Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
© Passant n°36 [septembre 2001 - octobre 2001]
par Christine Vivier
Imprimer l'articleQue faire de Roger ?
10 février. 21 h. Il va bientôt rentrer ; j’attends. Tout est prêt, tout est propre : j’ai vérifié plusieurs fois ; il sera certainement énervé, comme tous les soirs, alors autant éviter de donner à sa colère des prétextes supplémentaires. De toute manière, je sais déjà exactement comment cette soirée va se dérouler : comme toutes les autres. Il va entrer, claquer la porte, jeter sa veste blanchie par la farine sur le porte manteau (elle tombera), m’appeler en hurlant (comme si on habitait dans un 300 m2, et non un deux pièces et demie), puis se plaindre jusqu’à ce qu’on aille se coucher (cette capacité de se plaindre est absolument incroyable). Un vrai réquisitoire, méthodiquement organisé : d’abord, il me dira qu’il n’a pas bien travaillé, pas assez de clients, tous radins ou pauvres (ceux-ci sont les plus terribles, on ne peut même pas essayer de leur vendre plus) ; ensuite, une fois qu’il aura épuisé la question, il passera à la marchandise : trop cher, de mauvaise qualité, sans parler des erreurs de commande et des livraisons en retard. Tout ceci ponctué de déglutitions. Puis viendra le tour des employés : bons à rien, feignants, insolents (« on respecte même plus les patrons maintenant ! »). Autant dire qu’il est complètement vain de chercher à argumenter ; soit il devient totalement sourd, soit il fait une crise de nerfs (sa vie est déjà bien assez dure comme ça, alors si en plus j’en rajoute). Finalement, il me dira qu’il est fatigué, que « c’est pas une vie », et ira se coucher. Avec un peu de chance, il se sera endormi avant que j’en fasse autant (la plupart du temps, j’arrive à provoquer la chance) ; sinon, on passera à la phase « assaut de Roger », qu’il assimile à peu de choses près au fait d’enfourner son pain dans le four.
17 février. 17 h. J’aimerais que Roger disparaisse : pfft, volatilisé, plus de Roger, et pour moi, un retour à la vie en bonne et due forme. Sauf que Roger, il a la peau dure, et je sens bien qu’il n’est pas prêt de me foutre la paix, ni à moi, ni à tous ces pauvres gens qui travaillent avec lui (pour lui serait plus exact). Parce que le problème, c’est justement que tout ce qui gravite dans l’entourage de Roger est là pour lui. Moi, évidemment, puisque je suis sa femme ; ses employés, puisqu’ils les payent, etc. Et pas question de lui parler de liberté, de droits, de respect… ; il semble qu’il ne connaisse pas ces mots : « tout ça, c’est de la connerie ! ». La dernière fois que je lui ai rappelé que l’exploitation était injuste, et qu’on avait rossé des patrons pour ça, il y a plus d’un siècle, il m’a décroché une baffe. Le temps que je reprenne mes esprits, et que je lui dise que ça aussi c’était interdit, il était parti. Débarrassé de Roger ? Deux heures après, je l’entendais hurler sur les employés.
22 février. 10 h. J’ai préparé les cinq enveloppes, je leur donnerai quand il ira faire sa sieste. C’est pas grand chose, comparé à ce qu’ils subissent. Seulement un petit dédommagement. Encore heureux que ça soit moi qui m’occupe de tenir les comptes, je peux prendre un peu d’argent, sans que Roger s’en aperçoive. Je ne suis même pas certaine que ça couvre les heures supplémentaires qu’on leur doit. Mais sans contrat de travail, ils ne risquent pas d’aller réclamer quoi que ce soit. Si seulement ils connaissaient leur droit. Sans parler de Mansour qui n’a même pas de papiers. Comment faire ? Dénoncer Roger à l’inspection du travail ? Tchao Mansour, retour au pays. Et les autres, qui ont trop peur de perdre leur emploi pour oser dire merde à leur patron, qui craignent le chômage comme la peste, et préfèrent (qui oserait appeler ça un choix ?) travailler dans des conditions insupportables. Moi, je peux partir évidemment. Mais je n’arrive toujours pas à me résoudre à laisser tomber ces cinq personnes. C’est désespérant souvent : j’ai beau leur expliquer que leur intérêt est de partir, qu’ils ont des droits, des lois qui les protègent, ils restent malgré tout. Je les comprends. Tout ce que je peux faire, c’est leur donner de l’argent en douce, et m’excuser pour Roger. Et continuer à chercher ce que je vais bien pouvoir faire de lui.
2 mars. 9 h. Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit ; il faut que je fasse quelque chose pour que tout ceci cesse. Hier soir, j’ai trouvé Céline dans l’arrière boutique, elle pleurait ; ses larmes exprimaient tout ce qu’elle aurait voulu dire à ce patron tyrannique qui fait de sa vie un enfer ; mais les mots lui faisaient défaut, elle savait que si elle ouvrait la bouche, sa colère jaillirait immédiatement. Et Roger la foutrait à la porte, sans un remerciement pour toutes ces années de travail acharné ( « ben quoi, elle est payée que je sache ! »).
19 mars. 15 h. Un tour à la boulangerie. Tout est OK. Je peux aller à l’hôpital rendre visite à ce pauvre Roger. C’est pas de chance tout de même : il a glissé sur de la farine tombée par terre et s’est cassé les deux jambes ; sans parler de son dos qui est pour ainsi dire à présent complètement inutilisable. Repos complet, à vie ; pour mes oreilles, même traitement : Roger n’a pas supporté la sentence et s’est enfermé dans un mutisme absolu. Hors d’état de nuire le Roger. Comme quoi, il s’en fallait d’un rien pour que dans la boulangerie on travaille à présent sur un air de justice.
17 février. 17 h. J’aimerais que Roger disparaisse : pfft, volatilisé, plus de Roger, et pour moi, un retour à la vie en bonne et due forme. Sauf que Roger, il a la peau dure, et je sens bien qu’il n’est pas prêt de me foutre la paix, ni à moi, ni à tous ces pauvres gens qui travaillent avec lui (pour lui serait plus exact). Parce que le problème, c’est justement que tout ce qui gravite dans l’entourage de Roger est là pour lui. Moi, évidemment, puisque je suis sa femme ; ses employés, puisqu’ils les payent, etc. Et pas question de lui parler de liberté, de droits, de respect… ; il semble qu’il ne connaisse pas ces mots : « tout ça, c’est de la connerie ! ». La dernière fois que je lui ai rappelé que l’exploitation était injuste, et qu’on avait rossé des patrons pour ça, il y a plus d’un siècle, il m’a décroché une baffe. Le temps que je reprenne mes esprits, et que je lui dise que ça aussi c’était interdit, il était parti. Débarrassé de Roger ? Deux heures après, je l’entendais hurler sur les employés.
22 février. 10 h. J’ai préparé les cinq enveloppes, je leur donnerai quand il ira faire sa sieste. C’est pas grand chose, comparé à ce qu’ils subissent. Seulement un petit dédommagement. Encore heureux que ça soit moi qui m’occupe de tenir les comptes, je peux prendre un peu d’argent, sans que Roger s’en aperçoive. Je ne suis même pas certaine que ça couvre les heures supplémentaires qu’on leur doit. Mais sans contrat de travail, ils ne risquent pas d’aller réclamer quoi que ce soit. Si seulement ils connaissaient leur droit. Sans parler de Mansour qui n’a même pas de papiers. Comment faire ? Dénoncer Roger à l’inspection du travail ? Tchao Mansour, retour au pays. Et les autres, qui ont trop peur de perdre leur emploi pour oser dire merde à leur patron, qui craignent le chômage comme la peste, et préfèrent (qui oserait appeler ça un choix ?) travailler dans des conditions insupportables. Moi, je peux partir évidemment. Mais je n’arrive toujours pas à me résoudre à laisser tomber ces cinq personnes. C’est désespérant souvent : j’ai beau leur expliquer que leur intérêt est de partir, qu’ils ont des droits, des lois qui les protègent, ils restent malgré tout. Je les comprends. Tout ce que je peux faire, c’est leur donner de l’argent en douce, et m’excuser pour Roger. Et continuer à chercher ce que je vais bien pouvoir faire de lui.
2 mars. 9 h. Je n’ai pas pu fermer l’œil de la nuit ; il faut que je fasse quelque chose pour que tout ceci cesse. Hier soir, j’ai trouvé Céline dans l’arrière boutique, elle pleurait ; ses larmes exprimaient tout ce qu’elle aurait voulu dire à ce patron tyrannique qui fait de sa vie un enfer ; mais les mots lui faisaient défaut, elle savait que si elle ouvrait la bouche, sa colère jaillirait immédiatement. Et Roger la foutrait à la porte, sans un remerciement pour toutes ces années de travail acharné ( « ben quoi, elle est payée que je sache ! »).
19 mars. 15 h. Un tour à la boulangerie. Tout est OK. Je peux aller à l’hôpital rendre visite à ce pauvre Roger. C’est pas de chance tout de même : il a glissé sur de la farine tombée par terre et s’est cassé les deux jambes ; sans parler de son dos qui est pour ainsi dire à présent complètement inutilisable. Repos complet, à vie ; pour mes oreilles, même traitement : Roger n’a pas supporté la sentence et s’est enfermé dans un mutisme absolu. Hors d’état de nuire le Roger. Comme quoi, il s’en fallait d’un rien pour que dans la boulangerie on travaille à présent sur un air de justice.