque dictateur dans le tiers-monde a son mentor dans les pays développés. Pour la France, on a parlé de pré carré. Aux lendemains des indépendances africaines, le ministère des Colonies est devenu tout simplement le ministère de la Coopération. Dans les milieux politiques africains, lorsqu’on parle de la rue Oudinot ou de la rue Monsieur, on comprend à demi-mot. Les deux pôles administratifs de cette affaire sont le ministère de la Coopération et le bureau du président de la République. Sous François Mitterrand, on n’a pas craint de parler de domaine réservé. Le dispositif se complète d’éléments de la hiérarchie militaire. Aucun militaire africain n’est suffisamment débile pour entreprendre un putsch sans l’aval de ces milieux. D’abord, ils ont besoin de soutien financier et de la logistique militaire pour se lancer dans une telle aventure. Ensuite, pour gouverner, une certaine « assistance » est indispensable. Si le pays fait partie de la zone monétaire CFA, il a besoin de l’aval du gouverneur de la Banque de France pour engager une quelconque opération. Les populations qui ont vécu la dévaluation du Franc CFA en 1994 vous parleront des effets pervers des liens monétaires entre ces pays et la France. Imaginez un peuple qui voit son pouvoir d’achat étranger divisé par deux en une journée, alors que, dans le même temps, les prix augmentent.
Une multinationale française peut asphyxier économiquement votre pays et étrangler votre pouvoir. Il a suffi de l’intervention d’une société comme Elf pour renverser le président congolais Pascal Lissouba et installer Denis Sassou NGuesso à sa place. La consigne du président Jacques Chirac : « Pascal, ça suffit! Il faut laisser la place à Denis. » Et ainsi fut fait. Lorsqu’une population se soulève contre un dictateur, les paras français sont là pour « rétablir l’ordre ». Kolwézi I et II et opération Barracuda sous Giscard d’Estaing ; opération Manta et opération Turquoise sous Mitterrand : il y a une certaine continuité dans cette politique. Et si d’aventure tout cela ne suffisait pas, il reste le boulet de la dette.
Nécessaires évolutions
En arrivant au pouvoir en juin 1997, Lionel Jospin affichait son désir de changer les choses dans le domaines de la politique africaine de la France. Il y a eu une certaine réorganisation administrative. Le ministère de la Coopération est devenu un Secrétariat d’Etat. Le discours a changé également. Des bases militaires françaises ont été fermées sur le continent africain. Les effectifs militaires ont également été réduits. Mais sur le fond, rien n’a véritablement évolué. L’influence de la France est toujours la même. Les principaux verrous sont toujours en place. Les dictateurs ont fait des élections truquées et sont restés sur leur trône. La politique monétaire à l’égard de la zone CFA est toujours la même. Les pratiques commerciales sur le marché des matières premières sont toujours aussi inéquitables. Les paras français n’interviennent plus directement contre des populations insurgées. Des relais locaux sont là, plus efficaces et moins suspects. Même allégée, la dette hypothèque toujours les tentatives de développement. On atteint là les limites du fameux droit d’inventaire. Pourquoi ? Tout simplement parce que la politique africaine ne relève pas du premier ministre. Les leviers institutionnels sont entre les mains du président de la République. Les leviers économiques sont entre les mains des compagnies multinationales. Quant à la politique monétaire internationale, les principaux acteurs sont des organismes supranationaux. Lorsque la banque Mondiale dicte sa loi, même la France s’abstient d’intervenir.
Faut-il pour autant désespérer ? Assurément non ! D’autres acteurs interviennent dans ce jeu compliqué Le plus visible, en ces débuts de troisième millénaire, c’est la société civile, et principalement dans les pays développés. Attac, Max Haavelard en France, Oxfam-Magasins du monde en Belgique, des mouvements politiques, des associations et des regroupements de citoyens se mobilisent pour la suppression de la dette et pour l’instauration d’un commerce international équitable. À Bruxelles, l’AFP a rencontré Denis Lambert, responsable pour la Belgique d’Oxfam-Magasins du monde, qui rassemble 200 points de vente. L’exemple du café est éloquent. Depuis janvier 1999, le prix du café est en chute libre, à la suite du démantèlement du système de régulation intervenu en 1989. Cette baisse hypothèque la survie de millions de producteurs. Ainsi, pour l’Ouganda, le Burundi, le Rwanda et l’Ethiopie, le café représente plus de la moitié des revenus à l’exportation. Les fluctuations du marché, accentuées par les spéculateurs, peuvent réduire de moitié, d’une année sur l’autre, le niveau de vie déjà très bas d’une famille et de villages entiers. « Nous payons un prix équitable à nos producteurs de café. Le marché leur impose 65 cents la livre d’arabica, nous leur donnons 1,26 dollar », affirme Denis Lambert. Pour parvenir à garantir ce prix d’achat, des intermédiaires sont supprimés. « Nous cherchons à éviter tout intermédiaire inutile, afin que le principal bénéficiaire du revenu soit le producteur. Si un intermédiaire s’avère nécessaire, nous privilégions des organisations aux actions similaires aux nôtres », explique le responsable d’Oxfam.
Si l’on comprend le combat pour le respect des droits des travailleurs du tiers-monde et pour l’instauration du commerce équitable, la question de la dette pose problème à certaines consciences en Afrique. Cela s’explique. Annuler la dette, cela veut dire en faire cadeau à ceux qui ont détourné ces sommes d’argent. Lorsque vous évoquez cette question dans un bistrot d’une capitale africaine, vous avez souvent ce commentaire fiévreux : « Les Blancs en Europe savent bien à qui ils ont remis leur argent. Qu’ils le récupèrent auprès de ces gens-là et qu’ils nous laissent tranquilles ! ». Ce qu’il faut retenir, c’est qu’on ne peut se contenter de dire qu’on va alléger ou supprimer la dette. Sans mesures d’accompagnement, les gangsters politiques, dans le tiers-monde et dans les pays développés trouveront toujours le moyen d’en tirer profit. Du reste, aucune mesure ne sera réellement efficace si la possibilité n’est pas donnée à la société civile du tiers-monde d’intervenir dans ses propres affaires. Sans un contrôle rigoureux des pouvoirs publics par les populations, rien ne sera vraiment possible. On voit bien que le nœud de tout cela, c’est la démocratisation des Etats du tiers monde. C’est là un redoutable préalable, certes, mais c’est une étape obligée.