Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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Triste histoire sous les tropiques
Histoire vraie et sordide. Celle de la génération d’une dette qui n’existait pas
il y a 40 ans et qui atteint aujourd’hui 2500 milliards de dollars. Dette des pays les plus pauvres vis-à-vis des institutions financières internationales, des grandes banques ou des Etats développés. C’est l’histoire d’une
formidable ponction opérée par le système financier capitaliste mondial sur les peuples les plus démunis, normalement programmée pour être sans fin à cause d’un
mécanisme infernal de reproduction à une échelle de plus en plus vaste, que seule une annulation pure et simple pourra briser.
L’engrenage de la dette
Au début des années 1970 éclate une crise du capitalisme qui se traduit par une baisse de la rentabilité du capital, un effondrement du système monétaire international fondé à Bretton Woods en 1944, la chute du dollar et le quadruplement du prix de pétrole en 1973.
Les banques occidentales vont se trouver à la tête de dollars accumulés depuis plusieurs années - à cause du déficit de la balance des paiements américaine - et soudainement accrus après le premier choc pétrolier. Elles vont donc, à un moment où la croissance des pays industrialisés s’essouffle, être prises d’une frénésie pour octroyer des prêts aux pays du tiers-monde. Les taux d’intérêt réels sont très bas car l’inflation est forte et, par chance pour les pays du tiers-monde, la hausse des prix des matières premières pendant la décennie 70 promet à ceux-ci des recettes d’exportation capables de les aider à rembourser leurs emprunts.
Cette conjoncture financière ne dure pas. Immédiatement après le second choc pétrolier, pour mettre fin à l’inflation et enrayer la chute du dollar, les Etats-Unis amorcent une politique de taux d’intérêt très élevés qui se propage rapidement dans le monde entier et a des conséquences désastreuses pour les pays très endettés. 70% de la dette ayant été contractée à des taux d’intérêt variables, le coût du crédit se trouve brutalement renchéri au moment (début de la décennie 80) où les prix des matières premières recommencent à baisser.
Résultat : ses recettes d’exportations diminuant, le tiers-monde doit recourir à de nouveaux emprunts pour rembourser les précédents. Dans le même temps, les pays développés sont en récession aggravée par des politiques monétaristes d’austérité, et leurs importations en provenance des pays du tiers-monde se contractent, précipitant ces derniers dans la crise.
En 1982, le Mexique annonce qu’il ne peut plus rembourser sa dette et payer ses intérêts. Le système bancaire mondial est ébranlé, d’autant plus que le montant total de l’endettement extérieur des pays du tiers-monde atteint, à la fin 1982, 635 milliards de dollars, et que cet endettement est très concentré puisque près de la moitié du total est répartie entre cinq pays seulement (Brésil, Mexique, Argentine, Corée du Sud et Venezuela).
A cause de leurs rapports de domination avec l’Amérique latine, les Etats-Unis ont leurs banques très impliquées avec les pays les plus endettés. Dès lors, le mot d’ordre financier international devient, non pas de sauver les pays endettés, mais de sauver de la faillite les banques créancières. Entrent en scène alors le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM).
Les institutions financières
internationales prédatrices
A partir de 1971 (fin de la convertibilité du dollar en or), l’abolition des changes fixes, le passage aux changes flottants, la libéralisation du mouvement des capitaux et la montée en puissance des banques privées donnent au FMI et à la BM un nouveau rôle : asservir définitivement les pays du tiers-monde au capitalisme de plus en plus libéral. Par deux moyens : le report des échéances et surtout les plans d’ajustement structurel (PAS).
Le rééchelonnement de la dette consiste à accorder un délai supplémentaire pour le remboursement des emprunts tout en continuant à payer les intérêts. La difficulté de paiement des pays endettés est jugée passagère et les banques peuvent donc continuer à leur prêter des sommes uniquement pour rembourser les précédentes.
Mais le FMI et la BM vont conditionner l’octroi de nouveaux crédits ou le rééchelonnement de la dette à l’adoption de Plans d’Ajustement Structurel qui dans un premier temps auront pour objectif de faciliter la gestion de la dette, c’est-à-dire d’éviter la faillite des grandes banques, mais rapidement deviendront des instruments d’intégration et de sujétion des pays endettés au capitalisme mondial.
Les PAS présentent deux volets. Premièrement, un volet de stabilisation économique à court terme comportant trois séries de décisions : la dévaluation de la monnaie (par exemple, 63% pour le dinar algérien et 50% pour le franc CFA en 1994) et la suppression du contrôle des changes ; l’austérité budgétaire publique avec la diminution du nombre de fonctionnaires, de leurs salaires, et la baisse des budgets sociaux et des dépenses d’éducation et de santé ; la libéralisation des prix et la suppression des subventions en faveur des produits de base (pain, riz, tortilla, eau, électricité, transport) et de l’indexation des salaires. Deuxièmement, un ensemble de réformes structurelles qui visent à libéraliser l’économie : libre circulation des capitaux, ouverture aux produits étrangers, privatisations du système bancaire et des entreprises publiques, privatisation de la terre, priorité à la production destinée à l’exportation par rapport à la production vivrière, déréglementation du marché du travail, réforme fiscale anti-redistributive avec généralisation de la TVA et surtout pas d’impôt sur le capital.
L’enjeu des PAS est clair : éliminer définitivement toute trace des modes de vie traditionnels communautaires et empêcher que le développement se fasse en empruntant une voie qui donnerait trop de place aux rapports non marchands ou qui ferait appel à une régulation collective. Le FMI et la BM ont ainsi imposé au Mexique qu’il modifie l’article de sa constitution protégeant les biens communaux (los ejidos). Ils préparent activement la privatisation des terres communautaires ou étatiques en Afrique subsaharienne.
Que l’on aille sur n’importe quel continent, les résultats des PAS sont désastreux. Partout les inégalités s’aggravent car ce sont les plus petits revenus qui sont les plus sévèrement touchés par l’austérité, tandis que les détenteurs de fortunes et de hauts revenus peuvent facilement changer des sommes importantes avant et après la dévaluation et ainsi protéger leurs avoirs. En Afrique, huit pays ont vu l’état nutritionnel des enfants diminuer pendant l’application des PAS. Le taux d’inscription dans les écoles primaires avait progressé de 41% à 79% entre 1965 et 1980. En 1988, il était redescendu à 67%. Le taux de mortalité infantile a augmenté de 54% en Zambie au début de la décennie 90. De 1985 à 1995, les dépenses d’éducation par habitant y ont été divisées par 6. De 1990 à 1993, la Zambie a consacré 37 millions de dollars pour l’enseignement primaire et 1,3 milliard pour le service de sa dette (remboursement + intérêts)1.
Et pendant ce temps-là, la dette faisait son chemin. Entre 1968 et 1980, la dette extérieure des pays du tiers-monde a été multipliée par 12, puis par 4 jusqu’à aujourd’hui. En une trentaine d’années, elle est passée de 50 à 2500 milliards de dollars : multipliée par 50. Le service de la dette a été multiplié
par 6. Il s’est élevé en 1999 à 350 milliards de dollars. Alors que l’aide publique au développement sous forme de prêts ne dépasse pas 50 milliards de dollars par an et que le Programme des Nations-Unies pour le Développement a calculé qu’il suffirait de 80 milliards de dollars par an pour assurer l’alimentation, l’eau, l’éducation, les soins de gynécologie et d’obstétrique dans tous les pays pauvres.
En 1997, l’Etat fédéral brésilien a payé 45 milliards de reais d’intérêts, 72,5 en 1998, 95 en 1999, tandis que le budget de la santé publique n’était que de 19,5 milliards en 1999. L’Afrique subsaharienne rembourse chaque année 15 milliards de dollars, soit 4 fois plus que ce qu’elle dépense pour la santé et l’éducation.
La balance entre service de la dette et nouveaux prêts fait apparaître un transfert net du Sud vers le Nord : 45 milliards de dollars en 1998 et 114,6 en 1999. En 1998, les 41 pays les plus endettés ont transféré vers les pays du Nord 1,680 milliard de dollars de plus que ce qu’ils ont reçu.
La dette est un mécanisme de transfert occulte des richesses des classes sociales les plus pauvres situées surtout dans les pays pauvres vers les classes sociales les plus riches situées le plus souvent dans les pays riches. Ce mécanisme participe au processus de financiarisation du capitalisme à l’échelle mondiale, processus qui consiste lui-même à capter la plus grande part des richesses créées, par le biais de l’augmentation de l’exploitation de la force de travail dont la spéculation fait ses choux gras.
L’annulation de la dette
Devant l’ampleur des désastres sociaux provoqués par les PAS et l’impossibilité d’envisager un recouvrement de la dette des pays les plus pauvres, le FMI, la BM et les pays du G7 ont décidé en 1996 un plan de réduction de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE). La BM a retenu alors 41 PPTE. En 1999, le G7 réuni à Cologne a envisagé un allégement de la dette de 74 à 100 milliards de dollars pour 34 pays, mais qui ne porte que sur la moitié de la dette des 34 pays en question et ne représente qu’un tiers de la dette des 41 PPTE.
La presse a fait grand bruit de ces projets et les gouvernements se sont gargarisés de leur générosité. Or, on ne prend en compte le plus souvent que le montant de la dette publique bilatérale (d’Etat à Etat) qui représente la part la plus faible et on laisse de côté la dette publique multilatérale à l’égard du FMI ou de la BM ainsi que la dette à l’égard des banques privées. De plus, on ne retient que la dette publique bilatérale qui existait avant tout rééchelonnement éventuellement obtenu.
L’allégement de la dette est soumis à des conditions draconiennes qui ne sont ni plus ni moins que la perpétuation d’un PAS rebaptisé Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté (CSLP) élaboré « en concertation avec la société civile ». Pris au pied de la lettre, un CSLP est une absurdité puisqu’il préconise, d’un côté, la poursuite des politiques libérales, et de l’autre, la lutte contre la pauvreté qui supposerait la fin de ces mêmes politiques.
Par exemple, le Mozambique avait réussi à obtenir pour 2000 un allègement de sa dette. En octobre 1999, le FMI et la BM lui demandent de présenter un plan CSLP avant janvier 2000. Le gouvernement du Mozambique répond qu’il n’est pas possible de préparer un tel plan avec la population en si peu de temps. Le FMI et la BM décident de reporter sine die l’allègement de la dette. La Guyane devait bénéficier d’un allègement en décembre 1999. Mais son gouvernement avait décidé d’accorder une hausse de salaire de 3,5% après une période où le pouvoir d’achat avait baissé de 40%. Le FMI et la BM demandent alors à la justice de trancher, qui accorde 20% d’augmentation de salaire. Le FMI et la BM reportent sine die l’allègement de la dette.
Au total, sur les 100 milliards de dollars d’allègement annoncés à Cologne en 1999 et rappelés à Okinawa en 2000, 2,5 milliards ont été effectivement accordés, soit 1/1000 de la dette totale et 1,2% de la dette des 41 PPTE.
Enfin, ces décisions ne sont pas véritablement des annulations. D’abord parce que le FMI et la BM ne renoncent jamais à leurs créances. Ils n’acceptent qu’un transfert d’une partie de celles-ci sur le dos des Etats développés. C’est la raison pour laquelle ces derniers sont si chiches avec les pays pauvres : cela signifierait accroître leurs propres déficits ou lever des impôts supplémentaires.
Ensuite, les Etats qui disent annuler la dette bilatérale qu’a contractée à leur égard tel ou tel pays pauvre mentent effrontément. Le Japon a annoncé à Okinawa une aide de 15 milliards de dollars pour favoriser le développement de l’Internet dans le tiers-monde. Mais il s’agit d’une aide liée qui fait obligation d’acheter au Japon le matériel informatique. Jacques Chirac conditionne les allègements de dette des pays pauvres à des privatisations qui permettent aux multinationales françaises comme Bouygues et Vivendi d’acheter en solde des pans entiers de l’économie africaine.
Les arguments des opposants à cette annulation n’ont aucune validité. Soit ils invoquent le risque de déstabilisation du système financier mondial. Or, la dette des pays du tiers-monde n’est qu’une goutte d’eau dans la dette totale qui court dans le monde2. Le système financier mondial est beaucoup plus menacé par la spéculation et les crises financières périodiques qui en résultent que par l’annulation de la dette des pays pauvres. Soit ils invoquent « l’aléa moral ». L’annulation de la dette serait immorale, nous dit-on, parce qu’elle laisserait entrevoir aux emprunteurs la perspective de ne pas rembourser. Cela prête à sourire quand on sait que les pays pauvres ont remboursé environ quatre fois leur dette depuis 1982. Et puis, les détenteurs de capitaux perdraient confiance – leur moral – pour investir dans les pays dont on aurait effacé la dette. Cet argument est aussi pertinent que celui qui consiste à faire passer le bourreau pour la victime.
L’annulation de la dette extérieure des pays pauvres peut contribuer à faire reculer l’emprise du capitalisme financier si elle s’insère dans un ensemble de mesures pour maîtriser l’avenir de la planète : le respect des modes de vie des populations et de leurs moyens de subsistance ; celui des droits démocratiques et syndicaux ; le contrôle du mouvement des capitaux notamment par la taxe Tobin ; l’imposition des revenus du capital ; la suppression des paradis fiscaux ; le remplacement des institutions internationales inféodées à la finance par des institutions contrôlées démocratiquement ; et la pratique de taux d’intérêt les plus bas possibles.
L’annulation de la dette représente une exigence de justice élémentaire et ne serait de toute façon qu’une mince contrepartie de l’énorme dette sociale et écologique laissée par le développement occidental à la planète entière et aux plus démunis en particulier.
La libéralisation du capitalisme qui a prévalu au cours des vingt dernières années a produit ses dégâts surtout dans les pays pauvres mais elle a aussi laissé des traces profondes dans les pays riches où la pauvreté et les inégalités n’ont jamais été aussi fortes. Le chômage au plus haut et l’inflation au plus bas, le franc fort, l’austérité budgétaire et monétaire, le freinage du pouvoir d’achat salarial alors que la productivité du travail progresse, c’étaient les ingrédients des traités de Maastricht et d’Amsterdam qui furent les PAS imposés en Europe.
De ce fait, l’annulation de toutes les dettes publiques au monde devrait être un objectif prioritaire parce qu’elles ne sont jamais que le moyen de redistribuer des richesses des pauvres vers les riches.
Jean-Marie Harribey
il y a 40 ans et qui atteint aujourd’hui 2500 milliards de dollars. Dette des pays les plus pauvres vis-à-vis des institutions financières internationales, des grandes banques ou des Etats développés. C’est l’histoire d’une
formidable ponction opérée par le système financier capitaliste mondial sur les peuples les plus démunis, normalement programmée pour être sans fin à cause d’un
mécanisme infernal de reproduction à une échelle de plus en plus vaste, que seule une annulation pure et simple pourra briser.
L’engrenage de la dette
Au début des années 1970 éclate une crise du capitalisme qui se traduit par une baisse de la rentabilité du capital, un effondrement du système monétaire international fondé à Bretton Woods en 1944, la chute du dollar et le quadruplement du prix de pétrole en 1973.
Les banques occidentales vont se trouver à la tête de dollars accumulés depuis plusieurs années - à cause du déficit de la balance des paiements américaine - et soudainement accrus après le premier choc pétrolier. Elles vont donc, à un moment où la croissance des pays industrialisés s’essouffle, être prises d’une frénésie pour octroyer des prêts aux pays du tiers-monde. Les taux d’intérêt réels sont très bas car l’inflation est forte et, par chance pour les pays du tiers-monde, la hausse des prix des matières premières pendant la décennie 70 promet à ceux-ci des recettes d’exportation capables de les aider à rembourser leurs emprunts.
Cette conjoncture financière ne dure pas. Immédiatement après le second choc pétrolier, pour mettre fin à l’inflation et enrayer la chute du dollar, les Etats-Unis amorcent une politique de taux d’intérêt très élevés qui se propage rapidement dans le monde entier et a des conséquences désastreuses pour les pays très endettés. 70% de la dette ayant été contractée à des taux d’intérêt variables, le coût du crédit se trouve brutalement renchéri au moment (début de la décennie 80) où les prix des matières premières recommencent à baisser.
Résultat : ses recettes d’exportations diminuant, le tiers-monde doit recourir à de nouveaux emprunts pour rembourser les précédents. Dans le même temps, les pays développés sont en récession aggravée par des politiques monétaristes d’austérité, et leurs importations en provenance des pays du tiers-monde se contractent, précipitant ces derniers dans la crise.
En 1982, le Mexique annonce qu’il ne peut plus rembourser sa dette et payer ses intérêts. Le système bancaire mondial est ébranlé, d’autant plus que le montant total de l’endettement extérieur des pays du tiers-monde atteint, à la fin 1982, 635 milliards de dollars, et que cet endettement est très concentré puisque près de la moitié du total est répartie entre cinq pays seulement (Brésil, Mexique, Argentine, Corée du Sud et Venezuela).
A cause de leurs rapports de domination avec l’Amérique latine, les Etats-Unis ont leurs banques très impliquées avec les pays les plus endettés. Dès lors, le mot d’ordre financier international devient, non pas de sauver les pays endettés, mais de sauver de la faillite les banques créancières. Entrent en scène alors le Fonds Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale (BM).
Les institutions financières
internationales prédatrices
A partir de 1971 (fin de la convertibilité du dollar en or), l’abolition des changes fixes, le passage aux changes flottants, la libéralisation du mouvement des capitaux et la montée en puissance des banques privées donnent au FMI et à la BM un nouveau rôle : asservir définitivement les pays du tiers-monde au capitalisme de plus en plus libéral. Par deux moyens : le report des échéances et surtout les plans d’ajustement structurel (PAS).
Le rééchelonnement de la dette consiste à accorder un délai supplémentaire pour le remboursement des emprunts tout en continuant à payer les intérêts. La difficulté de paiement des pays endettés est jugée passagère et les banques peuvent donc continuer à leur prêter des sommes uniquement pour rembourser les précédentes.
Mais le FMI et la BM vont conditionner l’octroi de nouveaux crédits ou le rééchelonnement de la dette à l’adoption de Plans d’Ajustement Structurel qui dans un premier temps auront pour objectif de faciliter la gestion de la dette, c’est-à-dire d’éviter la faillite des grandes banques, mais rapidement deviendront des instruments d’intégration et de sujétion des pays endettés au capitalisme mondial.
Les PAS présentent deux volets. Premièrement, un volet de stabilisation économique à court terme comportant trois séries de décisions : la dévaluation de la monnaie (par exemple, 63% pour le dinar algérien et 50% pour le franc CFA en 1994) et la suppression du contrôle des changes ; l’austérité budgétaire publique avec la diminution du nombre de fonctionnaires, de leurs salaires, et la baisse des budgets sociaux et des dépenses d’éducation et de santé ; la libéralisation des prix et la suppression des subventions en faveur des produits de base (pain, riz, tortilla, eau, électricité, transport) et de l’indexation des salaires. Deuxièmement, un ensemble de réformes structurelles qui visent à libéraliser l’économie : libre circulation des capitaux, ouverture aux produits étrangers, privatisations du système bancaire et des entreprises publiques, privatisation de la terre, priorité à la production destinée à l’exportation par rapport à la production vivrière, déréglementation du marché du travail, réforme fiscale anti-redistributive avec généralisation de la TVA et surtout pas d’impôt sur le capital.
L’enjeu des PAS est clair : éliminer définitivement toute trace des modes de vie traditionnels communautaires et empêcher que le développement se fasse en empruntant une voie qui donnerait trop de place aux rapports non marchands ou qui ferait appel à une régulation collective. Le FMI et la BM ont ainsi imposé au Mexique qu’il modifie l’article de sa constitution protégeant les biens communaux (los ejidos). Ils préparent activement la privatisation des terres communautaires ou étatiques en Afrique subsaharienne.
Que l’on aille sur n’importe quel continent, les résultats des PAS sont désastreux. Partout les inégalités s’aggravent car ce sont les plus petits revenus qui sont les plus sévèrement touchés par l’austérité, tandis que les détenteurs de fortunes et de hauts revenus peuvent facilement changer des sommes importantes avant et après la dévaluation et ainsi protéger leurs avoirs. En Afrique, huit pays ont vu l’état nutritionnel des enfants diminuer pendant l’application des PAS. Le taux d’inscription dans les écoles primaires avait progressé de 41% à 79% entre 1965 et 1980. En 1988, il était redescendu à 67%. Le taux de mortalité infantile a augmenté de 54% en Zambie au début de la décennie 90. De 1985 à 1995, les dépenses d’éducation par habitant y ont été divisées par 6. De 1990 à 1993, la Zambie a consacré 37 millions de dollars pour l’enseignement primaire et 1,3 milliard pour le service de sa dette (remboursement + intérêts)1.
Et pendant ce temps-là, la dette faisait son chemin. Entre 1968 et 1980, la dette extérieure des pays du tiers-monde a été multipliée par 12, puis par 4 jusqu’à aujourd’hui. En une trentaine d’années, elle est passée de 50 à 2500 milliards de dollars : multipliée par 50. Le service de la dette a été multiplié
par 6. Il s’est élevé en 1999 à 350 milliards de dollars. Alors que l’aide publique au développement sous forme de prêts ne dépasse pas 50 milliards de dollars par an et que le Programme des Nations-Unies pour le Développement a calculé qu’il suffirait de 80 milliards de dollars par an pour assurer l’alimentation, l’eau, l’éducation, les soins de gynécologie et d’obstétrique dans tous les pays pauvres.
En 1997, l’Etat fédéral brésilien a payé 45 milliards de reais d’intérêts, 72,5 en 1998, 95 en 1999, tandis que le budget de la santé publique n’était que de 19,5 milliards en 1999. L’Afrique subsaharienne rembourse chaque année 15 milliards de dollars, soit 4 fois plus que ce qu’elle dépense pour la santé et l’éducation.
La balance entre service de la dette et nouveaux prêts fait apparaître un transfert net du Sud vers le Nord : 45 milliards de dollars en 1998 et 114,6 en 1999. En 1998, les 41 pays les plus endettés ont transféré vers les pays du Nord 1,680 milliard de dollars de plus que ce qu’ils ont reçu.
La dette est un mécanisme de transfert occulte des richesses des classes sociales les plus pauvres situées surtout dans les pays pauvres vers les classes sociales les plus riches situées le plus souvent dans les pays riches. Ce mécanisme participe au processus de financiarisation du capitalisme à l’échelle mondiale, processus qui consiste lui-même à capter la plus grande part des richesses créées, par le biais de l’augmentation de l’exploitation de la force de travail dont la spéculation fait ses choux gras.
L’annulation de la dette
Devant l’ampleur des désastres sociaux provoqués par les PAS et l’impossibilité d’envisager un recouvrement de la dette des pays les plus pauvres, le FMI, la BM et les pays du G7 ont décidé en 1996 un plan de réduction de la dette des pays pauvres très endettés (PPTE). La BM a retenu alors 41 PPTE. En 1999, le G7 réuni à Cologne a envisagé un allégement de la dette de 74 à 100 milliards de dollars pour 34 pays, mais qui ne porte que sur la moitié de la dette des 34 pays en question et ne représente qu’un tiers de la dette des 41 PPTE.
La presse a fait grand bruit de ces projets et les gouvernements se sont gargarisés de leur générosité. Or, on ne prend en compte le plus souvent que le montant de la dette publique bilatérale (d’Etat à Etat) qui représente la part la plus faible et on laisse de côté la dette publique multilatérale à l’égard du FMI ou de la BM ainsi que la dette à l’égard des banques privées. De plus, on ne retient que la dette publique bilatérale qui existait avant tout rééchelonnement éventuellement obtenu.
L’allégement de la dette est soumis à des conditions draconiennes qui ne sont ni plus ni moins que la perpétuation d’un PAS rebaptisé Cadre Stratégique de Lutte contre la Pauvreté (CSLP) élaboré « en concertation avec la société civile ». Pris au pied de la lettre, un CSLP est une absurdité puisqu’il préconise, d’un côté, la poursuite des politiques libérales, et de l’autre, la lutte contre la pauvreté qui supposerait la fin de ces mêmes politiques.
Par exemple, le Mozambique avait réussi à obtenir pour 2000 un allègement de sa dette. En octobre 1999, le FMI et la BM lui demandent de présenter un plan CSLP avant janvier 2000. Le gouvernement du Mozambique répond qu’il n’est pas possible de préparer un tel plan avec la population en si peu de temps. Le FMI et la BM décident de reporter sine die l’allègement de la dette. La Guyane devait bénéficier d’un allègement en décembre 1999. Mais son gouvernement avait décidé d’accorder une hausse de salaire de 3,5% après une période où le pouvoir d’achat avait baissé de 40%. Le FMI et la BM demandent alors à la justice de trancher, qui accorde 20% d’augmentation de salaire. Le FMI et la BM reportent sine die l’allègement de la dette.
Au total, sur les 100 milliards de dollars d’allègement annoncés à Cologne en 1999 et rappelés à Okinawa en 2000, 2,5 milliards ont été effectivement accordés, soit 1/1000 de la dette totale et 1,2% de la dette des 41 PPTE.
Enfin, ces décisions ne sont pas véritablement des annulations. D’abord parce que le FMI et la BM ne renoncent jamais à leurs créances. Ils n’acceptent qu’un transfert d’une partie de celles-ci sur le dos des Etats développés. C’est la raison pour laquelle ces derniers sont si chiches avec les pays pauvres : cela signifierait accroître leurs propres déficits ou lever des impôts supplémentaires.
Ensuite, les Etats qui disent annuler la dette bilatérale qu’a contractée à leur égard tel ou tel pays pauvre mentent effrontément. Le Japon a annoncé à Okinawa une aide de 15 milliards de dollars pour favoriser le développement de l’Internet dans le tiers-monde. Mais il s’agit d’une aide liée qui fait obligation d’acheter au Japon le matériel informatique. Jacques Chirac conditionne les allègements de dette des pays pauvres à des privatisations qui permettent aux multinationales françaises comme Bouygues et Vivendi d’acheter en solde des pans entiers de l’économie africaine.
Les arguments des opposants à cette annulation n’ont aucune validité. Soit ils invoquent le risque de déstabilisation du système financier mondial. Or, la dette des pays du tiers-monde n’est qu’une goutte d’eau dans la dette totale qui court dans le monde2. Le système financier mondial est beaucoup plus menacé par la spéculation et les crises financières périodiques qui en résultent que par l’annulation de la dette des pays pauvres. Soit ils invoquent « l’aléa moral ». L’annulation de la dette serait immorale, nous dit-on, parce qu’elle laisserait entrevoir aux emprunteurs la perspective de ne pas rembourser. Cela prête à sourire quand on sait que les pays pauvres ont remboursé environ quatre fois leur dette depuis 1982. Et puis, les détenteurs de capitaux perdraient confiance – leur moral – pour investir dans les pays dont on aurait effacé la dette. Cet argument est aussi pertinent que celui qui consiste à faire passer le bourreau pour la victime.
L’annulation de la dette extérieure des pays pauvres peut contribuer à faire reculer l’emprise du capitalisme financier si elle s’insère dans un ensemble de mesures pour maîtriser l’avenir de la planète : le respect des modes de vie des populations et de leurs moyens de subsistance ; celui des droits démocratiques et syndicaux ; le contrôle du mouvement des capitaux notamment par la taxe Tobin ; l’imposition des revenus du capital ; la suppression des paradis fiscaux ; le remplacement des institutions internationales inféodées à la finance par des institutions contrôlées démocratiquement ; et la pratique de taux d’intérêt les plus bas possibles.
L’annulation de la dette représente une exigence de justice élémentaire et ne serait de toute façon qu’une mince contrepartie de l’énorme dette sociale et écologique laissée par le développement occidental à la planète entière et aux plus démunis en particulier.
La libéralisation du capitalisme qui a prévalu au cours des vingt dernières années a produit ses dégâts surtout dans les pays pauvres mais elle a aussi laissé des traces profondes dans les pays riches où la pauvreté et les inégalités n’ont jamais été aussi fortes. Le chômage au plus haut et l’inflation au plus bas, le franc fort, l’austérité budgétaire et monétaire, le freinage du pouvoir d’achat salarial alors que la productivité du travail progresse, c’étaient les ingrédients des traités de Maastricht et d’Amsterdam qui furent les PAS imposés en Europe.
De ce fait, l’annulation de toutes les dettes publiques au monde devrait être un objectif prioritaire parce qu’elles ne sont jamais que le moyen de redistribuer des richesses des pauvres vers les riches.
Jean-Marie Harribey
(1) Chiffres tirés de E. Toussaint, La Bourse ou la vie, La finance contre les peuples, CADM, 1998.
(2) La dette du tiers-monde est énorme mais ne représente que 6% des 40 000 milliards de dollars de dettes contractées dans le monde.
(2) La dette du tiers-monde est énorme mais ne représente que 6% des 40 000 milliards de dollars de dettes contractées dans le monde.