Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
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Entrer en résistance
Tout se passe aujourd’hui comme si la France d’aujourd’hui se hérissait de bagarres potentielles mais sans que personne soit en mesure de localiser la « ligne de Front ». On voudrait bien serrer les poings, partir à l’assaut, réagir, secouer son apathie, gagner les tranchées, se mobiliser mais contre qui ? Et contre quoi ? Les gens ne savent plus vraiment. C’est ce flou, savez-vous, qui donne aux débats politiciens leur tournure pathétique. Les lignes de partage sont trop embrouillées, la « donne » économique et sociale a changé trop vite. Le monde lui-même, on ne le reconnaît plus, on a du mal à le déchiffrer. Les idées politiques (et économiques !) sont encore trop cul par-dessus tête. Ces mille et une colères ont donc en commun d’être désespérément perplexes...
De ce champ de bataille chamboulé de fond en comble, monte pourtant l’écho d’une exaspération spécifique. On sait bien, confusément, qu’il y a encore des vainqueurs et des vaincus, des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des salauds et des tricheurs. Mais personne n’est plus en mesure de les identifier clairement. Le monde, cette fois-ci, est allé beaucoup plus vite que les idées. Les politiques sont penauds et les intellos vasouillent. Je propose qu’on résiste d’abord à ce « flou » démobilisateur. Le monde a changé ? Certes. Apprenons à retrouver quelques idées claires. Notamment au sujet de cette immense révolution technoscientifique qui donne l’impression de tout emporter.
Comme toutes les autres activités humaines, les nouvelles technologies sont aujourd’hui saisies par une excroissance hégémonique du marché, ce « totalitarisme doux » qui, depuis l’effondrement du communisme, s’est substitué aux anciens totalitarismes. Le problème n’est donc pas le marché en soi, mais le fait qu’il soit désormais sans réel contrôle, sans contrepoids, sans correctif démocratique. À mon sens, la dangerosité des nouvelles technologies vient de là, de leur prise en main par la rationalité marchande. Mais disons que le pire n’est pas encore sûr. Il reste un espace pour la lutte. Le cas d’Internet est emblématique. À l’origine, comme on le sait, cette « invention » accidentelle fut le fait des militaires américains. Ce système était initialement conçu pour permettre à des laboratoires dispersés sur le territoire américain – pour prévenir une attaque nucléaire – l’accès à des super-calculateurs. Mais ce projet fut rapidement récupéré par les chercheurs (notamment ceux du CERN à Genève), qui en firent un mode de communication disons d’inspiration libertaire. Aujourd’hui, on assiste à une colonisation marchande de cet outil par d’énormes multinationales du type AOL ou Microsoft. Mais dans le même temps, le vieux fond anarchiste demeure chez les Internautes. L’Internet sert de plus en plus d’outil de communication pour les militants des ONG anti-mondialisation. Une grande « partie » commence sur ce terrain virtuel et oppose la démocratie au marché. Elle n’est pas jouée d’avance.
N’ayons donc aucun complexe devant cette révolution technologique. J’aurais tendance à récuser les prophéties apocalyptiques. C’est vrai qu’il y a dans l’émergence du Cybermonde et des nouvelles technologies quelque chose qui ressemble à une déréalisation, à une désincarnation qui font froid dans le dos. Mais je pense que nous aurions tort de céder à ce type de « sidération ». L’avènement du virtuel ne signifie pas la disparition du « réel ». Je préfère quant à moi considérer le Cybermonde comme un continent nouveau qui vient s’ajouter aux continents déjà connus. Nous sommes en quelque sorte au matin du 3 août 1492 lorsque les trois navires de Christophe Colomb, la Santa María, la Pinta et la Niña quittent le port de Palos de Moguer en Andalousie, pour cingler vers ce qui sera un « Nouveau Monde ». Le Cybermonde est notre nouveau monde à nous. Il est encore à conquérir, à organiser, à civiliser, à arracher aux prédateurs et aux pirates. Il va y avoir de la bagarre, c’est sûr... Et c’est tant mieux.
Gardons-nous, en tout cas, de ce que j’appelle la « cyber-béatitude », attitude puérile qui consiste à croire qu’Internet est une « solution miracle » aux malheurs de la terre. Notamment en mettant la connaissance à la disposition de tous. Ce fantasme d’omniscience procède d’une naïveté bien connue : celle qui consiste à confondre le savoir avec je ne sais quel « enregistrement de données » mécanique. L’Internet facilite – ou facilitera – l’accès à toutes les informations, à tous les livres, à tous les musées du monde. Il n’en donnera jamais la clé véritable, c’est-à-dire la capacité de transformer des « informations » en culture. Disons que par l’Internet, nous pourrons en effet avoir – virtuellement – chez nous tous les livres du monde. Restera à les lire. Et à les comprendre...
Méfions-nous surtout de l’intégrisme technologique, un scientisme d’un nouveau genre qui procède de ce que Gramsci appelait déjà la « superstition scientiste ». Cet intégrisme technique s’accompagne en outre d’une arrogance, d’un dédain pour tout ce qui n’est pas « technique », dédain qu’il faut dénoncer sans relâche. De ce point de vue, l’œuvre de Jacques Ellul – qui fut mon professeur – a bel et bien été prophétique. Son maître livre, La Technique ou l’enjeu du siècle, date de... 1948. À l’époque, la plupart des intellectuels étaient obnubilés par l’opposition marxisme/capitalisme. Pour autant, je ne me résous pas à diaboliser la technique comme avait tendance à le faire Ellul. Je préfère la considérer comme un terrain de lutte.
Ne nous trompons pas de combat au sujet de la mondialisation, et sachant débusquer l’hypocrisie du discours qui, trop souvent, l’accompagne. En fait la mondialisation – qui s’effectue de manière brutale, prédatrice, conquérante et marchande – se réclame de je ne sais quel universalisme unificateur du monde, alors qu’en réalité, elle provoque partout des rétractations identitaires. Ce sont des réactions de défense, des sortes de « maquis » culturels. Ainsi, la mondialisation, paradoxalement, produit mécaniquement de la « différence », là même ou elle affirme diffuser de l’universel et des « droits de l’homme ». On peut comparer cette mystification à la démarche coloniale de jadis qui instrumentalisait le message biblique – la conversion, arrachant les peuples aux « ténèbres de la superstition » – pour ouvrir la route aux soldats et aux colons. Aujourd’hui, la mondialisation dominatrice et vénale – ce qu’on appelle parfois le Mc world – fait naturellement le lit des mollahs fous, des micro-nationalismes meurtriers, des « crétinismes villageois » (comme disait Lénine). Ce qu’elle impose, c’est plus Mc Donald et CNN que Victor Hugo ou William Faulkner. On n’en a jamais fini avec cette imposture. Ce n’est pas la mondialisation en soi qu’il faut combattre, c’est son instrumentalisation par les puissants et les cyniques.
Face à la technoscience en général, ne nous laissons pas intimider. Aujourd’hui, il faut interpeller la raison au nom de ses propres promesses. Or, ce qui est constitutif de la raison, telle que les Grecs nous l’ont léguée, c’est la capacité critique. La véritable raison ne peut être que critique, y compris à l’égard d’elle-même. Il n’est de vraie raison que « modeste », c’est-à-dire consciente de ses propres limites. Or, aujourd’hui, la raison s’est dégradée en technoscience aussi arrogante que dogmatique. Elle a donc cessé d’être « raisonnable » au sens strict du terme. Elle est devenue « religieuse ». Sans compter qu’elle a accepté d’être en quelque sorte arraisonnée par les logiques marchandes. Libérer la raison, c’est la délivrer de ses propres dogmatismes et l’aider à échapper à l’hégémonie du marché.
Ne désespérons pas, à ce sujet, de la politique, ni de la démocratie. Ce n’est pas vrai que la démocratie ne puisse rien. Du moins en théorie. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est en effet un recul constant, un affaiblissement continu de la démocratie – disons du politique en général – face à la toute puissance du marché. Nous sommes dans cette phase historique, assez désespérante, qui risque de correspondre à une « transition » nous conduisant de la démocratie au marché intégral, qui ne serait plus démocratique. Cette utopie anti-politique, cette volonté de congédier la politique au sens volontariste du terme – « constructiviste », disait le théoricien libéral Friedrisch von Hayek – était d’ailleurs explicitement revendiquée par certains penseurs du libéralisme. Aujourd’hui, c’est ce danger-là que nous affrontons : un recul de la démocratie qui tend à abandonner le terrain aux logiques purement mécaniques du marché et de la technique. Mais il serait fou de croire que cette partie est déjà perdue. Il y a, il y aura des résistances, voire des révoltes.
La question globale, au fond, se pose aujourd’hui comme elle s’est toujours posée. Nous avons à choisir quotidiennement, sans cesse, entre le consentement à l’ordre des choses ou la résistance. Collaboration ou résistance : c’est une vieille affaire, non ? Tout dépend et dépendra de la volonté de chacun de nous d’être debout plutôt que couché. Cette remarque peut sembler un peu « scoute », un peu « naïve », mais je l’assume. Pensez à la manière dont, grâce au mouvement critique de la mondialisation libérale, les citoyens ont refait irruption sur la scène du monde. Oui, je crois donc fermement à une possibilité de réappropriation de ces systèmes – et « du » système lui-même – par l’individu. Autrement dit, je ne crois décidément pas que l’Histoire soit « finie »...
Je pense évidemment à la fameuse réflexion de Martin Heidegger : « la science ne pense pas ». Le phénomène technicien est un « processus sans sujet », c’est-à-dire comme un mouvement obéissant mécaniquement à sa propre logique, sans qu’il soit gouverné par une volonté humaine. C’est d’ailleurs également vrai pour le système libéral. Le marché est un « empire sans empereur ». Il se développe, se déploie, s’étend, emporté par des mécanismes objectifs, indépendants de la volonté humaine, a fortiori de la volonté démocratiquement exprimée. La combinaison des deux – technique et marché – aboutit à cet étrange « fuite en avant » que nous sommes en train de vivre, une fuite sans dessein précis ni destination claire. Une fuite qui ne se justifie elle-même qu’en invoquant, sur tous les tons et de toutes les manières, une prétendue « fatalité ». C’est pour désigner cet emballement infra-humain, au sens strict du terme, que je parle de « vacuité ». La technoscience et le marché sont des « vides » ontologiques qui se substituent au vide – provisoire – de la volonté politique. C’est dû, en grande partie, à l’effet de souffle provoqué par l’effondrement du communisme. Comme le naufrage d’un navire engloutit avec lui ce qui flotte alentour, cet effondrement a entraîné à sa suite, a (provisoirement) disqualifié le volontarisme politique. Nous sortons tout juste, dix ans après, de cette tempête-là.
On se réveille, en somme...
De ce champ de bataille chamboulé de fond en comble, monte pourtant l’écho d’une exaspération spécifique. On sait bien, confusément, qu’il y a encore des vainqueurs et des vaincus, des riches et des pauvres, des exploiteurs et des exploités, des salauds et des tricheurs. Mais personne n’est plus en mesure de les identifier clairement. Le monde, cette fois-ci, est allé beaucoup plus vite que les idées. Les politiques sont penauds et les intellos vasouillent. Je propose qu’on résiste d’abord à ce « flou » démobilisateur. Le monde a changé ? Certes. Apprenons à retrouver quelques idées claires. Notamment au sujet de cette immense révolution technoscientifique qui donne l’impression de tout emporter.
Comme toutes les autres activités humaines, les nouvelles technologies sont aujourd’hui saisies par une excroissance hégémonique du marché, ce « totalitarisme doux » qui, depuis l’effondrement du communisme, s’est substitué aux anciens totalitarismes. Le problème n’est donc pas le marché en soi, mais le fait qu’il soit désormais sans réel contrôle, sans contrepoids, sans correctif démocratique. À mon sens, la dangerosité des nouvelles technologies vient de là, de leur prise en main par la rationalité marchande. Mais disons que le pire n’est pas encore sûr. Il reste un espace pour la lutte. Le cas d’Internet est emblématique. À l’origine, comme on le sait, cette « invention » accidentelle fut le fait des militaires américains. Ce système était initialement conçu pour permettre à des laboratoires dispersés sur le territoire américain – pour prévenir une attaque nucléaire – l’accès à des super-calculateurs. Mais ce projet fut rapidement récupéré par les chercheurs (notamment ceux du CERN à Genève), qui en firent un mode de communication disons d’inspiration libertaire. Aujourd’hui, on assiste à une colonisation marchande de cet outil par d’énormes multinationales du type AOL ou Microsoft. Mais dans le même temps, le vieux fond anarchiste demeure chez les Internautes. L’Internet sert de plus en plus d’outil de communication pour les militants des ONG anti-mondialisation. Une grande « partie » commence sur ce terrain virtuel et oppose la démocratie au marché. Elle n’est pas jouée d’avance.
N’ayons donc aucun complexe devant cette révolution technologique. J’aurais tendance à récuser les prophéties apocalyptiques. C’est vrai qu’il y a dans l’émergence du Cybermonde et des nouvelles technologies quelque chose qui ressemble à une déréalisation, à une désincarnation qui font froid dans le dos. Mais je pense que nous aurions tort de céder à ce type de « sidération ». L’avènement du virtuel ne signifie pas la disparition du « réel ». Je préfère quant à moi considérer le Cybermonde comme un continent nouveau qui vient s’ajouter aux continents déjà connus. Nous sommes en quelque sorte au matin du 3 août 1492 lorsque les trois navires de Christophe Colomb, la Santa María, la Pinta et la Niña quittent le port de Palos de Moguer en Andalousie, pour cingler vers ce qui sera un « Nouveau Monde ». Le Cybermonde est notre nouveau monde à nous. Il est encore à conquérir, à organiser, à civiliser, à arracher aux prédateurs et aux pirates. Il va y avoir de la bagarre, c’est sûr... Et c’est tant mieux.
Gardons-nous, en tout cas, de ce que j’appelle la « cyber-béatitude », attitude puérile qui consiste à croire qu’Internet est une « solution miracle » aux malheurs de la terre. Notamment en mettant la connaissance à la disposition de tous. Ce fantasme d’omniscience procède d’une naïveté bien connue : celle qui consiste à confondre le savoir avec je ne sais quel « enregistrement de données » mécanique. L’Internet facilite – ou facilitera – l’accès à toutes les informations, à tous les livres, à tous les musées du monde. Il n’en donnera jamais la clé véritable, c’est-à-dire la capacité de transformer des « informations » en culture. Disons que par l’Internet, nous pourrons en effet avoir – virtuellement – chez nous tous les livres du monde. Restera à les lire. Et à les comprendre...
Méfions-nous surtout de l’intégrisme technologique, un scientisme d’un nouveau genre qui procède de ce que Gramsci appelait déjà la « superstition scientiste ». Cet intégrisme technique s’accompagne en outre d’une arrogance, d’un dédain pour tout ce qui n’est pas « technique », dédain qu’il faut dénoncer sans relâche. De ce point de vue, l’œuvre de Jacques Ellul – qui fut mon professeur – a bel et bien été prophétique. Son maître livre, La Technique ou l’enjeu du siècle, date de... 1948. À l’époque, la plupart des intellectuels étaient obnubilés par l’opposition marxisme/capitalisme. Pour autant, je ne me résous pas à diaboliser la technique comme avait tendance à le faire Ellul. Je préfère la considérer comme un terrain de lutte.
Ne nous trompons pas de combat au sujet de la mondialisation, et sachant débusquer l’hypocrisie du discours qui, trop souvent, l’accompagne. En fait la mondialisation – qui s’effectue de manière brutale, prédatrice, conquérante et marchande – se réclame de je ne sais quel universalisme unificateur du monde, alors qu’en réalité, elle provoque partout des rétractations identitaires. Ce sont des réactions de défense, des sortes de « maquis » culturels. Ainsi, la mondialisation, paradoxalement, produit mécaniquement de la « différence », là même ou elle affirme diffuser de l’universel et des « droits de l’homme ». On peut comparer cette mystification à la démarche coloniale de jadis qui instrumentalisait le message biblique – la conversion, arrachant les peuples aux « ténèbres de la superstition » – pour ouvrir la route aux soldats et aux colons. Aujourd’hui, la mondialisation dominatrice et vénale – ce qu’on appelle parfois le Mc world – fait naturellement le lit des mollahs fous, des micro-nationalismes meurtriers, des « crétinismes villageois » (comme disait Lénine). Ce qu’elle impose, c’est plus Mc Donald et CNN que Victor Hugo ou William Faulkner. On n’en a jamais fini avec cette imposture. Ce n’est pas la mondialisation en soi qu’il faut combattre, c’est son instrumentalisation par les puissants et les cyniques.
Face à la technoscience en général, ne nous laissons pas intimider. Aujourd’hui, il faut interpeller la raison au nom de ses propres promesses. Or, ce qui est constitutif de la raison, telle que les Grecs nous l’ont léguée, c’est la capacité critique. La véritable raison ne peut être que critique, y compris à l’égard d’elle-même. Il n’est de vraie raison que « modeste », c’est-à-dire consciente de ses propres limites. Or, aujourd’hui, la raison s’est dégradée en technoscience aussi arrogante que dogmatique. Elle a donc cessé d’être « raisonnable » au sens strict du terme. Elle est devenue « religieuse ». Sans compter qu’elle a accepté d’être en quelque sorte arraisonnée par les logiques marchandes. Libérer la raison, c’est la délivrer de ses propres dogmatismes et l’aider à échapper à l’hégémonie du marché.
Ne désespérons pas, à ce sujet, de la politique, ni de la démocratie. Ce n’est pas vrai que la démocratie ne puisse rien. Du moins en théorie. Ce qui se passe aujourd’hui, c’est en effet un recul constant, un affaiblissement continu de la démocratie – disons du politique en général – face à la toute puissance du marché. Nous sommes dans cette phase historique, assez désespérante, qui risque de correspondre à une « transition » nous conduisant de la démocratie au marché intégral, qui ne serait plus démocratique. Cette utopie anti-politique, cette volonté de congédier la politique au sens volontariste du terme – « constructiviste », disait le théoricien libéral Friedrisch von Hayek – était d’ailleurs explicitement revendiquée par certains penseurs du libéralisme. Aujourd’hui, c’est ce danger-là que nous affrontons : un recul de la démocratie qui tend à abandonner le terrain aux logiques purement mécaniques du marché et de la technique. Mais il serait fou de croire que cette partie est déjà perdue. Il y a, il y aura des résistances, voire des révoltes.
La question globale, au fond, se pose aujourd’hui comme elle s’est toujours posée. Nous avons à choisir quotidiennement, sans cesse, entre le consentement à l’ordre des choses ou la résistance. Collaboration ou résistance : c’est une vieille affaire, non ? Tout dépend et dépendra de la volonté de chacun de nous d’être debout plutôt que couché. Cette remarque peut sembler un peu « scoute », un peu « naïve », mais je l’assume. Pensez à la manière dont, grâce au mouvement critique de la mondialisation libérale, les citoyens ont refait irruption sur la scène du monde. Oui, je crois donc fermement à une possibilité de réappropriation de ces systèmes – et « du » système lui-même – par l’individu. Autrement dit, je ne crois décidément pas que l’Histoire soit « finie »...
Je pense évidemment à la fameuse réflexion de Martin Heidegger : « la science ne pense pas ». Le phénomène technicien est un « processus sans sujet », c’est-à-dire comme un mouvement obéissant mécaniquement à sa propre logique, sans qu’il soit gouverné par une volonté humaine. C’est d’ailleurs également vrai pour le système libéral. Le marché est un « empire sans empereur ». Il se développe, se déploie, s’étend, emporté par des mécanismes objectifs, indépendants de la volonté humaine, a fortiori de la volonté démocratiquement exprimée. La combinaison des deux – technique et marché – aboutit à cet étrange « fuite en avant » que nous sommes en train de vivre, une fuite sans dessein précis ni destination claire. Une fuite qui ne se justifie elle-même qu’en invoquant, sur tous les tons et de toutes les manières, une prétendue « fatalité ». C’est pour désigner cet emballement infra-humain, au sens strict du terme, que je parle de « vacuité ». La technoscience et le marché sont des « vides » ontologiques qui se substituent au vide – provisoire – de la volonté politique. C’est dû, en grande partie, à l’effet de souffle provoqué par l’effondrement du communisme. Comme le naufrage d’un navire engloutit avec lui ce qui flotte alentour, cet effondrement a entraîné à sa suite, a (provisoirement) disqualifié le volontarisme politique. Nous sortons tout juste, dix ans après, de cette tempête-là.
On se réveille, en somme...
* Journaliste, écrivain et éditeur.