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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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Partir... franchir les frontières…


Avant de traverser les frontières, avant d’arriver en France, en Allemagne, en Alsace, avant de devenir des immigrés, des hommes et des femmes sont partis de chez eux. Ils ont émigré. Ils ont quitté un lieu et des personnes : un village, une ville un quartier, une famille, des voisins, des amis... De leur point de vue et du point de vue de leur communauté d’origine (famille, village, quartier, etc.) nous avons d’abord affaire à un départ. En effet, les immigrés sont d’abord des absents. C’est pourquoi Victor Segalen dit qu’ils « figurent pour ceux qui restent, des sortes de génies errants »1.

Les circonstances du départ sont variables. Certains le font presque à l’improviste, parfois dans des conditions précaires (c’est souvent le cas des personnes qui doivent partir pour des raisons politiques, mais pas seulement). « Pourquoi avez-vous quitté l’Algérie ? – C’est à cause de la guerre. Comme les « Arabes » ont gagné, on était obligé de partir. Les « Arabes » sont contre les harkis. Donc, je suis obligée de venir en France car mon mari est harki. Nous sommes partis la nuit, sans avertir mes parents, dans le plus grand secret » (Femme d’origine algérienne, mariée, 14 enfants)2. D’autres, souvent jeunes et disponibles, saisissent une opportunité. « On était sur la plage et il y en a un [un agent recruteur] qui est venu, il a dit qu’il cherchait des ouvriers pour la France. On s’est inscrit, on a fait le test et on est parti directement » (Marocain, 55 ans, marié, 3 enfants, arrivé en 1965) « C’est la France qui envoyait des contrats, il y avait un Bureau d’Immigration [probablement une antenne de l’ONI] et, par exemple Peugeot, envoyait tant et tant de contrats et puis les gens que ça intéressait venaient. Mon père est venu comme ça, avec un contrat pour le textile » (Fille d’immigré portugais, 33 ans, mariée, 3 enfants, arrivée en Alsace un an après son père, à l’âge de 8 ans, en 1971). Ces premiers témoignages rappellent le rôle actif joué jusqu’en 1974 par la politique des contrats, et en particulier par les agents recruteurs qui travaillaient soit pour le compte de l’ONI, soit directement pour le compte d’entreprises françaises. D’autres encore, et en fait parfois les mêmes, après bien des hésitations et des peurs, voire des découragements, finissent par se décider. « La décision de partir est venue tout d’un coup. Mais, l’idée de partir je l’avais souvent, mais pas en France... je voulais aller au Venezuela... » (Espagnol, Galicien, 56 ans, parti en 1964).

Les modalités du passage varient fortement. Avec à un pôle les voyages mouvementés des exilés politiques et assimilés et les voyages « parcours du combattant » qui représentent un peu la situation standard de ceux qui partaient avant les années 1980 avec parfois un contrat en poche, mais le plus souvent simplement avec l’adresse d’un contact. Dans ce cas de figure, le voyage se déroule, à cette époque, généralement en train. Il dure souvent plusieurs jours, voire une à deux semaines, avec des attentes, des étapes intermédiaires, des contrôles, des tests. À l’autre pôle, on trouve certains bénéficiaires de contrats parfois pris en charge dans le cadre de véritables « voyages organisés » d’un type un peu particulier et tous ceux qui viennent provisoirement, au départ a priori pour d’autres raisons (études, visite à des amis ou des membres de la famille). Dans ce cas, le voyage s’effectue plus souvent rapidement et par avion.

Les causes profondes du départ relèvent toujours à la fois de raisons économiques, c’est-à-dire en fait de la désagrégation plus ou moins importante de l’ancien ordre social, et de raisons plus « idéologiques » tenant notamment à l’image idéalisée de la France (ou éventuellement d’un autre « pays riche »), seule issue possible, véritable obsession et seule ambition des candidats au départ. C’est la situation locale particulièrement difficile à un moment donné qui peut déterminer le départ : « En 1973, il y a la grande sécheresse, puisque je ne pratiquais que l’agriculture, je me trouvais dans une situation difficile pour nourrir ma famille. Il fallait alors chercher des moyens de survie, […] je suis parti à l’aventure » (Sénégalais, 48 ans). L’aventure forcée de cet Africain ressemble à celle de tous les paysans qui ont quitté leur terre pour échapper à la misère, qu’il s’agisse des paysans du nord du Portugal au début des années 1960, de ceux du sud de l’Italie, d’Espagne ou d’ailleurs à d’autres moments. Mais au-delà des circonstances conjoncturelles précises, c’est bien fondamentalement la quête de meilleures conditions de vie qui anime de manière plus générale la plupart des immigrés : « Je suis venu dans les années 1960. On m’avait dit qu’en France on gagnait beaucoup d’argent. J’ai trouvé que ce n’était pas vrai, pas tellement vrai, c’est pourquoi je suis retourné au Maroc en 1970. Et là, j’ai vu que c’était encore pire, alors je suis revenu en France en 1973 » (Marocain, 57 ans) ; « Il n’y avait pas de travail dans mon village. J’étais marié et je n’arrivais pas à gagner de l’argent pour ma famille. Un jour, un ami m’a dit qu’une personne cherchait de la main d’œuvre pour aller travailler en Allemagne, […] j’ai travaillé deux mois à Baden-Baden, mais la personne ne nous a pas payés. C’est de là que je suis venu à Strasbourg parce qu’on m’avait dit qu’ils recherchaient de la main d’œuvre dans le bâtiment ». (Turc, 50 ans, marié, 5 enfants, sans formation, arrivé en France en mars 1970)

Les immigrés interrogés sont fréquemment avares en détails sur le passage en tant que tel. L’éloignement dans le temps explique en partie ce laconisme. Mais ce silence relatif s’explique aussi par le caractère toujours douloureux du passage et par les désillusions rencontrées au moins dans un premier temps. Leur arrivée en France met la plupart du temps les immigrés en contact avec une « triste réalité » qu’ils finiront le plus souvent par accepter après un premier « refus d’y croire ». Le contraste entre les rêves d’avant le départ et la réalité quotidienne alimente alors la nostalgie et le mal du pays, dans un contexte marqué parfois par la solitude et par la grisaille d’une existence quotidienne décevante. A la lecture de l’ensemble des entretiens réalisés on est frappé par le fait que les premières impressions sont presque toujours négatives : « C’était terrible » ; « J’étais déçue » ; « Je me sentais tellement seul » ; « Ho, c’était la fin du monde » ; « Je pleurais souvent à ce moment-là, j’aurais aimé retourner en Italie »...

L’immigré vit une expérience inédite par rapport au sédentaire : l’expérience du déplacement. Le passage de la société de départ vers la société d’arrivée, fut-il provisoire, se traduit toujours par un déplacement, par un franchissement de frontières, en somme, par un exil au sens étymologique du terme. Les immigrés quittent un lieu où la vie est devenue difficile pour diverses raisons afin de pouvoir exister ailleurs. Exister pleinement et pas seulement subsister ou survivre. La question qui se pose pour les personnes qui émigrent n’est en effet pas seulement, ni même principalement une question économique, même si la dimension économique semble s’imposer avec la force de l’évidence dans le cas de ce qu’on a coutume d’appeler « l’immigration économique »3. Car ce déplacement n’implique pas seulement le passage d’un espace économique à un autre, mais aussi et même principalement, pour les intéressés en tout cas, le passage d’un espace de vie à un autre, c’est-à-dire l’entrée dans un nouvel univers culturel.

L’immigration est même une expérience aiguë du déplacement. Le caractère aigu de ce déplacement se manifeste précisément par le franchissement d’une frontière, par le passage d’un monde dans un autre. Cette frontière est à la fois physique et symbolique. Elle est géographique, étatique, économique, linguistique, culturelle. Ce passage est loin d’être anodin, car les frontières sont historiquement des lieux très chargés, car ce sont des lieux marqués par la violence, par la haine et par la mort. Le déplacement géographique de leur corps, le franchissement d’une (ou de plusieurs) frontière physique, peut alors se traduire pour les intéressés par de profonds changements intérieurs, par des modifications du fonctionnement psychique. Le déplacement dans l’espace physique se traduit parallèlement par un véritable déplacement intérieur. L’incertitude liée au passage, l’incertitude du futur, joue aussi un rôle. Le déplacement physique des hommes et des femmes est alors accompagné par un déplacement, certes plus ou moins aigu selon les personnes, au niveau du psychisme des individus. Le franchissement de frontières géographiques – passer d’un espace géographique à l’autre – se traduit donc aussi par le passage d’un espace psychique à un autre. Quitter un pays équivaut en quelque sorte à une nouvelle naissance4.

Abdelmalek Sayad met l’accent sur une des causes des troubles. Quitter les siens et ses biens, quitter son univers affectif, sentimental et idéologique, quitter sa langue, tout cela n’est pas chose facile. Le processus d’émigration/immigration est souvent un processus honteux. Les conditions du départ (parfois improvisé, souvent sans papiers en règle et de nuit) accentuent éventuellement ce sentiment de honte découlant de l’abandon des siens5. L’auto-culpabilisation et l’auto-agression qui rongent certains immigrés et qui parfois les conduit à être hospitalisés en psychiatrie découle en partie de cette faute originelle, de cette faute de l’absence. Le passage équivaut aussi, d’après les psychiatres qui ont en charge ce type de difficultés, à une régression, à un retour à l’état infantile. D’autant plus que le passage lui-même s’est effectué le plus souvent seul (plus des trois quarts des cas).

La nostalgie sera alors cultivée dans le cadre de la « communauté » de compatriotes qui est au départ une micro-société d’entraide et de survie. Cependant elle jouera aussi progressivement un rôle de médiation adaptatrice entre les deux pays, les deux cultures. Mais dans un premier temps, l’illusion du « provisoire » fédère les immigrés qui se réunissent pour se réconforter et ne pas perdre leur identité. La solidarité importante entre les personnes de même origine leur permet notamment d’échapper à la solitude des premiers temps.

Mais, lors du retour (temporaire ou définitif) au pays, les intéressés masquent cette réalité et continuent à entretenir le mythe d’une France lumineuse. Ce caractère sélectif de la mémoire, de la reconstruction du passé a bien été montré par Abdelmalek Sayad à propos de l’immigration algérienne en France6. Ce phénomène de tri effectué par la mémoire a largement permis la reproduction de l’émigration. Les conditions de vie et de travail difficiles sont « oubliées », les souvenirs sont sélectionnés en privilégiant les aspects les moins désagréables. Ainsi les immigrés masquent la réalité ou du moins une partie d’entre elle et contribuent à entretenir le mythe. « La méconnaissance collective de la vérité objective de l’émigration que tout le groupe travaille à entretenir (les émigrés qui sélectionnent les informations qu’ils rapportent quand ils séjournent au pays ; les anciens émigrés qui « enchantent » les souvenirs qu’ils ont gardés de la France ; les candidats à l’émigration qui projettent sur la France leurs aspirations les plus irréalistes, etc.) est la médiation nécessaire à travers laquelle peut s’exercer la nécessité économique »7. La mémoire, contrairement à l’histoire, ne craint pas les contradictions et les déformations. « Elle ne se soumet à aucun critère scientifique, elle est sélective »8. « La mémoire, nous dit encore Enzo Traverso, peut ressembler à un « supermarché ». C’est pourquoi le tri effectué par la mémoire permet dans certains cas de « préserver le souvenir et de garder les traces d’un passé inaccessible à l’historiographie par ses outils traditionnels ou occultés par les institutions officielles ». Alors que dans d’autres cas, comme celui qui nous occupe ici, elle peut au contraire « perpétuer l’oubli contre un passé déjà largement arpenté par les historiens ».

L’enjeu pour les immigrés concernés par le passage est d’arriver à renaître dans une nouvelle société. D’où l’intérêt des rites de passage pour faciliter le déplacement d’un état ancien vers un état nouveau, quel qu’il soit. D’où aussi les conflits de l’installation, fut-elle (forcément au départ) provisoire, conflits d’ordre matériel certes, mais aussi d’ordre psychologique. Et d’où toute une série de problèmes résultant de l’interaction avec la culture dans laquelle les immigrés sont immergés. Car ils ont entrepris de passer, au moins pour un temps, dans un autre monde. En ce sens, franchir la frontière, débarquer, c’est déjà un acte d’intégration.

Professeur agrégé de sciences sociales, Université Marc Bloch, Strasbourg.

1) Cité par Jacques Hassoun, Le passage des étrangers, Austral, Paris, 1995, p. 233.
(2) Les citations qui suivent sont extraites d’entretiens, réalisés pour l’essentiel en 1994/95 et 1995/96. Au total près d’une centaine d’entretiens ont été recueillis dans le cadre d’un groupe d’enquête pédagogique de la Faculté des sciences sociales. Ce travail a débouché sur une contribution (Juan Matas et Roland Pfefferkorn, « Mémoires de migrants, le temps de la transition ») au n°24, 1997, de la Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est (Université Marc-Bloch 22, Descartes 67000 Strasbourg) consacré au thème : « Exils, migrations, voyages ».
(3) Pendant longtemps, grosso modo de 1945 à 1980, la problématique imposée de l’immigration était cette problématique de l’immigration économique. Cette dernière n’était envisagée qu’en tant que réponse à un besoin de main d’œuvre de l’économie française. Une littérature considérable produite essentiellement par des économistes mais aussi par des sociologues en témoigne. Le point de vue qui était privilégié était celui des entreprises ayant des besoins de main d’œuvre ; ou éventuellement celui de l’économie française considérée dans son ensemble ; ou encore celui de l’Etat français en tant qu’organisateur de la venue des travailleurs coloniaux, puis des travailleurs immigrés (par le biais de l’ONI). Les contrats de travail étaient signés avant le départ ou, en fait le plus souvent, après l’arrivée – c’était la norme jusqu’en 1974 , la régularisation se faisait systématiquement a posteriori. De ce fait, les « sans papiers » n’apparaissaient pas. Ajoutons à ces remarques que, pendant très longtemps, d’une part, l’immigration alternante de main d’œuvre prédominait, et que, d’autre part, la question de l’immigration familiale était largement occultée.
(4) Pour approfondir ces questions, le lecteur peut se reporter utilement aux trois volumes, publiés avec le soutien du Conseil de l’Europe, des séminaires « Psychiatrie, psychothérapie et culture(s) » organisés en 1992-93, 1993-94, 1994-95 par l’association Parole Sans Frontières (15, rue de Verdun, 67000 Strasbourg), animée par Pierre-Stanislas Lagarde, Bertrand Piret et Karim Khelil : 1 : Les passagers du Maghreb entre la clinique et la migration, 226 pages ; 2 : Le traumatisme et l’effroi. Aspects psychopathologiques du traumatisme, 228 pages ; 3 : Qu’est-ce que l’étranger ?, Strasbourg, 206 pages.
(5) Cf. Abdelmalek Sayad, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, De Boeck, Bruxelles, 1991, p. 109-144. Voir aussi du même auteur, disparu prématurément en 1998, La double absence. Des illusions de l’émigré aux souffrances de l’immigré, Seuil, 1999.
(6) Cf. Abdelmalek Sayad, « Les trois âges de l’émigration algérienne en France », Actes de la recherche en sciences sociales, 1977, n°15, p. 59-82. et du même auteur, L’immigration ou les paradoxes de l’altérité, op. cit.
(7) op. cit., p. 48.
(8) Enzo Traverso, Les juifs et l’Allemagne, La Découverte, Paris, 1992, p. 196-197.

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