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Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°35 [juin 2001 - août 2001]
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Lettres du Nord


Madrid, 1680. La procession a la forme d’une spirale, comme si la mise en scène de l’acte de foi, empruntant à la voûte céleste les motifs géométriques des galaxies communes pouvait graver plus aisément dans l’esprit de ses spectateurs l’origine divine du jugement. On m’a couvert la tête d’une carocha, sorte de grande coiffe cartonnée, pointue et coniforme et d’un sambenito sur lequel sont dessinés ma face brûlée par le feu, des petits diables à la queue fourchue et de multiples flammes tournées vers le haut, l’habit des hérétiques condamnés à la crémation ! Les « réconciliés » ont plus de chance : on a cousu sur leurs tabliers d’infamie des croix de saint André ou des flammes tournées vers le bas. Je serre dans la poche de mon pantalon, sous le sambenito, une lettre de mon frère parti en Hollande quand les soupçons et les rumeurs les plus malveillantes ont commencé à brouillé la tranquille vie de notre famille. Il m’écrit : « Bien sûr, mon frère, je pense souvent à l’odeur des orangers et des jasmins et aux chemins caillouteux de notre enfance qui serpentaient entre les chênes verts et les oliviers. L’ombre fraîche du patio de notre maison et l’âpre parfum du vin sec de Jerez habitent encore ma mémoire, surtout quand les vents du Nord noient les façades d’Amsterdam dans un crachin mélancolique et obstiné. Et nos virées chez la Celestina, mon cher frère, comment les oublierais-je dans ce petit pays gouverné par les mœurs austères des calvinistes ? Mais vois-tu, les choses ici changent très vite et nous sont moins hostiles. Un philosophe de notre peuple a écrit récemment « Dans cette florissante république et ville splendide, des hommes de toute origine nationale et appartenant à toutes sortes de sectes religieuses vivent dans la concorde la plus parfaite » Vivre librement, au grand jour, ne plus craindre la rumeur, la délation, la calomnie, être enfin respecté et reconnu comme citoyen à part entière, tu ne peux imaginer combien cela rend le cœur alerte et léger. On finit par pardonner au Ciel de préférer le gris à l’azur. Mon cher frère, mes affaires sont en bonne voie. Aussi, je t’en prie, rejoins-moi vite ici. Je t’attends. Ton cher frère qui ne pense qu’à toi.. ».

Un moine tenant un crucifix de la main droite m’implore d’abjurer la foi hérétique. Cela me vaudra d’être garroté avant d’être brûlé. Plusieurs bûchers sont dressés sur la grande place. En face de moi, j’aperçois les inquisiteurs et les nobles, sous une grande tente bleue, confortablement abrités du feu du Ciel qui accable la terre et fait trembler les êtres et les choses dans une incertaine et blanche lumière...



Salamanque. 12 octobre 1936. Dans la cour de l’université, le général manchot Millan Astray a crié « Vive la mort, à bas l’intelligence ». Unamuno lui a répondu : « Moi qui ai passé ma vie à forger des paradoxes qui suscitaient la colère de ceux qui ne les comprenaient pas, je dois vous dire, en tant qu’orfèvre en la matière, que ce paradoxe barbare me répugne... Vous vaincrez parce que vous avez la force brutale. Mais vous ne convaincrez pas. Car pour convaincre, vous devrez persuader. Et pour persuader, il faut justement ce qui vous manque : la raison et le droit dans la lutte... »

Cet après-midi, nous sommes allés faire une tienta dans la ganaderia de Montalvo, près de San Pedro de Rozados et de Frades de la Sierra et nous sommes revenus à Salamanque, l’humeur frondeuse et gaie. Nous buvons du vin chez Eduardo. J’aime bien aller chez Eduardo. On y sert le vin au poron sur des tables crasseuses. Les murs sentent la moisissure. L’humidité décolle par endroits les affiches taurines dont les bords fanés et croûteux évoquent les squames d’une peau lacérée par un ongle invisible. Mais c’est un bar encore heureux où les gens écoutent du cante jondo en crachant silencieusement sur les maudits événements de l’Espagne. Je suis avec Rafaël Manzana, un copain novillero et poète.

- Tiens, écoute-moi ça, dis-je à mon copain Rafaël. C’est une lettre du frangin, postée à Amsterdam il y a quinze jours.

« Mon cher frère, les nouvelles qui nous parviennent d’Espagne sont très inquiétantes. A ce que l’on lit dans la presse, les rebelles ont conquis de nombreuses régions et leurs crimes horribles parviennent jusqu’à nous. A Badajoz, ils ont fusillé deux mille hommes et décapité 750 ouvriers à Merida, sous les ordres du sanguinaire Yagüe. Certes la Catalogne, Valence, Bilbao, les Asturies et Madrid sont encore dans les mains du gouvernement républicain et on prétend que ces régions concentrant 90% de l’industrie lourde espagnole sont les plus décisives pour l’avenir. Mais les républicains tiendront-ils le coup ? Le pacte de non-intervention est ouvertement violé par les dictateurs allemand, italien et portugais, pendant que les gouvernements anglais et français hésitent et tergiversent. Que fait Blum ? Si les fronts populaires ne s’aident pas, sur qui peut compter la République espagnole ? Les démocraties protestent, les tyrannies agissent ! Jamais parole ne fut plus juste. Ici, les événements ne sont pas très heureux. Le De Telegraaf d’Amsterdam salue le discours de neutralité du roi des belges, Leopold III, alors que les « rexistes » de Degrelle et les nationalistes flamands ont conclu une alliance favorable aux thèses nazies. Quand viendras-tu à Amsterdam ? L’air y est certainement plus respirable qu’à Salamanque livrée aux mains des factieux. A part ça, sais-tu, mon cher frère, qu’il y a exactement cent ans, Samuel Colt inventait le revolver. C’était en Octobre 1836. Voilà un anniversaire dont personne ne parle, comme si on ne s’intéressait pas du tout aux armes, aujourd’hui. Tu penses ! Je suis en train de lire un roman de Joseph Roth Confession d’un assassin que publient les éditions d’Allert de Lange d’Amsterdam. Ici, au moins, on édite les juifs viennois. C’est tout de même mieux qu’à Prague où le ministre de l’Intérieur vient d’interdire la lecture publique du poème Les tisserands de Heine sous prétexte que l’un des vers « Allemagne, nous tissons ton linceul » était de nature à provoquer de graves désordres publics. Bon sang, il avait écrit ça, il y a cent ans !... Enfin. J’espère au plus tôt de tes nouvelles. Ton très dévoué et cher frère... »

Tu vois, Rafaël, ils s’intéressent encore à nous là haut ! Il faut pas désespérer ! Avec de fins stratèges politiques comme le frangin, y a pas de quoi se faire trop de bile !

Dans le bar, un trio de gitans chantent. Ils chantent noir comme l’est l’Espagne aujourd’hui, comme l’est le cuir des toros pour une provisoire éternité. Les peteneras et les siguiryas nous font monter l’âme au verre - ou l’inverse, je ne sais plus trop bien - et nous buvons, beaucoup, beaucoup... jusqu’à l’ivresse, jusqu’à ce sentiment heureux d’habiter autre chose que nos corps, de devenir enfin des molécules élastiques et informes, de la pure fumée de cigarette ou des sons de guitares. Nous n’avons pas vu les militaires arriver. Tous les autres, oui. Les chanteurs gitans ont pris la porte, par derrière. Les gens se recroquevillent sur leurs porons, tout à leur affaire de boire un coup de vin, la tête penchée lourdement vers la table, les yeux insurprenables, comme si l’étroitesse de l’espace ainsi figuré et l’immobile gibbosité de leurs silhouettes témoignaient douloureusement, impassiblement d’une défaite intérieure. Comme on ne chante plus, je me mets à réciter des poèmes de Lorca. Rafaël aussi. J’aime beaucoup celui de la vache où les ivrognes font provision de mort. « ...por el derribo de los cielos yertos donde meriendan muerte los borrachos » (par l’écroulement de cieux glacés où les ivrognes font collation de mort).

- Eh Rafaël, tu connais « Escena del teniente coronel de la guardia civil » ?

- Si, hombre.

- Alors je fais le teniente coronel, tu fais le gitano.

- Moi : Yo soy el teniente coronel de la Guardia Civil. Tú quién eres ? (Je suis le lieutenant colonel de la Guardia civil. Toi, qui es-tu ?

- Rafaël : Un gitano (un gitan).

- Moi : Y qué es un gitano (Et qu’est-ce un gitan ?) ?

- Rafaël :Cualquier cosa (quelque chose).

- Moi : Cómo te llamas (Comment te nommes-tu ?) ?

- Rafaël : Eso (ça.).

- Moi : Qué dices (Que dis-tu ?) ?

- Rafaël : Gitano (gitan).

- Moi : Donde estabas (D’où es-tu ?) ?

- Rafaël : En la puente de los rios (Du pont sur les rivières).

- Moi : Pero de qué ríos (Mais de quelles rivières ?) ?

- Rafaël : De todos los ríos (De toutes les rivières).

- Moi : Y que hacías allí (Et que fais-tu ici ?) ?

- Rafaël : Una torre de canela. He inventado unas alas para volar, y vuelo. Azufre y rosa en mis labios (Une tour de cannelle. J’ai inventé des ailes pour voler et je vole. Soufre et rose sur mes lèvres).

- Moi : Ay !

- Rafaël : Aunque no necesito alas, porque vuelo sin ellas. Nubes y anillos en mi sangre. (Même si je n’ai pas besoin d’ailes, car je vole sans elles. Nuées et anneaux dans mon sang)

- Moi : Ay !

- Rafaël : En enero tengo azahar (En janvier, je cueille des fleurs d’oranger.).

- Moi : Ayyyyyy !

- Rafaël : Y naranjas en la nieve (Et des oranges dans la neige).

- Moi : Ayyyyyyy, pin, pun, pam. Et je m’écroule comme le teniente coronel du drôle de dialogue de Federico. Rafaël n’a pas plus de chance que moi. Nous n’avons pas vu sortir de l’ombre les faces haineuses et hébétées des militaires ni leurs revolvers pointés sur nos poitrines.

J’ai été enterré près de mon ami Rafaël Manzana, dans une fosse creusée à la va-vite, un petit cimetière sous la lune, le 20 octobre 1936...



Plaza Santa Ana, Madrid, octobre 2001. 21 h. Nous sommes assis sur un petit banc en face de l’hôtel Victoria. L’air est chaud et agréablement épicé par les odeurs de fritures de la nuit naissante. On dirait que l’été s’attarde encore sur la Castille. Nous sommes allés boire quelques verres au Viva el Madrid, à la cerveceria alemana, au Museo del Jamon et pour finir à las cuevas de Sesamo. J’aime beaucoup cette cave dont les voûtes couvertes de citations et de poèmes forment un livre ouvert que l’on feuillette au prix de douloureuses contorsions cervicales. A l’époque tardive du franquisme, les étudiants avaient l’habitude de s’y retrouver pour glisser dans les doublures usées du vêtement tyrannique des manifestes littéraires. C’est aussi dans ce bistrot que nous avions fêté jusque tard dans la nuit la faena historique de Rafaël de Paula, lors de la feria d’automne en 88. Le torero gitan avait soulevé Las Ventas. Je me souviens. La nuit tombait. Le ciel au-dessus des arènes était encore d’un bleu-tendre à l’Ouest. Les habits des toreros scintillaient sous les projecteurs allumés. Le sable avait une couleur dorée. Et le public était debout, incapable de s’asseoir entre deux séries de passes, comme s’il avait le pressentiment de commémorer un événement qui ne reviendrait jamais. Malgré deux avis et une mise à mort lamentable (je crois qu’il y eut huit pinchazos et autant de descabellos mais personne ne regardait la mort du toro... Ce n’était plus le sujet) ce fut un immense triomphe. Rafaël fit son tour de piste au rythme des bulerias que palmaient ses amis et la foule transfigurée des gradins qui avait accueilli De Paula par une odieuse et longue bronca et l’ovationnait maintenant comme le héros d’une parade romaine.

Et puis cet endroit, peut-être à cause des poèmes qui courent sur les murs de la cave, me rappelle mon oncle mort un soir d’Octobre 36 en récitant des poèmes de Lorca. La nuit était-elle aussi douce que ce soir quand les balles ennemies sont venues réclamer sa vie, une nuit de cire, de lune rousse et de chants mélancoliques ?

Mon copain Guillermo me tend une cigarette. J’aspire une taffe puis une autre. Qui se soucie de nous ? Les gens passent dans le jardin sans s’attarder. Quelques enfants s’amusent un peu plus loin sur un toboggan aux couleurs défraîchies et une vieille dame donne du pain à des pigeons.

« Amsterdam. 5 octobre 2001

Mon cher frère,

J’ai vu sur tes conseils « La lengua de las mariposas ». Toute la nuit, j’ai pensé à cet enfant crachant les terribles injures : Puta, roja, ateo à la face de son ami, le vieux professeur traîné de la prison jusqu’à la remorque du camion où les soldats entassent les hommes qui seront exécutés tout à l’heure dans un quelconque fossé, gamin hurlant ses ignobles jurons à l’unisson de la foule rassemblée du village, comme son père, comme son frère, comme sa mère, s’avilissant eux-mêmes dans la comédie de la haine forcée, sous les regards méprisants des fascistes et des futurs petits maîtres de l’Espagne nouvelle. Yeux terribles de l’enfant, yeux de haine, de folie, de honte, de ruse aussi sans doute, de complicité peut-être - et qui le saura jamais ? - avec ce vieux maître humaniste qui lui a enseigné la langue des papillons le dernier printemps d’avant le soulèvement franquiste. Les insultes et les pierres des enfants jetées à la charrette des républicains menés à la mort comme des bestiaux sans parole sont plus terribles, plus insupportables que la haine froide des bourreaux ou que la bêtise solidaire de la foule qui tremble, s’incline et communie pitoyablement au triomphe des brutes...

Hier soir, je suis allé à mon premier mariage gay. Les invités semblaient heureux et fiers de vivre dans un pays aux mœurs si libérales. On ne faisait pas que se marier, on fêtait aussi une cause, une liberté, une émancipation. Quel immense soulagement de faire comme les gens communs, de leur ressembler, d’épouser leurs coutumes, leurs rites, de ne plus être des parias, des gens des coulisses ! J’ai traîné toute la soirée un sale mal de tête et une humeur morose.

Albert, l’un des époux de la soirée, qui travaille avec moi au département d’histoire médiévale d’Amsterdam, tout émoustillé par le champagne (son visage avait la couleur rose écarlate d’un coup de soleil estival) m’a accablé d’un éloge vibrant et patriotique de la Hollande. Tu vois, Miguel, m’a-t-il dit, la République des Provinces Unies au XVIIe siècle était en avance sur toute l’Europe par sa tolérance religieuse. Et nous en savons assurément quelque chose. Mais encore aujourd’hui, tu vois, nous indiquons des horizons nouveaux à l’Europe. La légalisation du cannabis, les mariages homosexuels, les facilités d’adoption accordées à ces couples (D’ailleurs, moi et Franz nous y pensons très fort...) et puis la dernière loi sur l’euthanasie...

Qu’est-ce que je pouvais bien lui répondre ? Lui parler de l’étonnante résistance de la jeune démocratie espagnole face aux crimes répétés de l’ETA. Cela m’aurait valu une cinglante réplique d’Albert sur le soutien apporté par Jose Maria Aznar à son ami Berlusconi et une plaisanterie de plus sur les démocraties catholiques-cathodiques du Sud.

Enfin !.. J’espère pouvoir être avec toi, mon cher frère, pour la feria du Pilar. ça fait tant de temps que je n’ai vu Saragosse en fête. Je t’embrasse. Miguel. » - Vos papiers ! Ordonne un flic. Guillermo me frappe du coude. Je crois bien que je m’étais assoupi.

- Vos papiers, répète le flic. Guillermo a fumé un pétard. ça sent l’herbe à plein nez ! Peut-être que ce con de policier nous prend pour des dealers. On vend pas mal de hasch dans le jardin de la Plaza Santa Ana et les flics y font des descentes régulières.

Et puis, j’ai entendu le bruit sec d’une détonation. Et les pigeons se sont envolés. Et je l’ai vu, lui, le jeune homme de vingt cinq ans avec son uniforme (c’est quand il a porté ses mains à la poitrine que j’ai regardé son âge), je l’ai vu tousser, hoqueter et s’affaler par terre. Presque à mes pieds. Le sang faisait une flaque sur la terre pelée, près du banc. Autour de nous, on a hurlé. On a vu une silhouette détaler vers la calle del Principe en direction de la Puerta del Sol. Les sirènes sont arrivées très vite, nous avons quitté la Plaza Santa Ana, comme si nous aussi nous étions des criminels. J’ai pensé au grand oncle assassiné par des uniformes franquistes et à ce jeune flic qui agonisait avec sa poitrine criblée de plomb. J’ai aussi pensé en un éclair à la boutade de Guillermo, quand Carrero Blanco, dit l’Ogre avait sauté dans un attentat de l’ETA : « On n’a même pas retrouvé une phalange », comme si cette boutade venue de la nuit des temps établissait une sorte de complicité sans âge avec les tueurs d’aujourd’hui. Et puis je n’ai plus pensé à rien. J’ai regardé le ciel bleu sombre de Madrid en arrivant à la Plaza de los Cibeles. L’été s’attardait sur la Castille...


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