Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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Vous avez dit « frontières » ?
Le professeur de droit international entra dans l’amphithéâtre. Son cours portait ce jour-là sur les frontières. Il commença comme il se doit par la définition : « La frontière est la ligne qui sépare les territoires de deux Etats souverains ». Pendant que les étudiants appliqués écrivaient, son regard effleurait la suite de ses notes. Venait alors la définition de la souveraineté (la compétence exclusive d’un pouvoir sur un territoire) complétée par le principe de l’égalité souveraine des Etats, puis le statut de la frontière en droit international, cette intangibilité que la Charte des Nations Unies garantit aux Etats à travers l’action du Conseil de Sécurité. Si l’intégrité territoriale d’un Etat est violée, ce dernier use de ses pouvoirs pour la rétablir et assure ainsi le maintien de la paix.
À ce moment, une sorte d’épaisse nappe de brouillard se répandit dans le cerveau du professeur. Il se leva. Abasourdis, les étudiants ne le quittaient pas des yeux. Alors qu’en titubant il gagnait péniblement la sortie, les images s’entrechoquaient dans son esprit. Il prenait dans ses bras des enfants irakiens orphelins suite aux raids anglo-américains opérés régulièrement au-dessus du territoire de l’Irak hors de toute action collective. Il voyait les agents du F.M.I., symboles arrogants et inconscients des grandes puissances, s’introduire dans les bureaux des gouvernants d’Etats exsangues d’Afrique ou d’ailleurs pour les presser ou les menacer afin qu’ils se plient aux conditions de l’ajustement structurel. Il apercevait sous tous les uniformes imaginables les polices du monde entier, corrompues ou impuissantes, laisser passer les trafiquants d’enfants, d’armes, de drogue ou de diamants ainsi que les proxénètes et leurs cohortes de femmes sans autre moyen de survie. Il était à la frontière vietnamo-chinoise et il voyait les douaniers attablés et buvant après avoir touché leur dîme du jour sur les flots de produits entrant en contrebande et déstabilisant l’économie vietnamienne. Il se trouvait à Calais et sous ses yeux, des militants s’affairaient autour des Skri-lankais moribonds qui avaient été découverts dans un camion par lequel ils espéraient arriver jusqu’en Angleterre. Il suivait en pensée le cliquettement des ordinateurs, trace concrète de la ronde des flux financiers se jouant des frontières et tournant librement autour de la terre. Il sentait, ici, en France, la tiédeur de l’air, plus douce que de saison, et provenant sans doute de ces émissions lointaines que les Etats responsables refusaient de réduire. Il se trouvait aussi dans un taxi collectif pris à la porte de Damas à Jérusalem pour aller à Ramallah et non seulement il avait déjà eu à franchir cinq lignes résultant du « processus de paix », mais il constatait que des fossés de quatre mètres de large isolaient dorénavant les localités palestiniennes. Il était caché dans les montagnes d’Afghanistan et il voyait arriver vers lui, grimaçants de haine, les commandos américains et britanniques chargés de capturer Ben Laden. « De quel droit avez-vous passé la frontière ? » voulut-il leur crier.
Mais alors, le brouillard se dissipa dans son cerveau. Un bien-être léger l’envahit. C’est ce que ressentent les aveugles qui recouvrent la vue, se dit-il. Déterminé et détendu, il revint vers l’estrade, face aux étudiants. Restant debout, il dit d’une voix étonnamment ferme : « Le droit des frontières n’existe plus. Il a disparu avec l’échec du droit international parce que nous sommes sous le règne de la technologie et du pur rapport de forces. Désormais, il y a une ligne de séparation et une seule. Elle traverse le monde entier. Elle ne sépare pas que les Etats. Elle se faufile à travers les Etats, les régions, les villes et les rues. Elle met d’un côté ceux qui sont assurés de garanties de survie. Cela peut être le résultat de systèmes sociaux encore actifs, mais aussi des vols dont les produits sont accumulés sur des comptes bancaires à l’abri. De l’autre côté, ont basculé tous ceux, chaque jour plus nombreux, infiniment plus nombreux que les premiers, qui n’ont ni espoir, ni sûreté. Chômeurs et exclus des grandes villes occidentales, immigrés cantonnés aux marges de la société, Palestiniens privés d’avenir depuis cinquante ans, enfants vietnamiens aux maladies effrayantes des suites de l’agent orange déversé il y a plus de trente ans, habitants des Maldives ou des Seychelles qui disparaîtront les premiers de la montée des océans, malades du sida africains sans espoir de soins, enfants de Centrafrique dont les écoles sont fermées depuis cinq ans, population irakienne châtiée depuis dix ans, survivants rwandais, bosniaques, somaliens, cambodgiens, congolais, guatémaltèques, algériens, tchétchènes, âmes fêlées qui ne sont plus que des ombres à mi-chemin de la vie et du royaume de la mort. Le droit n’a pas d’autre avenir qu’à s’attaquer sans relâche à cette ligne maléfique. Que tout passe de ce que l’on appelle encore un Etat vers un autre. Puisque le pire a commencé à passer avec parfois un peu du meilleur, n’arrêtons pas ce mouvement. Toute fermeture de la frontière est suspecte. Mais que ceux dont les garanties de survie sont encore le fruit de ce qui avait été une pensée de l’en-commun et du partage s’attachent à pousser en avant le principe du bien public jusqu’à ce qu’en irriguant toute la terre, il ait effacé cette nouvelle frontière. Alors il restera des lignes imaginaires et floues sans douaniers, ni policiers, qui ne seront que les témoins des folies du passé. Elles symboliseront les identités différenciées, mais n’étant que des lignes imaginaires ne faisant pas obstacle au bien commun, elles ne pourront susciter les haines identitaires qui se seront dissoutes avec les frontières. »
Les étudiants se levèrent en silence et quittèrent la salle la mine grave. Ils avaient compris que le droit « international » avait vécu et qu’il restait à construire dans l’action les règles permettant à l’humanité de survivre. En somme un droit mondial à usage de tous.
À ce moment, une sorte d’épaisse nappe de brouillard se répandit dans le cerveau du professeur. Il se leva. Abasourdis, les étudiants ne le quittaient pas des yeux. Alors qu’en titubant il gagnait péniblement la sortie, les images s’entrechoquaient dans son esprit. Il prenait dans ses bras des enfants irakiens orphelins suite aux raids anglo-américains opérés régulièrement au-dessus du territoire de l’Irak hors de toute action collective. Il voyait les agents du F.M.I., symboles arrogants et inconscients des grandes puissances, s’introduire dans les bureaux des gouvernants d’Etats exsangues d’Afrique ou d’ailleurs pour les presser ou les menacer afin qu’ils se plient aux conditions de l’ajustement structurel. Il apercevait sous tous les uniformes imaginables les polices du monde entier, corrompues ou impuissantes, laisser passer les trafiquants d’enfants, d’armes, de drogue ou de diamants ainsi que les proxénètes et leurs cohortes de femmes sans autre moyen de survie. Il était à la frontière vietnamo-chinoise et il voyait les douaniers attablés et buvant après avoir touché leur dîme du jour sur les flots de produits entrant en contrebande et déstabilisant l’économie vietnamienne. Il se trouvait à Calais et sous ses yeux, des militants s’affairaient autour des Skri-lankais moribonds qui avaient été découverts dans un camion par lequel ils espéraient arriver jusqu’en Angleterre. Il suivait en pensée le cliquettement des ordinateurs, trace concrète de la ronde des flux financiers se jouant des frontières et tournant librement autour de la terre. Il sentait, ici, en France, la tiédeur de l’air, plus douce que de saison, et provenant sans doute de ces émissions lointaines que les Etats responsables refusaient de réduire. Il se trouvait aussi dans un taxi collectif pris à la porte de Damas à Jérusalem pour aller à Ramallah et non seulement il avait déjà eu à franchir cinq lignes résultant du « processus de paix », mais il constatait que des fossés de quatre mètres de large isolaient dorénavant les localités palestiniennes. Il était caché dans les montagnes d’Afghanistan et il voyait arriver vers lui, grimaçants de haine, les commandos américains et britanniques chargés de capturer Ben Laden. « De quel droit avez-vous passé la frontière ? » voulut-il leur crier.
Mais alors, le brouillard se dissipa dans son cerveau. Un bien-être léger l’envahit. C’est ce que ressentent les aveugles qui recouvrent la vue, se dit-il. Déterminé et détendu, il revint vers l’estrade, face aux étudiants. Restant debout, il dit d’une voix étonnamment ferme : « Le droit des frontières n’existe plus. Il a disparu avec l’échec du droit international parce que nous sommes sous le règne de la technologie et du pur rapport de forces. Désormais, il y a une ligne de séparation et une seule. Elle traverse le monde entier. Elle ne sépare pas que les Etats. Elle se faufile à travers les Etats, les régions, les villes et les rues. Elle met d’un côté ceux qui sont assurés de garanties de survie. Cela peut être le résultat de systèmes sociaux encore actifs, mais aussi des vols dont les produits sont accumulés sur des comptes bancaires à l’abri. De l’autre côté, ont basculé tous ceux, chaque jour plus nombreux, infiniment plus nombreux que les premiers, qui n’ont ni espoir, ni sûreté. Chômeurs et exclus des grandes villes occidentales, immigrés cantonnés aux marges de la société, Palestiniens privés d’avenir depuis cinquante ans, enfants vietnamiens aux maladies effrayantes des suites de l’agent orange déversé il y a plus de trente ans, habitants des Maldives ou des Seychelles qui disparaîtront les premiers de la montée des océans, malades du sida africains sans espoir de soins, enfants de Centrafrique dont les écoles sont fermées depuis cinq ans, population irakienne châtiée depuis dix ans, survivants rwandais, bosniaques, somaliens, cambodgiens, congolais, guatémaltèques, algériens, tchétchènes, âmes fêlées qui ne sont plus que des ombres à mi-chemin de la vie et du royaume de la mort. Le droit n’a pas d’autre avenir qu’à s’attaquer sans relâche à cette ligne maléfique. Que tout passe de ce que l’on appelle encore un Etat vers un autre. Puisque le pire a commencé à passer avec parfois un peu du meilleur, n’arrêtons pas ce mouvement. Toute fermeture de la frontière est suspecte. Mais que ceux dont les garanties de survie sont encore le fruit de ce qui avait été une pensée de l’en-commun et du partage s’attachent à pousser en avant le principe du bien public jusqu’à ce qu’en irriguant toute la terre, il ait effacé cette nouvelle frontière. Alors il restera des lignes imaginaires et floues sans douaniers, ni policiers, qui ne seront que les témoins des folies du passé. Elles symboliseront les identités différenciées, mais n’étant que des lignes imaginaires ne faisant pas obstacle au bien commun, elles ne pourront susciter les haines identitaires qui se seront dissoutes avec les frontières. »
Les étudiants se levèrent en silence et quittèrent la salle la mine grave. Ils avaient compris que le droit « international » avait vécu et qu’il restait à construire dans l’action les règles permettant à l’humanité de survivre. En somme un droit mondial à usage de tous.
Professeur de droit international et de science politique.
Auteur entre autres de Le droit dans la mondialisation, Ed. Actuel Marx/Presses universitaires de France, 2001.
Auteur entre autres de Le droit dans la mondialisation, Ed. Actuel Marx/Presses universitaires de France, 2001.