Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
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Peut-on mettre fin à une controverse scientifique quand elle est un enjeu social ?
En publiant au début de l’été deux tribunes libres aux antipodes l’une de l’autre sur le même sujet, le journal Le Monde a donné une nouvelle illustration de la plus importante controverse qui traverse l’économie politique depuis trois siècles et dont découlent toutes les autres.1
Un peu de théorie éloigne de la réalité, beaucoup en rapproche
L’occasion du rebondissement de la controverse fut l’annonce faite le 26 juin 2001 par le PDG d’Alcatel de son intention de créer « une entreprise sans usines » en revendant toutes ses unités de fabrication pour ne conserver que des activités financières ou des activités de recherche et de conception. J’entrepris alors d’expliquer que l’évolution du capitalisme vers un régime d’accumulation financière signifiait l’extension à l’échelle planétaire du processus de captation de la valeur par les groupes financiers qui transféraient ainsi sur le capital investi dans la production le coût de la gestion de la main d’œuvre. Ce qui se traduisait en fin de compte par une exploitation accrue de la force de travail – celle-ci étant seule créatrice de valeur et le capital étant stérile – par le biais d’une précarisation des conditions d’emploi au sein des entreprises assujetties à la finance. Mon contradicteur rétorqua que cela n’était que « sophismes » et « vieilles lunes » car le travail fondait « le coût » mais pas « la valeur » résultant de « la confrontation des offres et des demandes ».
Avant d’examiner le fond de cette controverse, il faut en situer l’enjeu social. Si toute valeur produite est le fruit du travail et de lui seul comme l’ont enseigné Adam Smith et David Ricardo, le profit est un prélèvement sur cette valeur et le capitalisme n’a pas de justification théorique, en avait conclu Karl Marx. Dès lors, le capital n’est que l’accumulation entre les mains de ses propriétaires de la plus-value extorquée aux travailleurs salariés. Si, au contraire, il était possible de montrer que la valeur provenait d’une autre source que le travail, le capital serait fécond et l’on ne pourrait plus accuser la finance de détourner à son avantage une part des richesses créées ni même le capital investi dans la sphère productive d’exploiter la force de travail.
La difficulté réside dans le fait que la controverse porte sur une question d’ordre scientifique à laquelle sont mêlées des considérations ayant trait aux représentations des classes sociales de leurs propres pratiques. Dans les sciences de la société, science et idéologie forment donc un couple explosif. Il est vain de croire que l’on peut trancher entre deux représentations idéologiques. Mais il est possible d’avancer sur le terrain proprement scientifique si l’on utilise le raisonnement logique.
Une valeur peut en cacher une autre
Aristote eut le premier cette intuition : les marchandises ont une valeur d’usage par l’utilité qu’elles procurent à leurs utilisateurs et elles ont une valeur d’échange par leur capacité à entrer en rapport quantifiable entre elles. Reprenant cette distinction, Smith, Ricardo et Marx en firent le point de départ de toute l’économie politique classique pour les deux premiers et le pivot de sa critique pour le troisième. La valeur d’usage est la raison pour laquelle une marchandise est produite et ensuite achetée, mais n’est pas susceptible de mesure. La valeur d’échange est le rapport dans lequel deux marchandises vont s’échanger et qui dépend de trois séries de facteurs s’emboîtant les uns dans les autres pour expliquer les prix : à la base, la quantité de travail nécessaire à la production ; ensuite, l’application d’un taux moyen de rémunération exigé par les apporteurs de capitaux, compte tenu du rapport de forces qu’ils imposent dans la société ; enfin, les fluctuations de l’offre et de la demande sur le marché. Dans la problématique de l’économie politique, en aucun cas la valeur d’échange n’est réductible à la valeur d’usage. Au contraire, dans la problématique de la théorie néoclassique construite ultérieurement en réaction à l’hypothèse classique, la valeur d’échange et la valeur d’usage ne font qu’un, ce qui permet d’exclure du champ de l’analyse économique les conditions sociales de la production, c’est-à-dire les rapports sociaux ; il ne reste plus que des individus rationnels, autonomes car coupés de tout environnement social et, évidemment, ni exploités ni exploiteurs.
Pour juger de la validité de l’hypothèse de l’irréductibilité de la valeur d’échange à la valeur d’usage ou, à l’inverse, de celle de leur identité, il suffit de procéder méthodiquement : tant qu’on n’a pas trouvé de contre-exemple, une hypothèse est tenue pour valide. Le lait bu par le nourrisson au sein de sa mère a-t-il une valeur d’échange ? Non. A-t-il une valeur d’usage ? Oui. La preuve est donc faite que l’hypothèse réduisant l’une à l’autre est irrémédiablement fausse. Par la même occasion, la preuve est faite que l’hypothèse de la distinction entre les deux types de « valeur » est fondée.
Cette distinction a une portée immense, grandiose même. Elle établit que la somme des valeurs marchandes produites ne couvre pas toute la richesse disponible car cette dernière la dépasse par tous les biens et services non marchands et non monétaires que l’activité humaine engendre et par toutes les ressources de la nature, qui sont de véritables valeurs d’usage2.Cette distinction constitue le socle théorique du refus de la marchandisation capitaliste. La satisfaction des besoins humains ne passe pas nécessairement par une consommation marchande. Pis encore, le marché sélectionne parmi ces besoins ceux pour lesquels il existe une demande solvable. Les autres n’ont pas la chance d’entrer dans le panier définissant « l’optimum social »3.
Le mythe de la
fécondité du capital
La séparation entre richesse (ensemble des valeurs d’usage d’origine naturelle ou humaine) et valeur (sous-entendu monétaire) est cruciale – d’où l’intérêt d’en avoir apporté la démonstration logique auparavant – pour aborder le point suivant de la discussion. Le travail inséré dans le rapport salarial qui l’aliène au capital est-il le seul facteur créateur de valeur, et, par conséquent, le capital est-il stérile ?
La valeur des marchandises diminue au fur et à mesure que les équipements deviennent de plus en plus importants et performants. Il n’y a pas d’exception : tous les prix des marchandises baissent à moyen et long terme parallèlement au progrès de la productivité du travail, et, en tendance, la valeur d’échange d’une marchandise s’aligne sur son coût en travail4. Valeur et productivité sont d’ailleurs l’inverse l’une de l’autre. L’évolution vers un travail de plus en plus qualifié et vers une production immatérielle ne change rien à cette règle5. Autrement dit, le capital (dans son sens technique) permet au travail de produire de plus en plus de richesses, c’est-à-dire de valeurs d’usage, qui ont une valeur d’échange unitaire en constante diminution. Raisonnons en passant à la limite : plus la production s’automatise – donc moins il y a de travail vivant qui tend peu à peu vers zéro – plus la valeur tend vers zéro.
Affirmer que le capital technique ne produit aucune valeur ajoutée n’équivaut pas à dire qu’il est inutile. On crée plus de richesses dans le même temps de travail avec un bon outil qu’avec un mauvais, mais l’amélioration de la productivité est l’exact synonyme de la baisse de la valeur.
Si le capital technique n’ajoute aucune valeur, a fortiori le capital financier, qui désigne l’équivalent du capital technique sous forme de titres financiers, c’est-à-dire en termes de propriété, n’a en lui-même aucune fécondité. Il ne peut s’accroître que s’il est valorisé par la force de travail. Et sa concentration dans un nombre de mains de plus en plus restreint accroît sa capacité à capter une plus grande part de la valeur ajoutée dans le monde par la force de travail exploitée. CQFD. D’ailleurs, les bulles financières s’effondreraient-elles si le capital était fécond ?
Une théorie
qui ne vaut rien
Les économistes qui tiennent le haut du pavé seraient-ils réfractaires à la logique ? Pourquoi la théorie libérale néoclassique, qui repose sur des hypothèses fausses et qui fourmille de contradictions internes, est-elle dominante au point que ce sont les démonstrations hétérodoxes qui sont stigmatisées et jugées irrecevables ? Ce mystère n’est levé que si l’on se souvient que les idées dominantes sont toujours celles de la classe dominante.
L’idéologie économique capitaliste est un ensemble très complet mais incohérent. Aux rapports sociaux et aux rapports de forces qui en sont issus, elle oppose des individus autonomes et égaux. Quid alors des inégalités ? Elles sont naturelles, répond l’idéologie. Première incohérence puisque les hommes sont, paraît-il, naturellement égaux.
Aux conditions matérielles de production dont découle la valeur, l’idéologie oppose la subjectivité individuelle. Dans ce cas, pourquoi le prix des ordinateurs baisse-t-il constamment et cela pour tout le monde ? Parce que l’utilité supplémentaire que l’on en retire diminue, répond l’idéologie. Deuxième incohérence : l’utilité ne se mesure pas. Les élucubrations de la théorie subjective de la valeur fondée sur une utilité impossible à mesurer servent à éliminer du champ de l’analyse les rapports sociaux de production. Sa vacuité trouve son aboutissement ultime dans la croyance que les marchés financiers créent de la valeur.
Aux dégâts sociaux, l’idéologie oppose le dynamisme du capitalisme qui satisfait les aspirations humaines. Pourquoi donc tant de sous-alimentés sur la planète ? Parce qu’ils n’ont pas de revenus pour acheter les produits agricoles des pays riches, répond l’idéologie. Troisième incohérence : pourquoi devraient-ils acheter ces aliments au lieu de les produire eux-mêmes ? Parce qu’ils coûtent moins cher au Nord qu’au Sud, répond l’idéologie. Quatrième incohérence : elle se garde bien de comparer la différence de prix avec le coût humain engendré par la bidonvillisation du tiers-monde consécutive à l’abandon des cultures vivrières.
Pourquoi y a-t-il du chômage ? Parce que les salaires sont trop élevés, répond l’idéologie. Cinquième incohérence : les salaires achètent les marchandises que les capitalistes veulent vendre.
Pourquoi y a-t-il des pollutions ? Parce qu’on n’a pas privatisé l’air et ainsi pas pu lui donner un prix, répond l’idéologie. Sixième incohérence : l’air n’est pas produit et son prix ne pourrait être que fictif.
Pourquoi le capitalisme connaît-il des surproductions chroniques ? L’idéologie ne répond pas, elle bafouille : la surproduction est impossible en économie de marché ! Et pourtant, elle surproduit, aurait pu dire Galilée. C’était la septième incohérence : la négation de la réalité.
Une valeur peut en cacher plusieurs autres
En toute logique, la controverse scientifique abordée dans ces pages peut être résolue. Elle ne pose pas de problème insurmontable. Mais comme elle traduit finalement un rapport de forces entre les classes sociales – entre ceux qui produisent et ceux qui vivent du travail des autres – le verdict que l’on pourrait prononcer en raison ne le sera pas en pratique tant que le rapport de forces ne sera pas devenu favorable aux défavorisés, à tous ceux dont le capital a besoin de détruire leur conscience du monde pour perpétuer sa domination. C’est pourquoi la question économique de la valeur nous conduit à celle des valeurs qui est d’ordre éthique, philosophique et politique. Ce n’est pas simplement parce que le capitalisme prélève pour son compte une part de la valeur produite qu’il est à combattre. C’est aussi et peut-être surtout parce qu’en voulant s’emparer de toutes les activités pour en faire des marchandises, il met en cause la dignité humaine, il réduit tout à un acte vénal, il met en danger les équilibres sociaux et naturels, il compromet les conditions de la vie future, au nom de l’argent érigé en finalité ultime, en « valeur » surpassant toutes les autres, au point de prétendre gouverner le monde pour l’éternité. Dieu est mort, vive le capital ? Ni dieu, ni maître, ni capital.
Un peu de théorie éloigne de la réalité, beaucoup en rapproche
L’occasion du rebondissement de la controverse fut l’annonce faite le 26 juin 2001 par le PDG d’Alcatel de son intention de créer « une entreprise sans usines » en revendant toutes ses unités de fabrication pour ne conserver que des activités financières ou des activités de recherche et de conception. J’entrepris alors d’expliquer que l’évolution du capitalisme vers un régime d’accumulation financière signifiait l’extension à l’échelle planétaire du processus de captation de la valeur par les groupes financiers qui transféraient ainsi sur le capital investi dans la production le coût de la gestion de la main d’œuvre. Ce qui se traduisait en fin de compte par une exploitation accrue de la force de travail – celle-ci étant seule créatrice de valeur et le capital étant stérile – par le biais d’une précarisation des conditions d’emploi au sein des entreprises assujetties à la finance. Mon contradicteur rétorqua que cela n’était que « sophismes » et « vieilles lunes » car le travail fondait « le coût » mais pas « la valeur » résultant de « la confrontation des offres et des demandes ».
Avant d’examiner le fond de cette controverse, il faut en situer l’enjeu social. Si toute valeur produite est le fruit du travail et de lui seul comme l’ont enseigné Adam Smith et David Ricardo, le profit est un prélèvement sur cette valeur et le capitalisme n’a pas de justification théorique, en avait conclu Karl Marx. Dès lors, le capital n’est que l’accumulation entre les mains de ses propriétaires de la plus-value extorquée aux travailleurs salariés. Si, au contraire, il était possible de montrer que la valeur provenait d’une autre source que le travail, le capital serait fécond et l’on ne pourrait plus accuser la finance de détourner à son avantage une part des richesses créées ni même le capital investi dans la sphère productive d’exploiter la force de travail.
La difficulté réside dans le fait que la controverse porte sur une question d’ordre scientifique à laquelle sont mêlées des considérations ayant trait aux représentations des classes sociales de leurs propres pratiques. Dans les sciences de la société, science et idéologie forment donc un couple explosif. Il est vain de croire que l’on peut trancher entre deux représentations idéologiques. Mais il est possible d’avancer sur le terrain proprement scientifique si l’on utilise le raisonnement logique.
Une valeur peut en cacher une autre
Aristote eut le premier cette intuition : les marchandises ont une valeur d’usage par l’utilité qu’elles procurent à leurs utilisateurs et elles ont une valeur d’échange par leur capacité à entrer en rapport quantifiable entre elles. Reprenant cette distinction, Smith, Ricardo et Marx en firent le point de départ de toute l’économie politique classique pour les deux premiers et le pivot de sa critique pour le troisième. La valeur d’usage est la raison pour laquelle une marchandise est produite et ensuite achetée, mais n’est pas susceptible de mesure. La valeur d’échange est le rapport dans lequel deux marchandises vont s’échanger et qui dépend de trois séries de facteurs s’emboîtant les uns dans les autres pour expliquer les prix : à la base, la quantité de travail nécessaire à la production ; ensuite, l’application d’un taux moyen de rémunération exigé par les apporteurs de capitaux, compte tenu du rapport de forces qu’ils imposent dans la société ; enfin, les fluctuations de l’offre et de la demande sur le marché. Dans la problématique de l’économie politique, en aucun cas la valeur d’échange n’est réductible à la valeur d’usage. Au contraire, dans la problématique de la théorie néoclassique construite ultérieurement en réaction à l’hypothèse classique, la valeur d’échange et la valeur d’usage ne font qu’un, ce qui permet d’exclure du champ de l’analyse économique les conditions sociales de la production, c’est-à-dire les rapports sociaux ; il ne reste plus que des individus rationnels, autonomes car coupés de tout environnement social et, évidemment, ni exploités ni exploiteurs.
Pour juger de la validité de l’hypothèse de l’irréductibilité de la valeur d’échange à la valeur d’usage ou, à l’inverse, de celle de leur identité, il suffit de procéder méthodiquement : tant qu’on n’a pas trouvé de contre-exemple, une hypothèse est tenue pour valide. Le lait bu par le nourrisson au sein de sa mère a-t-il une valeur d’échange ? Non. A-t-il une valeur d’usage ? Oui. La preuve est donc faite que l’hypothèse réduisant l’une à l’autre est irrémédiablement fausse. Par la même occasion, la preuve est faite que l’hypothèse de la distinction entre les deux types de « valeur » est fondée.
Cette distinction a une portée immense, grandiose même. Elle établit que la somme des valeurs marchandes produites ne couvre pas toute la richesse disponible car cette dernière la dépasse par tous les biens et services non marchands et non monétaires que l’activité humaine engendre et par toutes les ressources de la nature, qui sont de véritables valeurs d’usage2.Cette distinction constitue le socle théorique du refus de la marchandisation capitaliste. La satisfaction des besoins humains ne passe pas nécessairement par une consommation marchande. Pis encore, le marché sélectionne parmi ces besoins ceux pour lesquels il existe une demande solvable. Les autres n’ont pas la chance d’entrer dans le panier définissant « l’optimum social »3.
Le mythe de la
fécondité du capital
La séparation entre richesse (ensemble des valeurs d’usage d’origine naturelle ou humaine) et valeur (sous-entendu monétaire) est cruciale – d’où l’intérêt d’en avoir apporté la démonstration logique auparavant – pour aborder le point suivant de la discussion. Le travail inséré dans le rapport salarial qui l’aliène au capital est-il le seul facteur créateur de valeur, et, par conséquent, le capital est-il stérile ?
La valeur des marchandises diminue au fur et à mesure que les équipements deviennent de plus en plus importants et performants. Il n’y a pas d’exception : tous les prix des marchandises baissent à moyen et long terme parallèlement au progrès de la productivité du travail, et, en tendance, la valeur d’échange d’une marchandise s’aligne sur son coût en travail4. Valeur et productivité sont d’ailleurs l’inverse l’une de l’autre. L’évolution vers un travail de plus en plus qualifié et vers une production immatérielle ne change rien à cette règle5. Autrement dit, le capital (dans son sens technique) permet au travail de produire de plus en plus de richesses, c’est-à-dire de valeurs d’usage, qui ont une valeur d’échange unitaire en constante diminution. Raisonnons en passant à la limite : plus la production s’automatise – donc moins il y a de travail vivant qui tend peu à peu vers zéro – plus la valeur tend vers zéro.
Affirmer que le capital technique ne produit aucune valeur ajoutée n’équivaut pas à dire qu’il est inutile. On crée plus de richesses dans le même temps de travail avec un bon outil qu’avec un mauvais, mais l’amélioration de la productivité est l’exact synonyme de la baisse de la valeur.
Si le capital technique n’ajoute aucune valeur, a fortiori le capital financier, qui désigne l’équivalent du capital technique sous forme de titres financiers, c’est-à-dire en termes de propriété, n’a en lui-même aucune fécondité. Il ne peut s’accroître que s’il est valorisé par la force de travail. Et sa concentration dans un nombre de mains de plus en plus restreint accroît sa capacité à capter une plus grande part de la valeur ajoutée dans le monde par la force de travail exploitée. CQFD. D’ailleurs, les bulles financières s’effondreraient-elles si le capital était fécond ?
Une théorie
qui ne vaut rien
Les économistes qui tiennent le haut du pavé seraient-ils réfractaires à la logique ? Pourquoi la théorie libérale néoclassique, qui repose sur des hypothèses fausses et qui fourmille de contradictions internes, est-elle dominante au point que ce sont les démonstrations hétérodoxes qui sont stigmatisées et jugées irrecevables ? Ce mystère n’est levé que si l’on se souvient que les idées dominantes sont toujours celles de la classe dominante.
L’idéologie économique capitaliste est un ensemble très complet mais incohérent. Aux rapports sociaux et aux rapports de forces qui en sont issus, elle oppose des individus autonomes et égaux. Quid alors des inégalités ? Elles sont naturelles, répond l’idéologie. Première incohérence puisque les hommes sont, paraît-il, naturellement égaux.
Aux conditions matérielles de production dont découle la valeur, l’idéologie oppose la subjectivité individuelle. Dans ce cas, pourquoi le prix des ordinateurs baisse-t-il constamment et cela pour tout le monde ? Parce que l’utilité supplémentaire que l’on en retire diminue, répond l’idéologie. Deuxième incohérence : l’utilité ne se mesure pas. Les élucubrations de la théorie subjective de la valeur fondée sur une utilité impossible à mesurer servent à éliminer du champ de l’analyse les rapports sociaux de production. Sa vacuité trouve son aboutissement ultime dans la croyance que les marchés financiers créent de la valeur.
Aux dégâts sociaux, l’idéologie oppose le dynamisme du capitalisme qui satisfait les aspirations humaines. Pourquoi donc tant de sous-alimentés sur la planète ? Parce qu’ils n’ont pas de revenus pour acheter les produits agricoles des pays riches, répond l’idéologie. Troisième incohérence : pourquoi devraient-ils acheter ces aliments au lieu de les produire eux-mêmes ? Parce qu’ils coûtent moins cher au Nord qu’au Sud, répond l’idéologie. Quatrième incohérence : elle se garde bien de comparer la différence de prix avec le coût humain engendré par la bidonvillisation du tiers-monde consécutive à l’abandon des cultures vivrières.
Pourquoi y a-t-il du chômage ? Parce que les salaires sont trop élevés, répond l’idéologie. Cinquième incohérence : les salaires achètent les marchandises que les capitalistes veulent vendre.
Pourquoi y a-t-il des pollutions ? Parce qu’on n’a pas privatisé l’air et ainsi pas pu lui donner un prix, répond l’idéologie. Sixième incohérence : l’air n’est pas produit et son prix ne pourrait être que fictif.
Pourquoi le capitalisme connaît-il des surproductions chroniques ? L’idéologie ne répond pas, elle bafouille : la surproduction est impossible en économie de marché ! Et pourtant, elle surproduit, aurait pu dire Galilée. C’était la septième incohérence : la négation de la réalité.
Une valeur peut en cacher plusieurs autres
En toute logique, la controverse scientifique abordée dans ces pages peut être résolue. Elle ne pose pas de problème insurmontable. Mais comme elle traduit finalement un rapport de forces entre les classes sociales – entre ceux qui produisent et ceux qui vivent du travail des autres – le verdict que l’on pourrait prononcer en raison ne le sera pas en pratique tant que le rapport de forces ne sera pas devenu favorable aux défavorisés, à tous ceux dont le capital a besoin de détruire leur conscience du monde pour perpétuer sa domination. C’est pourquoi la question économique de la valeur nous conduit à celle des valeurs qui est d’ordre éthique, philosophique et politique. Ce n’est pas simplement parce que le capitalisme prélève pour son compte une part de la valeur produite qu’il est à combattre. C’est aussi et peut-être surtout parce qu’en voulant s’emparer de toutes les activités pour en faire des marchandises, il met en cause la dignité humaine, il réduit tout à un acte vénal, il met en danger les équilibres sociaux et naturels, il compromet les conditions de la vie future, au nom de l’argent érigé en finalité ultime, en « valeur » surpassant toutes les autres, au point de prétendre gouverner le monde pour l’éternité. Dieu est mort, vive le capital ? Ni dieu, ni maître, ni capital.
(1) J.M. Harribey, « L’entreprise sans usines ou la captation de valeur », Le Monde, 3 juillet 2001 ; P.J. Bernard, « Captation de la valeur ? », Le Monde, 10 juillet 2001.
(2) Voir dans ce numéro la chronique de B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Tout ce qui vaut n’est pas argent ».
(3) Les économistes libéraux néoclassiques retiennent la définition donnée par Pareto : une situation est optimale si l’on ne peut améliorer la situation de quelqu’un sans diminuer celle d’un autre. C’est génial car prendre un seul dollar à celui qui en possède des centaines de milliards pour le redistribuer détériore sa position et la situation devient sous-optimale !
(4) Attention : le coût en travail comprend les salaires et la plus-value.
(5) Voir J.M. Harribey, « Nouvelle économie ou nouvelle idéologie ? », Le Passant Ordinaire, n° 33, février-mars 2001.
(2) Voir dans ce numéro la chronique de B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Tout ce qui vaut n’est pas argent ».
(3) Les économistes libéraux néoclassiques retiennent la définition donnée par Pareto : une situation est optimale si l’on ne peut améliorer la situation de quelqu’un sans diminuer celle d’un autre. C’est génial car prendre un seul dollar à celui qui en possède des centaines de milliards pour le redistribuer détériore sa position et la situation devient sous-optimale !
(4) Attention : le coût en travail comprend les salaires et la plus-value.
(5) Voir J.M. Harribey, « Nouvelle économie ou nouvelle idéologie ? », Le Passant Ordinaire, n° 33, février-mars 2001.