Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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Chroniques zapatistes
Ou l’histoire d’une longue marcheDu 24 février au 11 mars, le sous-commandant insurgé Marcos et 23 commandants zapatistes (vingt hommes et quatre femmes) du Comité clandestin révolutionnaire indien, Commandement général de l’Armée zapatiste de libération nationale (CCRI-CG EZLN) ont entrepris une longue marche vers Mexico où ils entendent parler devant le Congrès de l’Union. Ils viennent exiger des députés et sénateurs que soit enfin votée la Loi sur la culture et les droits indiens, issue des accords de San Andrés Samkan’chen de los Pobres signés, en février 1996, entre l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) et le gouvernement du président Ernesto Zedillo. Ce vote est l’une des trois conditions mises par les rebelles pour reprendre le dialogue de paix avec le nouveau gouvernement de Vicente Fox, les deux autres étant la libération de tous les prisonniers zapatistes et le retrait de sept importants campements militaires.
Le départ
Adossée à une jeep rouge, une femme anonyme, la soixantaine sans fard, attend. Elle est arrivée dans la communauté de La Realidad, au milieu de la nuit, avec quatre véhicules. Elle vient chercher une partie de la délégation zapatiste qui part vers Mexico. Un homme, le visage couvert d’un « paliacate » rouge délavé (foulard), vient la chercher. Elle passe la barrière invisible de la zone de sécurité et rejoint le groupe d’hommes et de femmes vêtus de fête qui attendent le départ. Marcos et les commandants Tzeltal et Tojolabal, Fidelia, Tacho, Abraham, Mister et Daniel, sont là. Le major Moïses retire une à une les balles de la cartouchière du sous-commandant, puis c’est le tour de la mitraillette et du pistolet dont il aura la garde jusqu’au retour. La même scène se répète à Oventic d’où partent les commandants David, Javier, Yolanda, Susana, Isaias, Abel et Bulmaro, et à La Garrucha où l’actrice Ofelia Medina est allée chercher Omar, Maxo, Sergio, Alejandro, Gustavo, Ismaël, Eduardo, Zebedeo, Filemon, Esther et Moisés.
La femme qui se réfugie derrière l’anonymat de la société civile est Conchita Villafuerte, directrice du journal Tiempo qui annonça au Mexique et au monde le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) le 1er janvier 1994. Avec son mari, Amado Avendaño, gouverneur en rébellion après la fraude électorale de 1994, elle mène une lutte permanente pour la justice et les droits indiens. Elle est là au nom de la société civile mexicaine qui, sans autre rempart que « les gens », assurera la sécurité des dirigeants zapatistes pendant leur périple.
La nouvelle prise de San Cristobal
Depuis la prise de la ville, il y a sept ans, par la « commandante » Ana María à la tête d’une armée d’indiens venus de la brume de la forêt et des montagnes du Chiapas, Marcos est revenu sept fois dans la ville de Bartolomé de las Casas. Après les 48 heures passées les 1er et 2 janvier 1994 sur la place centrale de la ville, le porte-parole des rebelles y est revenu une première fois, le 22 février, armé car il craignait un piège, pour le dialogue de la cathédrale, puis cinq fois en 1996, notamment pour le début du dialogue tripartite EZLN, Cocopa et Commission nationale de médiation (Conai). Mais, après la réunion du 24 novembre, les zapatistes avaient opté pour un silence total qu’ils n’ont rompu qu’à la prise de fonctions de Vicente Fox le 1er décembre dernier. Cette huitième sortie de la forêt conduira Marcos, pour la première fois depuis longtemps, hors du Chiapas.
Des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants, tzeltal, tzotzil, tojolabal, chol, métis, appuyés par des amis venus des quatre coins du monde, ont à nouveau occupé San Cristobal pour saluer le départ de la délégation porteuse de leur espoir de paix. Dans la nuit, visages couverts de passe-montagne, ils sont arrivés en masse, envahissant silencieusement, la ville. Ils ont écouté les messages, ils ont dormi là, devant la cathédrale, malgré le froid, et, le dimanche, ils ont peu à peu disparu. Comme ils étaient venus, silencieux, ils sont repartis vers leurs communautés.
« Je veux être zapotèque »
Etendue d’épineux étiques, d’herbe sèche couverte de poches de plastique déposées par le vent sur les barbelés. Carrefour anonyme et pourtant d’importance vitale pour le sud du Mexique puisqu’il relie - moyennant un large détour sur les routes de la Sierra Madre du sud - le Pacifique et le golfe caraïbe, les raffineries de Salinas Cruz dans l’Etat de Oaxaca et celles de Coatzacalcos et de Minatitlan dans celui de Veracruz. Une station-service et un restaurant. C’est La Ventosa (la Venteuse), dans l’isthme de Tehuantepec, un endroit où « le vent peut renverser une voiture », disent les gens, et où les éoliennes profitent de sa force pour générer l’électricité locale.
Une estrade au bord de la route et, dans le pré, en contrebas, des centaines de personnes venues des villes et villages alentours. Parfois deux heures de route en autobus pour voir et entendre Marcos. Une femme se protège de la chaleur avec un journal. « On m’a dit que Marcos va nous aider ». Elle se met à pleurer. « Il faut, il faut qu’il nous aide, nous sommes pauvres, très pauvres ». Pas très loin, deux hommes disent leur espoir et leur appui à cette marche pour la dignité indienne. Don Caralumpio, commerçant et zapotèque, a un long passé d’engagement politique « parce que quand on est pauvre, métis ou indien, quand il n’y a rien à manger, quand on ne peut pas faire d’études, quand il faut travailler très tôt, on comprend forcément ce que dit Marcos et l’enjeu de cette guérilla ». Les grands-parents de son gendre Alfonso étaient zapotèques, descendants des constructeurs du centre cérémonial de Monte Alban. Le père d’Alfonso est métis mais on parle zapotèque chez lui. « Moi, dit Alfonso avec orgueil, je veux être indien zapotèque. Ici, nous nous considérons tous zapotèques, héritiers de l’un des peuples les plus importants du Mexique d’avant la Conquête, l’un des plus pauvres et des plus méprisés aujourd’hui ».
Une demi-heure d’arrêt. « L’Isthme n’est pas à vendre », dira Marcos en allusion au projet de canal sec qui privatiserait cette portion
du territoire, ignorant les communautés indiennes et détruisant un environnement déjà endommagé par les trafiquants de bois et les pilleurs de faune et de flore.
Les zapatistes et les guérisseuses
Il est encore tôt ce matin à Tehuantepec, un bout du monde dans la partie la plus étroite du Mexique, côté pacifique. En langue nahuatl, c’est la montagne des bêtes sauvages. Dans les arbres, les zanates (corneilles) mènent un concert d’enfer. Sur un mur, dans le parc, une affiche appelle les habitants « à profiter des magnifiques opportunités de travail qu’offre le nord du pays » et les villes frontalières comme Ciudad Juarez. La sympathique proposition émane d’une compagnie privée d’autobus qui, pour le prix modique de l’ordre de 500 francs, vous emmène, sans arrêt, pour vous faire embaucher dans l’une de ces maquiladoras qui pullulent sur la frontière nord, faisant de la précarité, des bas salaires et de la flexibilité les règles. Le président Vicente Fox veut inonder le Chiapas de ces usines d’assemblages pour régler les problèmes de la misère.
Le marché commence juste à s’installer et les tehuanas aux costumes jaune, brun, rouge, jupe longue et blouse courte à empiècement carré, ne sont pas encore sorties. Les zapatistes, pourtant, ont déjà commencé leur journée. Ils sont reçus par Arturo Lona Reyes, ancien évêque de la ville, celui-là même qui, quelques jours après le massacre d’Acteal (45 morts le 22 décembre 1997), célébra en plein cœur de Mexico, dans la rue, une messe à la mémoire des victimes. Dans la salle où déjà s’élève l’odeur du copal, se sont réunis des étudiants, des militants des droits humains du diocèse et un groupe de guérisseuses. Les trois femmes « chaman » se sont agenouillées devant le drapeau mexicain tenu par les commandants. Pour éviter le mauvais œil à la délégation insurgée et pour que leur voyage soit un succès, elles secouent l’encensoir rempli de copal tout autour du drapeau puis elles promènent un bouquet de basilic sur chacun d’eux, dessinant une croix protectrice.
Sourires
Le président Vicente Fox a un sourire de carnassier lorsqu’il affirme aux auditeurs et aux téléspectateurs qu’il attend la marche zapatiste « les bras et cœur ouverts », qu’elle est la « bienvenue » ou qu’il y risque « tout son capital politique ». C’est le sourire et les yeux du grand méchant loup qui n’a qu’une obsession : dévorer les trois petits cochons (indiens, en l’occurrence). L’obsession de Vicente Fox est la paix au Chiapas, avec ou sans Indiens, une paix dont il a besoin pour pouvoir mettre en œuvre le plan Puebla-Panama, mégaprojet néolibéral pour les pays d’Amérique centrale et les Etats du sud mexicain. George W. Bush approuve car il voit là la possibilité d’un mur de contention à l’émigration centre-américaine. Mexique, chien de garde des intérêts US.
Le sous-commandant insurgé Marcos sourit derrière un passe-montagne qui ne laisse pas grand-chose à découvert. Gentil lorsque, de l’autobus, il répond d’un signe de la main aux baisers lancés par les collégiennes sur le bord des routes et aux manifestations d’amitié des gens massés sur les trottoirs des villes et des villages. Railleur, quand il affuble d’épithètes peu flatteurs, stupide, arrogant, imbécile, ignorant, le gouverneur de l’Etat de Queretaro. Quand il parle du plan Puebla-Panama, les yeux de Marcos ne sourient plus. La marche couleur de terre, « n’est pas un jeu », rappelle-t-il. Et le plan Puebla-Panama n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme « d’exploitation de la main d’œuvre indienne et le pillage des ressources naturelles des terres ». Marcos a les yeux de la colère quand il dit : « Nous qui sommes couleur de cette terre mexicaine, voulons l’autonomie indienne et nous allons l’obtenir. Personne ne fera plus de plan qui nous oublie, ni de plan Puebla-Panama, ni de mégaprojet transisthmique, ni rien qui signifie la vente ou la destruction de la maison des Indiens qui, ne l’oublions pas, est partie de la maison de chaque mexicain ».
Tlaloc se manifeste pendant
la marche zapatiste
Le Mexique préhispanique respectait Tlaloc, le dieu de la pluie, celui qui évite la soif de la terre et garantit la fertilité des semailles. Le Mexique paysan et indien continue de célébrer des rites propitiatoires de pluie entre le 24 avril, jour de Saint Marcos, et le 3 mai, jour de la Sainte Croix, avant de commencer à semer le maïs dans les milpas (champs). Ce jour-là, la marche zapatiste avait traversé Pachuca, la capitale de l’état du même nom, et la petite ville d’Actopan. Rappelant les foules qui applaudissent les géants de la route lors du passage du tour de France, des milliers de personnes attendaient sur le bord des routes pour voir, ne serait ce qu’un instant, un bout du pompon des passe-montagne des commandantes zapatistes, les rubans des chapeaux des commandants venus des Hauts du Chiapas, les yeux noirs et attentifs des autres délégués, et les trois étoiles de la casquette usée du sous-commandant insurgé Marcos, toujours assis au milieu du bus, côté droit, côté trottoir.
Dans la vallée du Mezquital de l’Etat d’Hidalgo, région oubliée, désertique, des plus pauvres du pays, où ne poussent que de rares épineux et une grande variété de cactus, les indiens ñañhu, l’un des plus anciens peuples originaires du Mexique, affirment que « Dieu les punit en les privant d’eau ». A Imixquilpan, ils étaient là quand la pluie a commencé à tomber, très fort, torrentielle, avec tonnerre et éclairs. Puis la grêle a pris le relais, formant sur certaines routes de véritables congères. Quand Marcos a commencé à parler, la pluie a redoublé mais, lorsqu’il a proposé aux assistants de suspendre le meeting, d’un seul cri, ils lui ont demandé de continuer.
Autonomie et
autodétermination
Les éléments se sont à nouveau déchaînés dans l’état du Michoacan, vent, pluie, arbres tombant sur les routes et les places. La caravane pourtant a fini par arriver dans le petit village purépécha de Nurío (3600 habitants). Là, s’est tenu le troisième Congrès national indien (CNI), devant 3500 délégués de plus de 50 peuples indiens du Mexique, nahuatl, maya, zapotèque, mixtèque, otomi, tzeltal, tzotzil, totonaque, mazatèque, chol, mazauhua, huastèque, chinatèque, purepecha, mixe, tlapanèque tarahumara..., et des milliers d’invités.
Dans son document final, le CNI a exigé « la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples indiens », une loi qui reconnaîtra « notre droit à décider librement de notre condition politique et à prendre soin, protéger et promouvoir notre développement social et culturel, notre droit à l’autodétermination... dans le cadre de l’Etat mexicain... et dans tous les domaines de la vie quotidienne ». Seront aussi reconnus constitutionnellement les territoires et terres ancestrales, garants de l’existence matérielle et intellectuelle des peuples indiens comme de leur cohésion sociale. « C’est pour cela que nous ne pouvons pas accepter la destruction de nos territoires en nous imposant des projets et mégaprojets... Nous exigeons la moratoire de tous les projets de prospection sur la biodiversité... tant qu’ils n’auront pas été discutés par les peuples indiens ». Le CNI a également appelé à la création d’un front national d’organisations civiques, sociales et syndicales pour appuyer ce mouvement national indien.
Le président Fox ne va probablement pas comprendre de quoi il s’agit. Dans sa logique de chef d’entreprise, d’homme blanc, il veut bien ouvrir des routes et des écoles pour les Indiens - « nos Indiens » - et même les laisser élire leurs autorités mais jamais il ne pourra admettre que des Indiens, et peut-être demain d’autres Mexicains, décident, seuls, de ce qu’ils veulent pour leur communauté, leur ville ou leur région.
Les pains de la solidarité
A Tepoztlan, on pouvait voir il y a quelques années des mannequins immenses pendus au porche de la mairie. Ils représentaient l’ancien président Carlos Salinas de Gortari, le gouverneur de l’état de Morelos et autres caciques locaux qui prétendaient construire un club de golf et des résidences de luxe, usurpant la terre des Indiens nahuas de la région. Une immense lutte s’en était suivie et le golf n’a finalement pas été construit au pied du Tepozteco, la montagne du cuivre.
Ce matin, l’aube pointait et, dans le parc du couvent du XVIe siècle, des ombres commençaient à sortir des tentes ou des sacs de couchages. Il y avait aussi des hamacs accrochés aux cèdres et des dormeurs jusque dans le chœur de l’église. D’autres, qui avaient trouvé refuge dans l’auditorium municipal, commencent à ouvrir un œil après la grande réception de la veille au soir faite à la délégation zapatiste, hébergée dans le cloître, donnant dans une rue voisine. Pas un policier dans les parages et une sécurité minimale assurée exclusivement par la société civile.
Sur la place de la mairie, à deux pas du marché qui dort encore, de longues tables ont été installées. Ignorant ceux qui dorment encore sur les bancs, des hommes transportent de grandes marmites de café et d’atolé (boisson chaude à base de maïs et de riz ou de cacao). D’autres apportent de l’eau et des oranges. Les femmes installent de larges corbeilles remplies de « pains sucrés » - comme on appelle ici les viennoiseries - faits maison. Il y en a pour tous, 5 000 ? 10 000 ? Et surtout ne pas proposer d’argent.
Cette solidarité de la population de Tepoztlan s’est répétée d’une manière ou d’une autre tout au long du voyage, à Juchitan, Oaxaca, Morelia, Nurio et dans tous les villes et villages visités depuis onze jours.
La force des invisibles
Quand je les ai vus arriver l’un derrière l’autre, commandants et commandantes, suivis du sous-commandant insurgé Marcos, dans le gymnase de Xochimilco, je me suis demandée de quoi avaient peur les puissants de ce monde Au milieu de la salle, debout, avec leurs passe-montagne noirs, des grands et des petits, les hommes avec leurs chaussures hautes pour marcher dans la montagne, les femmes en jupe, blouse et chaussures légères, 24 femmes et hommes d’un pays de près de 100 millions d’habitants, je les ai vus terriblement fragiles, si loin de chez eux. Chacun s’est présenté et a, tout à tour, salué José Bové, Bernard Cassen, le président d’Attac, et Danielle Mitterrand, sous les flashs des photographes, croqués par le crayon acéré de Wolinski. Mais quand le sous-commandant Marcos a pris la parole, j’ai compris leur force de n’être rien, personne, d’être vous, nous, eux.
« Il y a , actuellement, au Mexique et dans le monde, une dispute entre l’argent et l’être humain. L’argent joue de la paix à sa guise. Monsieur Fox en fait une marchandise. Nous, nous battons pour une autre paix, la seule que nous croyons possible, celle qui se construit en reconnaissant celui qui est différent... Nous savons, contrairement à ce que l’on veut faire croire, que vous n’êtes pas venus voir un personnage mais que vous êtes venus tendre la main et saluer un mouvement ».
Debout au milieu du gymnase, derrière « la prison des passe-montagne », ces femmes et ces hommes ont la force d’être eux et d’être tous, la force, comme leur a dit José Bové, « d’avoir ouvert la voie à toutes les résistances qui existent aujourd’hui à travers le monde contre la globalisation ». Ils ont révélé aux puissants un monde invisible, un monde qu’ils ont marginalisé, un monde qu’ils ont exclu et méprisé, un monde qui ne veut plus garder le silence devant les insultes et les humiliations, et exige le droit de parler, de décider, le droit à la différence et à la dignité. « Deux mondes pourtant, dit Marcos, qui peuvent vivre ensemble sans que l’un domine l’autre » pour faire « ces autres mondes possibles » dont nous font rêver les zapatistes.
Le cœur d’un sapeur-pompier
Les journalistes, de temps en temps, recevons des lettres. Parfois de critiques, parfois de félicitations. D’autres émouvantes ou qui font chaud à l’âme. Celle que j’ai reçue un jour n’était pas pour moi. Dans l’enveloppe, un petit mot et une autre enveloppe adressée au « commandante Marcos » contenant « un cadeau ». Le petit cadeau, « un peu ridicule », selon l’expéditeur, n’est rien d’autre que la plaque reçue quand il est devenu sapeur pompier professionnel, « un porte-bonheur » auquel il est « énormément attaché ».
Je ne dirai ni le nom ni l’âge de mon correspondant mais il a découvert l’Amérique latine lors d’une mission de Pompiers sans frontières. Dans cette région, il a rencontré des gens qui souffrent et travaillent dans des conditions infrahumaines, des enfants qui n’ont pas d’avenir autre que celui de leurs parents, tout un monde différent de celui qu’il côtoie habituellement en France. Pour lui, les paroles du Che ont repris un sens et la lutte du sous-commandant Marcos et des Indiens du Chiapas est devenue plus claire.
« Des images resteront gravées dans ma mémoire à tout jamais : une telle misère, l’esclavage dans les propriétés de café... Une partie de mon cœur est restée là-bas, avec ces hommes dont j’ai aussi découvert la force et la joie de vivre... Toutes les histoires que j’avais lues à propos du Che ont pris une dimension nouvelle et concrète. Tous ces combattants de l’oppression et de l’injustice m’ont transmis un nouveau souffle. Je n’arrive pas à exprimer par des mots cette bouffée de chaleur qui emplit mon âme et m’enflamme lorsque on me parle de lutte pour la liberté.. Je découvre un nouveau monde et je me trouve bien petit et ignorant de la réalité. Mais j’ai envie de découvrir et de soutenir ces luttes... »
A Xochimilco, le message a été remis en main propre.
Message d’un jeune né à la politique, en 1994, avec le soulèvement zapatiste, comme d’autres, nombreux qui avaient moins de 10 ans au moment de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du camp socialiste. Dans un monde où l’individualisme est devenu la règle, ils se sont identifiés aux hommes et aux femmes sans visage, « tout pour tous et rien pour nous », à ces luttes pour les droits collectifs, contre le racisme et l’exclusion.
Nous sommes là !
Ce devait être une apothéose et ce fut plus que cela, la fin et le commencement. Des centaines de milliers de personnes sur les trottoirs, sur les ponts, sur le Zocalo, la grand place de Mexico, et les rues adjacentes pour recevoir la délégation zapatiste. Des jeunes, une majorité de jeunes, de ceux qui avaient à peine dix ans lors du tremblement de terre de 1985. Les « vieux », ce jour-là, avaient 40 ans. Pas de banderoles de partis politiques, pas de camions chargés de sympathisants. Intellectuels, artistes, femmes et hommes politiques présents étaient là en leur nom personnel. Tous venus pour écouter « une voix parmi toutes les voix », la parole des Indiens réclamant démocratie, justice et dignité, une parole qui trouve un écho dans toutes les couches de la société mexicaine, au-delà des frontières, au-delà des mers, dans d’autres luttes multiformes contre le pouvoir et la dictature de l’argent qui dirigent le monde.
Sur la plateforme d’un camion ouvert, avançant pratiquement à pas d’homme, ils ont fait les quelques vingt kilomètres séparant Xochimilco du centre, debout, saluant les gens massés sur leur passage. Au-dessus, deux hélicoptères volant très bas avec, chacun, un homme armé debout, à l’extérieur. A l’approche du centre, la foule s’est faite plus dense, à peine contenue par le service d’ordre, deux cordons de femmes et d’hommes se tenant par la main, de part et d’autre de la rue.
Sur un côté du Zocalo sur lequel tombait dru le soleil du printemps, une immense banderole disant « Nous sommes tous des Indiens du monde ». En face, dos au palais présidentiel, l’estrade où se tenaient les 23 commandants et Marcos. « Ce n’est pas un hasard, a dit ce dernier, si nous sommes à cette place, le gouvernement a toujours été derrière nous : parfois avec des hélicoptères, parfois avec des tanks de guerre, parfois avec des soldats, parfois avec des policiers, parfois avec des offres de vente-achat de consciences, parfois avec des offres de reddition, parfois avec des mensonges, parfois avec des déclarations stridentes, parfois avec des silences d’attente. Parfois, comme aujourd’hui, avec des silences impuissants ». Puis, en sens inverse, le flot des gens quittant la place, avec dans les oreilles encore l’écho des mots : « Il est l’heure de faire cesser cette honte d’être un pays seulement habillé de la couleur de l’argent. L’heure a sonné pour les peuples indiens couleur de la terre, de toutes les couleurs de ceux d’en bas ».
Esther au Congrès
« Certains ont pensé que cette tribune serait occupée par le « Sup » Marcos et que ce serait lui qui prononcerait le message des zapatistes. Vous voyez qu’il n’en est pas ainsi. Le sous-commandant Marcos est cela, un sous-commandant. Nous, nous sommes les commandants, ceux qui commandent ensemble, ceux qui commandent en obéissant à nos peuples. Au « Sup » et à ceux qui partagent avec lui espérances et désirs, nous avions donné pour mission de nous ouvrir cette tribune. Grâce à la mobilisation populaire au Mexique et dans le monde, nos guerriers et guerrières ont rempli leur mission. Maintenant, c’est notre heure ».
C’est avec ces mots que la commandante Esther a expliqué aux parlementaires et invités surpris, parfois déçus, l’absence du sous-commandant insurgé Marcos dans l’enceinte du parlement mexicain. Esther, une indienne tzeltal des Cañadas, a expliqué la position des zapatistes et annoncé les décisions prises par le mouvement après la marche, après le 3e Congrès national indien et après trois semaines passées dans la capitale. Elle a, au nom du CCR-EZLN, donné l’ordre au sous-commandant insurgé Marcos, chef militaire des forces régulières et irrégulières de l’EZLN, de faire le nécessaire pour que les forces zapatistes n’occupent pas le terrain abandonné par l’armée fédérale. « Nous ne répondrons pas à un signal de paix par un signal de guerre. Les armes zapatistes ne remplaceront pas les armes gouvernementales », a-t-elle déclaré. Elle a mandaté l’architecte Fernando Yañez pour entrer en contact avec la Cocopa et avec le délégué pour la paix au Chiapas, Luis H. Alvarez afin de certifier que les sept positions ont bien été évacuées par les militaires. De même, Fernando Yañez a été désigné courrier officiel de l’EZLN auprès du gouvernement afin de permettre, une fois les deux autres conditions remplies, la reprise formelle du dialogue.
Séance historique qui a duré plus de cinq heures d’explications, de questions et de réponses.
La trahison
Après 37 jours de voyage, plus de 6000 kilomètres et 77 manifestations publiques, la délégation des 23 commandantes et commandants de l’EZLN est à nouveau en terre chiapanèque. Mais, une fois les zapatistes partis, les politiciens ont repris la politique en mains. Ils ont réglé des comptes, leurs comptes.
Le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) les a réglés avec les zapatistes qui lui ont déclaré la guerre en 1994, avec le Parti d’action nationale (PAN, conservateur) qui vient de le sortir de la présidence où il était installé depuis plus de 70 ans, et avec le Parti de la révolution démocratique (PRD, centre-gauche), l’ennemi de toujours, car son leader, Cuauhtemoc Cardenas, a failli battre son candidat en 1988. Heureusement que le PRI est le roi de la fraude électorale... Le PAN a réglé des comptes avec le président Vicente Fox, pourtant issu de ses rangs, mais qui semble vouloir diriger le pays sans lui, s’appuyant sur un groupe de chefs d’entreprise et cherchant la bénédiction des Etats-Unis. Le PRD, comme un grand, a réglé des comptes dans ses propres rangs. Alors que se débattait au Sénat la loi sur la culture et les droits indiens, se tenait le Congrès national du parti, davantage préoccupé de se distribuer des quotas d’influence entre les diverses tendances et d’éviter l’éclatement de l’organisation, que de serrer les rangs sur le texte de loi.
Si bien qu’un texte, dénaturé par les soins du PAN et du PRI, avec des modifications portant fondamentalement sur les questions d’autonomie et de territoire, a été adopté à l’unanimité, avec les voix du PRD, au Sénat, puis voté par la Chambre des députés, cette fois sans les voix d’un PRD discrédité.
Les zapatistes se sont à nouveau enfermés dans le silence et le chemin de la paix s’est dangereusement rétréci.
Le départ
Adossée à une jeep rouge, une femme anonyme, la soixantaine sans fard, attend. Elle est arrivée dans la communauté de La Realidad, au milieu de la nuit, avec quatre véhicules. Elle vient chercher une partie de la délégation zapatiste qui part vers Mexico. Un homme, le visage couvert d’un « paliacate » rouge délavé (foulard), vient la chercher. Elle passe la barrière invisible de la zone de sécurité et rejoint le groupe d’hommes et de femmes vêtus de fête qui attendent le départ. Marcos et les commandants Tzeltal et Tojolabal, Fidelia, Tacho, Abraham, Mister et Daniel, sont là. Le major Moïses retire une à une les balles de la cartouchière du sous-commandant, puis c’est le tour de la mitraillette et du pistolet dont il aura la garde jusqu’au retour. La même scène se répète à Oventic d’où partent les commandants David, Javier, Yolanda, Susana, Isaias, Abel et Bulmaro, et à La Garrucha où l’actrice Ofelia Medina est allée chercher Omar, Maxo, Sergio, Alejandro, Gustavo, Ismaël, Eduardo, Zebedeo, Filemon, Esther et Moisés.
La femme qui se réfugie derrière l’anonymat de la société civile est Conchita Villafuerte, directrice du journal Tiempo qui annonça au Mexique et au monde le soulèvement de l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) le 1er janvier 1994. Avec son mari, Amado Avendaño, gouverneur en rébellion après la fraude électorale de 1994, elle mène une lutte permanente pour la justice et les droits indiens. Elle est là au nom de la société civile mexicaine qui, sans autre rempart que « les gens », assurera la sécurité des dirigeants zapatistes pendant leur périple.
La nouvelle prise de San Cristobal
Depuis la prise de la ville, il y a sept ans, par la « commandante » Ana María à la tête d’une armée d’indiens venus de la brume de la forêt et des montagnes du Chiapas, Marcos est revenu sept fois dans la ville de Bartolomé de las Casas. Après les 48 heures passées les 1er et 2 janvier 1994 sur la place centrale de la ville, le porte-parole des rebelles y est revenu une première fois, le 22 février, armé car il craignait un piège, pour le dialogue de la cathédrale, puis cinq fois en 1996, notamment pour le début du dialogue tripartite EZLN, Cocopa et Commission nationale de médiation (Conai). Mais, après la réunion du 24 novembre, les zapatistes avaient opté pour un silence total qu’ils n’ont rompu qu’à la prise de fonctions de Vicente Fox le 1er décembre dernier. Cette huitième sortie de la forêt conduira Marcos, pour la première fois depuis longtemps, hors du Chiapas.
Des milliers de femmes, d’hommes et d’enfants, tzeltal, tzotzil, tojolabal, chol, métis, appuyés par des amis venus des quatre coins du monde, ont à nouveau occupé San Cristobal pour saluer le départ de la délégation porteuse de leur espoir de paix. Dans la nuit, visages couverts de passe-montagne, ils sont arrivés en masse, envahissant silencieusement, la ville. Ils ont écouté les messages, ils ont dormi là, devant la cathédrale, malgré le froid, et, le dimanche, ils ont peu à peu disparu. Comme ils étaient venus, silencieux, ils sont repartis vers leurs communautés.
« Je veux être zapotèque »
Etendue d’épineux étiques, d’herbe sèche couverte de poches de plastique déposées par le vent sur les barbelés. Carrefour anonyme et pourtant d’importance vitale pour le sud du Mexique puisqu’il relie - moyennant un large détour sur les routes de la Sierra Madre du sud - le Pacifique et le golfe caraïbe, les raffineries de Salinas Cruz dans l’Etat de Oaxaca et celles de Coatzacalcos et de Minatitlan dans celui de Veracruz. Une station-service et un restaurant. C’est La Ventosa (la Venteuse), dans l’isthme de Tehuantepec, un endroit où « le vent peut renverser une voiture », disent les gens, et où les éoliennes profitent de sa force pour générer l’électricité locale.
Une estrade au bord de la route et, dans le pré, en contrebas, des centaines de personnes venues des villes et villages alentours. Parfois deux heures de route en autobus pour voir et entendre Marcos. Une femme se protège de la chaleur avec un journal. « On m’a dit que Marcos va nous aider ». Elle se met à pleurer. « Il faut, il faut qu’il nous aide, nous sommes pauvres, très pauvres ». Pas très loin, deux hommes disent leur espoir et leur appui à cette marche pour la dignité indienne. Don Caralumpio, commerçant et zapotèque, a un long passé d’engagement politique « parce que quand on est pauvre, métis ou indien, quand il n’y a rien à manger, quand on ne peut pas faire d’études, quand il faut travailler très tôt, on comprend forcément ce que dit Marcos et l’enjeu de cette guérilla ». Les grands-parents de son gendre Alfonso étaient zapotèques, descendants des constructeurs du centre cérémonial de Monte Alban. Le père d’Alfonso est métis mais on parle zapotèque chez lui. « Moi, dit Alfonso avec orgueil, je veux être indien zapotèque. Ici, nous nous considérons tous zapotèques, héritiers de l’un des peuples les plus importants du Mexique d’avant la Conquête, l’un des plus pauvres et des plus méprisés aujourd’hui ».
Une demi-heure d’arrêt. « L’Isthme n’est pas à vendre », dira Marcos en allusion au projet de canal sec qui privatiserait cette portion
du territoire, ignorant les communautés indiennes et détruisant un environnement déjà endommagé par les trafiquants de bois et les pilleurs de faune et de flore.
Les zapatistes et les guérisseuses
Il est encore tôt ce matin à Tehuantepec, un bout du monde dans la partie la plus étroite du Mexique, côté pacifique. En langue nahuatl, c’est la montagne des bêtes sauvages. Dans les arbres, les zanates (corneilles) mènent un concert d’enfer. Sur un mur, dans le parc, une affiche appelle les habitants « à profiter des magnifiques opportunités de travail qu’offre le nord du pays » et les villes frontalières comme Ciudad Juarez. La sympathique proposition émane d’une compagnie privée d’autobus qui, pour le prix modique de l’ordre de 500 francs, vous emmène, sans arrêt, pour vous faire embaucher dans l’une de ces maquiladoras qui pullulent sur la frontière nord, faisant de la précarité, des bas salaires et de la flexibilité les règles. Le président Vicente Fox veut inonder le Chiapas de ces usines d’assemblages pour régler les problèmes de la misère.
Le marché commence juste à s’installer et les tehuanas aux costumes jaune, brun, rouge, jupe longue et blouse courte à empiècement carré, ne sont pas encore sorties. Les zapatistes, pourtant, ont déjà commencé leur journée. Ils sont reçus par Arturo Lona Reyes, ancien évêque de la ville, celui-là même qui, quelques jours après le massacre d’Acteal (45 morts le 22 décembre 1997), célébra en plein cœur de Mexico, dans la rue, une messe à la mémoire des victimes. Dans la salle où déjà s’élève l’odeur du copal, se sont réunis des étudiants, des militants des droits humains du diocèse et un groupe de guérisseuses. Les trois femmes « chaman » se sont agenouillées devant le drapeau mexicain tenu par les commandants. Pour éviter le mauvais œil à la délégation insurgée et pour que leur voyage soit un succès, elles secouent l’encensoir rempli de copal tout autour du drapeau puis elles promènent un bouquet de basilic sur chacun d’eux, dessinant une croix protectrice.
Sourires
Le président Vicente Fox a un sourire de carnassier lorsqu’il affirme aux auditeurs et aux téléspectateurs qu’il attend la marche zapatiste « les bras et cœur ouverts », qu’elle est la « bienvenue » ou qu’il y risque « tout son capital politique ». C’est le sourire et les yeux du grand méchant loup qui n’a qu’une obsession : dévorer les trois petits cochons (indiens, en l’occurrence). L’obsession de Vicente Fox est la paix au Chiapas, avec ou sans Indiens, une paix dont il a besoin pour pouvoir mettre en œuvre le plan Puebla-Panama, mégaprojet néolibéral pour les pays d’Amérique centrale et les Etats du sud mexicain. George W. Bush approuve car il voit là la possibilité d’un mur de contention à l’émigration centre-américaine. Mexique, chien de garde des intérêts US.
Le sous-commandant insurgé Marcos sourit derrière un passe-montagne qui ne laisse pas grand-chose à découvert. Gentil lorsque, de l’autobus, il répond d’un signe de la main aux baisers lancés par les collégiennes sur le bord des routes et aux manifestations d’amitié des gens massés sur les trottoirs des villes et des villages. Railleur, quand il affuble d’épithètes peu flatteurs, stupide, arrogant, imbécile, ignorant, le gouverneur de l’Etat de Queretaro. Quand il parle du plan Puebla-Panama, les yeux de Marcos ne sourient plus. La marche couleur de terre, « n’est pas un jeu », rappelle-t-il. Et le plan Puebla-Panama n’est rien d’autre qu’une nouvelle forme « d’exploitation de la main d’œuvre indienne et le pillage des ressources naturelles des terres ». Marcos a les yeux de la colère quand il dit : « Nous qui sommes couleur de cette terre mexicaine, voulons l’autonomie indienne et nous allons l’obtenir. Personne ne fera plus de plan qui nous oublie, ni de plan Puebla-Panama, ni de mégaprojet transisthmique, ni rien qui signifie la vente ou la destruction de la maison des Indiens qui, ne l’oublions pas, est partie de la maison de chaque mexicain ».
Tlaloc se manifeste pendant
la marche zapatiste
Le Mexique préhispanique respectait Tlaloc, le dieu de la pluie, celui qui évite la soif de la terre et garantit la fertilité des semailles. Le Mexique paysan et indien continue de célébrer des rites propitiatoires de pluie entre le 24 avril, jour de Saint Marcos, et le 3 mai, jour de la Sainte Croix, avant de commencer à semer le maïs dans les milpas (champs). Ce jour-là, la marche zapatiste avait traversé Pachuca, la capitale de l’état du même nom, et la petite ville d’Actopan. Rappelant les foules qui applaudissent les géants de la route lors du passage du tour de France, des milliers de personnes attendaient sur le bord des routes pour voir, ne serait ce qu’un instant, un bout du pompon des passe-montagne des commandantes zapatistes, les rubans des chapeaux des commandants venus des Hauts du Chiapas, les yeux noirs et attentifs des autres délégués, et les trois étoiles de la casquette usée du sous-commandant insurgé Marcos, toujours assis au milieu du bus, côté droit, côté trottoir.
Dans la vallée du Mezquital de l’Etat d’Hidalgo, région oubliée, désertique, des plus pauvres du pays, où ne poussent que de rares épineux et une grande variété de cactus, les indiens ñañhu, l’un des plus anciens peuples originaires du Mexique, affirment que « Dieu les punit en les privant d’eau ». A Imixquilpan, ils étaient là quand la pluie a commencé à tomber, très fort, torrentielle, avec tonnerre et éclairs. Puis la grêle a pris le relais, formant sur certaines routes de véritables congères. Quand Marcos a commencé à parler, la pluie a redoublé mais, lorsqu’il a proposé aux assistants de suspendre le meeting, d’un seul cri, ils lui ont demandé de continuer.
Autonomie et
autodétermination
Les éléments se sont à nouveau déchaînés dans l’état du Michoacan, vent, pluie, arbres tombant sur les routes et les places. La caravane pourtant a fini par arriver dans le petit village purépécha de Nurío (3600 habitants). Là, s’est tenu le troisième Congrès national indien (CNI), devant 3500 délégués de plus de 50 peuples indiens du Mexique, nahuatl, maya, zapotèque, mixtèque, otomi, tzeltal, tzotzil, totonaque, mazatèque, chol, mazauhua, huastèque, chinatèque, purepecha, mixe, tlapanèque tarahumara..., et des milliers d’invités.
Dans son document final, le CNI a exigé « la reconnaissance constitutionnelle des droits des peuples indiens », une loi qui reconnaîtra « notre droit à décider librement de notre condition politique et à prendre soin, protéger et promouvoir notre développement social et culturel, notre droit à l’autodétermination... dans le cadre de l’Etat mexicain... et dans tous les domaines de la vie quotidienne ». Seront aussi reconnus constitutionnellement les territoires et terres ancestrales, garants de l’existence matérielle et intellectuelle des peuples indiens comme de leur cohésion sociale. « C’est pour cela que nous ne pouvons pas accepter la destruction de nos territoires en nous imposant des projets et mégaprojets... Nous exigeons la moratoire de tous les projets de prospection sur la biodiversité... tant qu’ils n’auront pas été discutés par les peuples indiens ». Le CNI a également appelé à la création d’un front national d’organisations civiques, sociales et syndicales pour appuyer ce mouvement national indien.
Le président Fox ne va probablement pas comprendre de quoi il s’agit. Dans sa logique de chef d’entreprise, d’homme blanc, il veut bien ouvrir des routes et des écoles pour les Indiens - « nos Indiens » - et même les laisser élire leurs autorités mais jamais il ne pourra admettre que des Indiens, et peut-être demain d’autres Mexicains, décident, seuls, de ce qu’ils veulent pour leur communauté, leur ville ou leur région.
Les pains de la solidarité
A Tepoztlan, on pouvait voir il y a quelques années des mannequins immenses pendus au porche de la mairie. Ils représentaient l’ancien président Carlos Salinas de Gortari, le gouverneur de l’état de Morelos et autres caciques locaux qui prétendaient construire un club de golf et des résidences de luxe, usurpant la terre des Indiens nahuas de la région. Une immense lutte s’en était suivie et le golf n’a finalement pas été construit au pied du Tepozteco, la montagne du cuivre.
Ce matin, l’aube pointait et, dans le parc du couvent du XVIe siècle, des ombres commençaient à sortir des tentes ou des sacs de couchages. Il y avait aussi des hamacs accrochés aux cèdres et des dormeurs jusque dans le chœur de l’église. D’autres, qui avaient trouvé refuge dans l’auditorium municipal, commencent à ouvrir un œil après la grande réception de la veille au soir faite à la délégation zapatiste, hébergée dans le cloître, donnant dans une rue voisine. Pas un policier dans les parages et une sécurité minimale assurée exclusivement par la société civile.
Sur la place de la mairie, à deux pas du marché qui dort encore, de longues tables ont été installées. Ignorant ceux qui dorment encore sur les bancs, des hommes transportent de grandes marmites de café et d’atolé (boisson chaude à base de maïs et de riz ou de cacao). D’autres apportent de l’eau et des oranges. Les femmes installent de larges corbeilles remplies de « pains sucrés » - comme on appelle ici les viennoiseries - faits maison. Il y en a pour tous, 5 000 ? 10 000 ? Et surtout ne pas proposer d’argent.
Cette solidarité de la population de Tepoztlan s’est répétée d’une manière ou d’une autre tout au long du voyage, à Juchitan, Oaxaca, Morelia, Nurio et dans tous les villes et villages visités depuis onze jours.
La force des invisibles
Quand je les ai vus arriver l’un derrière l’autre, commandants et commandantes, suivis du sous-commandant insurgé Marcos, dans le gymnase de Xochimilco, je me suis demandée de quoi avaient peur les puissants de ce monde Au milieu de la salle, debout, avec leurs passe-montagne noirs, des grands et des petits, les hommes avec leurs chaussures hautes pour marcher dans la montagne, les femmes en jupe, blouse et chaussures légères, 24 femmes et hommes d’un pays de près de 100 millions d’habitants, je les ai vus terriblement fragiles, si loin de chez eux. Chacun s’est présenté et a, tout à tour, salué José Bové, Bernard Cassen, le président d’Attac, et Danielle Mitterrand, sous les flashs des photographes, croqués par le crayon acéré de Wolinski. Mais quand le sous-commandant Marcos a pris la parole, j’ai compris leur force de n’être rien, personne, d’être vous, nous, eux.
« Il y a , actuellement, au Mexique et dans le monde, une dispute entre l’argent et l’être humain. L’argent joue de la paix à sa guise. Monsieur Fox en fait une marchandise. Nous, nous battons pour une autre paix, la seule que nous croyons possible, celle qui se construit en reconnaissant celui qui est différent... Nous savons, contrairement à ce que l’on veut faire croire, que vous n’êtes pas venus voir un personnage mais que vous êtes venus tendre la main et saluer un mouvement ».
Debout au milieu du gymnase, derrière « la prison des passe-montagne », ces femmes et ces hommes ont la force d’être eux et d’être tous, la force, comme leur a dit José Bové, « d’avoir ouvert la voie à toutes les résistances qui existent aujourd’hui à travers le monde contre la globalisation ». Ils ont révélé aux puissants un monde invisible, un monde qu’ils ont marginalisé, un monde qu’ils ont exclu et méprisé, un monde qui ne veut plus garder le silence devant les insultes et les humiliations, et exige le droit de parler, de décider, le droit à la différence et à la dignité. « Deux mondes pourtant, dit Marcos, qui peuvent vivre ensemble sans que l’un domine l’autre » pour faire « ces autres mondes possibles » dont nous font rêver les zapatistes.
Le cœur d’un sapeur-pompier
Les journalistes, de temps en temps, recevons des lettres. Parfois de critiques, parfois de félicitations. D’autres émouvantes ou qui font chaud à l’âme. Celle que j’ai reçue un jour n’était pas pour moi. Dans l’enveloppe, un petit mot et une autre enveloppe adressée au « commandante Marcos » contenant « un cadeau ». Le petit cadeau, « un peu ridicule », selon l’expéditeur, n’est rien d’autre que la plaque reçue quand il est devenu sapeur pompier professionnel, « un porte-bonheur » auquel il est « énormément attaché ».
Je ne dirai ni le nom ni l’âge de mon correspondant mais il a découvert l’Amérique latine lors d’une mission de Pompiers sans frontières. Dans cette région, il a rencontré des gens qui souffrent et travaillent dans des conditions infrahumaines, des enfants qui n’ont pas d’avenir autre que celui de leurs parents, tout un monde différent de celui qu’il côtoie habituellement en France. Pour lui, les paroles du Che ont repris un sens et la lutte du sous-commandant Marcos et des Indiens du Chiapas est devenue plus claire.
« Des images resteront gravées dans ma mémoire à tout jamais : une telle misère, l’esclavage dans les propriétés de café... Une partie de mon cœur est restée là-bas, avec ces hommes dont j’ai aussi découvert la force et la joie de vivre... Toutes les histoires que j’avais lues à propos du Che ont pris une dimension nouvelle et concrète. Tous ces combattants de l’oppression et de l’injustice m’ont transmis un nouveau souffle. Je n’arrive pas à exprimer par des mots cette bouffée de chaleur qui emplit mon âme et m’enflamme lorsque on me parle de lutte pour la liberté.. Je découvre un nouveau monde et je me trouve bien petit et ignorant de la réalité. Mais j’ai envie de découvrir et de soutenir ces luttes... »
A Xochimilco, le message a été remis en main propre.
Message d’un jeune né à la politique, en 1994, avec le soulèvement zapatiste, comme d’autres, nombreux qui avaient moins de 10 ans au moment de la chute du mur de Berlin et de l’effondrement du camp socialiste. Dans un monde où l’individualisme est devenu la règle, ils se sont identifiés aux hommes et aux femmes sans visage, « tout pour tous et rien pour nous », à ces luttes pour les droits collectifs, contre le racisme et l’exclusion.
Nous sommes là !
Ce devait être une apothéose et ce fut plus que cela, la fin et le commencement. Des centaines de milliers de personnes sur les trottoirs, sur les ponts, sur le Zocalo, la grand place de Mexico, et les rues adjacentes pour recevoir la délégation zapatiste. Des jeunes, une majorité de jeunes, de ceux qui avaient à peine dix ans lors du tremblement de terre de 1985. Les « vieux », ce jour-là, avaient 40 ans. Pas de banderoles de partis politiques, pas de camions chargés de sympathisants. Intellectuels, artistes, femmes et hommes politiques présents étaient là en leur nom personnel. Tous venus pour écouter « une voix parmi toutes les voix », la parole des Indiens réclamant démocratie, justice et dignité, une parole qui trouve un écho dans toutes les couches de la société mexicaine, au-delà des frontières, au-delà des mers, dans d’autres luttes multiformes contre le pouvoir et la dictature de l’argent qui dirigent le monde.
Sur la plateforme d’un camion ouvert, avançant pratiquement à pas d’homme, ils ont fait les quelques vingt kilomètres séparant Xochimilco du centre, debout, saluant les gens massés sur leur passage. Au-dessus, deux hélicoptères volant très bas avec, chacun, un homme armé debout, à l’extérieur. A l’approche du centre, la foule s’est faite plus dense, à peine contenue par le service d’ordre, deux cordons de femmes et d’hommes se tenant par la main, de part et d’autre de la rue.
Sur un côté du Zocalo sur lequel tombait dru le soleil du printemps, une immense banderole disant « Nous sommes tous des Indiens du monde ». En face, dos au palais présidentiel, l’estrade où se tenaient les 23 commandants et Marcos. « Ce n’est pas un hasard, a dit ce dernier, si nous sommes à cette place, le gouvernement a toujours été derrière nous : parfois avec des hélicoptères, parfois avec des tanks de guerre, parfois avec des soldats, parfois avec des policiers, parfois avec des offres de vente-achat de consciences, parfois avec des offres de reddition, parfois avec des mensonges, parfois avec des déclarations stridentes, parfois avec des silences d’attente. Parfois, comme aujourd’hui, avec des silences impuissants ». Puis, en sens inverse, le flot des gens quittant la place, avec dans les oreilles encore l’écho des mots : « Il est l’heure de faire cesser cette honte d’être un pays seulement habillé de la couleur de l’argent. L’heure a sonné pour les peuples indiens couleur de la terre, de toutes les couleurs de ceux d’en bas ».
Esther au Congrès
« Certains ont pensé que cette tribune serait occupée par le « Sup » Marcos et que ce serait lui qui prononcerait le message des zapatistes. Vous voyez qu’il n’en est pas ainsi. Le sous-commandant Marcos est cela, un sous-commandant. Nous, nous sommes les commandants, ceux qui commandent ensemble, ceux qui commandent en obéissant à nos peuples. Au « Sup » et à ceux qui partagent avec lui espérances et désirs, nous avions donné pour mission de nous ouvrir cette tribune. Grâce à la mobilisation populaire au Mexique et dans le monde, nos guerriers et guerrières ont rempli leur mission. Maintenant, c’est notre heure ».
C’est avec ces mots que la commandante Esther a expliqué aux parlementaires et invités surpris, parfois déçus, l’absence du sous-commandant insurgé Marcos dans l’enceinte du parlement mexicain. Esther, une indienne tzeltal des Cañadas, a expliqué la position des zapatistes et annoncé les décisions prises par le mouvement après la marche, après le 3e Congrès national indien et après trois semaines passées dans la capitale. Elle a, au nom du CCR-EZLN, donné l’ordre au sous-commandant insurgé Marcos, chef militaire des forces régulières et irrégulières de l’EZLN, de faire le nécessaire pour que les forces zapatistes n’occupent pas le terrain abandonné par l’armée fédérale. « Nous ne répondrons pas à un signal de paix par un signal de guerre. Les armes zapatistes ne remplaceront pas les armes gouvernementales », a-t-elle déclaré. Elle a mandaté l’architecte Fernando Yañez pour entrer en contact avec la Cocopa et avec le délégué pour la paix au Chiapas, Luis H. Alvarez afin de certifier que les sept positions ont bien été évacuées par les militaires. De même, Fernando Yañez a été désigné courrier officiel de l’EZLN auprès du gouvernement afin de permettre, une fois les deux autres conditions remplies, la reprise formelle du dialogue.
Séance historique qui a duré plus de cinq heures d’explications, de questions et de réponses.
La trahison
Après 37 jours de voyage, plus de 6000 kilomètres et 77 manifestations publiques, la délégation des 23 commandantes et commandants de l’EZLN est à nouveau en terre chiapanèque. Mais, une fois les zapatistes partis, les politiciens ont repris la politique en mains. Ils ont réglé des comptes, leurs comptes.
Le Parti révolutionnaire institutionnel (PRI) les a réglés avec les zapatistes qui lui ont déclaré la guerre en 1994, avec le Parti d’action nationale (PAN, conservateur) qui vient de le sortir de la présidence où il était installé depuis plus de 70 ans, et avec le Parti de la révolution démocratique (PRD, centre-gauche), l’ennemi de toujours, car son leader, Cuauhtemoc Cardenas, a failli battre son candidat en 1988. Heureusement que le PRI est le roi de la fraude électorale... Le PAN a réglé des comptes avec le président Vicente Fox, pourtant issu de ses rangs, mais qui semble vouloir diriger le pays sans lui, s’appuyant sur un groupe de chefs d’entreprise et cherchant la bénédiction des Etats-Unis. Le PRD, comme un grand, a réglé des comptes dans ses propres rangs. Alors que se débattait au Sénat la loi sur la culture et les droits indiens, se tenait le Congrès national du parti, davantage préoccupé de se distribuer des quotas d’influence entre les diverses tendances et d’éviter l’éclatement de l’organisation, que de serrer les rangs sur le texte de loi.
Si bien qu’un texte, dénaturé par les soins du PAN et du PRI, avec des modifications portant fondamentalement sur les questions d’autonomie et de territoire, a été adopté à l’unanimité, avec les voix du PRD, au Sénat, puis voté par la Chambre des députés, cette fois sans les voix d’un PRD discrédité.
Les zapatistes se sont à nouveau enfermés dans le silence et le chemin de la paix s’est dangereusement rétréci.