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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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« La Sale Guerre »




Entretien avec Habib Souaïdia*



Habib Souaïdia vit aujourd’hui à Paris avec un statut d’exilé politique. Le soldat est devenu écrivain. Son livre, La Sale Guerre écrit avec un collaborateur, a déjà été vendu à 80 000 exemplaires. Il va être traduit dans de nombreuses langues dont l’arabe. Si plusieurs ex-officiers de l’armée algérienne ont témoigné de cette « sale guerre », notamment ceux du MAOL, le mouvement des officiers algériens libres basé à Madrid et très actif sur le web, Habib Souaïdia, jeune homme de 32 ans, est le tout premier à le faire à visage découvert2.



Le Passant Ordinaire : Pourquoi vous êtes-vous engagé dans l’armée ?



Habib Souaïdia: Je suis né dans un milieu populaire à Tebessa, à 700 km d’Alger dans les Aurès, au cœur de l’Algérie profonde. Ma mère, mes grands parents, mes oncles ont souffert de la guerre, certains ont même été abattus par l’armée française. J’ai été élevé dans cet esprit. Je savais qu’il fallait donner pour l’Algérie et non prendre. J’ai l’esprit patriotique à tel point que j’ai voulu appartenir à cette armée qui était la seule institution qui défend notre pays. On a eu une révolution et l’Armée de Libération Populaire, devenue l’Armée Nationale Populaire symbolisait cette révolution. Il y a tant d’Algériens qui se sont sacrifiés pour la cause de l’Algérie libre ! Mais je suis pour une armée dévouée au peuple, pas à des généraux ou à un clan.



Qu’est ce qui a fait basculer l’armée, en tout cas ses responsables dans cette « sale guerre » ? Pouvez-vous nous décrire le processus qui commence avec la victoire des islamistes aux élections locales de juin 1990 et quelle fut cette stratégie de la tension ?



Pour les généraux, l’armée est leur propriété privée, ce sont eux qui décident de l’engager quand ils le veulent et de la retirer quand ils le décident. Toute l’Algérie leur appartient, pas seulement l’ANP. Tout ce qui bouge sur la terre et sous le sol leur appartient. Aucun Algérien n’est libre de dire ce qu’il veut. A l’époque, après les événements de 1988, alors que Chadli était président, ils ont été obligés de mettre en place le processus électoral, stoppé après la victoire du FIS au premier tour. Les militaires auraient dû quitter la scène politique. Personne n’a demandé à l’armée d’intervenir, les généraux ont voulu écarter les islamistes en disant « ce sont des monstres ». Mais, si un autre parti avait gagné les élections, le FFS, les kabyles ou les communistes, etc., cela aurait été la même chose. Ces généraux sont les ennemis de tout le monde, pour eux la seule stratégie, c’est de rester au pouvoir, d’exploiter le pétrole et le gaz, d’exploiter le peuple algérien… Pour eux la guerre doit se poursuivre jusqu’au moment où ils contrôleront tout, les investissements, la finance et leur sécurité. Ils se retireront alors, mais actuellement ils n’en sont pas là. Ils ne peuvent laisser le pouvoir, il faut donc que la guerre continue, car si la paix revient en Algérie, on leur demandera des comptes.



Dans la pratique, comment les militaires ont-ils organisé leur pouvoir depuis ces dix années ?



Ça commence avec la démission du président Chadli. Les généraux créent le Haut Comité d’Etat dirigé par le président Boudiaf qui a accepté finalement de marcher avec eux. Mais quand il a vu cette cassure entre le peuple et le pouvoir, et découvert cette mafia, il a tout dénoncé. Il est devenu dangereux et ils l’ont donc exécuté. Ensuite, ils ont fait arrêter les responsables du FIS, ce qui a livré la base à elle-même. Ils ont infiltré des gens des services secrets parmi ces groupes armés. En 92, ils ont procédé comme l’armée française, des forces d’élite de l’ANP ont été engagées dans la lutte antisubversive. Le centre de commandement de la lutte antisubversive était dirigé à l’époque par un général qui n’était pas encore le général Samari. Mais on savait que c’était lui l’homme puissant, et non le ministre de la défense. Ils lui ont donné les unités des forces spéciales. Leur rôle était d’éliminer, soi-disant, les terroristes mais c’est une stratégie de répression qu’ils ont élaborée. Ils ont utilisé ces unités car ils savaient très bien qu’elles étaient capables de massacrer, de tuer, de violer… Des unités bien contrôlées ! Ils ont donc commencé cette stratégie de guérilla et ont mené la guerre contre tout le peuple algérien, pas seulement contre des hommes armés. À chaque fois qu’il y a un attentat, on arrête entre 50 et 100 jeunes qui subissent la torture, les insultes. Beaucoup de gens sont arrêtés pour rien, c’est la stratégie de la tension. L’ANP fabrique des terroristes et cette répression a nourri le terrorisme pendant ces dix années. Personne n’osait parler… Sauf à prendre les armes et aller dans l’autre camp.



Vous citez un général qui dans votre école dit « exterminez-les, exterminez-les tous, pas

seulement les terroristes mais tous les

islamistes ».



Cela veut dire 3 millions d’électeurs. Pour eux, un islamiste et un terroriste, c’est la même chose. Mais moi, je dis non. Il y a des islamistes qui sont pour la cause islamiste mais qui n’ont pas pris les armes, on n’a pas à les abattre comme des chiens. Il y a des islamistes terroristes qui ont pris les armes et ces gens-là, ils faut les combattre par les armes et par la justice. Pour les généraux, tous ceux qui portent une barbe, toutes les femmes qui portent le voile sont des terroristes. Si je dois combattre 10 000, 20 000, 100 000 terroristes, pas de problème mais combattre trois ou quatre millions d’Algériens, c’est inacceptable !



Vous affirmez que l’armée à très facilement les moyens de réduire rapidement le terrorisme ?



Cela fait dix ans qu’on combat le terrorisme. En 1992, s’il y avait eu des massacres comme à Bentalha3, on aurait pu comprendre car l’armée n’avait pas d’expérience mais en 1997, c’est impossible. Des terroristes qui arrivent et qui tuent pendant quatre à cinq heures dans un village et l’armée qui est là, à 200 mètres, et qui ne peut pas intervenir, ça je ne peux pas le comprendre. À ceux qui disent « oui, mais les routes étaient piégées », je réponds qu’on avait des hélicoptères. Porter des hommes, c’est classique et efficace. On avait des hélicoptères de type Ecureuil que Charles Pasqua a vendu aux Algériens… comme hélicoptères civils. Je considère que certains Français sont responsables de ce qui se passe en Algérie. Moi, je les ai vus ces hélicoptères et j’ai eu des témoignages affirmant que ces Ecureuils, dotés d’appareil de vision nocturne ont servi pour des bombardements. Avec ce matériel, il est possible de détecter un chat sous un arbre. Or un hélicoptère a tourné au-dessus de Bentalha, filmé et transmis l’image directement au commandement et personne n’est intervenu ! On ne peut laisser massacrer le peuple par des terroristes manipulés. Il faut les poursuivre pour complicité de crime contre l’humanité.

Ceux qui ont essayé de trouver des solutions pacifiques ont été écartés ou assassinés, qu’ils soient politiciens comme le président Zeroual qui a démissionné en 1998, militaires comme Saidi Fodhil « victime » d’un pneu crevé dans sa voiture blindée ou bien chefs islamistes modérés comme Hachami, exécuté en 1999. Chaque fois qu’il y a une petite lumière, on s’arrange pour qu’elle s’éteigne…



Les généraux, Lamari et les autres ont trahi la révolution ?



Ils ont même trahi les Français qui ont aidé la révolution algérienne. C’est pour ça que la plupart des « porteurs de valise » ne peuvent pas accepter cela. Ils disent que ce n’est pas vrai. Mais même eux ont été trahis. Par qui ? Par les déserteurs de l’armée française, qui trente ans après, ont repris les méthodes des Français. Et ce n’est pas pour rien que mon livre fait autant de bruit en France…



Habib Souaïdia

Propos recueillis par Eric Bonneau et Jean-François Meekel



* Ex-lieutenant des services spéciaux algériens.

(1) Il demande cependant au gouvernement algérien d’ouvrir ses frontières à des commissions d’enquête internationales « propres à établir la vérité et à rétablir son honneur ».
(2) La Sale Guerre d’Habib Souaïdia, éditions La Découverte, 2001, 95 FF.
(3) Dans la nuit du 22 septembre 1997, à Bentalha, lointaine banlieue d’Alger, plus de 400 personnes furent massacrées, a priori par des terroristes islamistes. L’armée, présente en force à quelques dizaines de mètres n’est pas intervenue. Nesroulah Yous, rescapé du massacre vient de raconter cette nuit d’horreur dans un livre publié à La Découverte Qui a tué à Bentalha ? Algérie. Chronique d’un massacre annoncé.

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