Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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La ligne de bus
Récit de voyageCela commence bien avant la Serbie. À la frontière de l’Autriche et de la Hongrie, nous sortons nos passeports européens. Dans le bus, des voyageurs reviennent dans leur pays. Juste avant cette barrière, ils ont éteint leurs cigarettes, ils ont nettoyé leurs tablettes et rangé leurs sacs, certains se sont même recoiffés. Ils ont peur des complications administratives et se donnent du mal pour paraître civilisés et respectueux. Le douanier empile les documents, fait descendre tout le monde du bus et inspecte lentement chaque passeport et chaque visage. Le douanier ne regarde les nôtres que d’un œil distrait. Des passagers nous le font remarquer avec un sourire. Ils nous montrent l’imposant laissez-passer Shengen – doré, argenté, coloré – qui leur a permis de venir quelques temps en France.
La frontière est un bout de papier, elle est aussi peu et autant que ça. Elle est concrète et tout autant faillible qu’un mur, mais elle est imaginaire. En même temps que les vertes vallées autrichiennes, nous venons de quitter un espace protégé. Et à ce moment-là, avec notre passeport entre les doigts, alors même que nous ne nous reconnaissons pas dans cette image, nous représentons un monde qui se barricade progressivement. Personne ne nous le reproche puisque nous avons simplement de la chance. Et surtout ne nous plaignons pas, la complainte coupable et stupide du petit Européen n’amuse plus personne.
Les passagers du bus sont en majorité des musiciens classiques venant de Novi Sad, la ville principale de la province de la Vojvodine, au nord de la Serbie. Un jour, avant ce départ en bus, nous étions dans une salle de verre d’un petit complexe balnéaire, tous comme dans un aquarium. Ils répétaient pour un concert et dans le balancement de leurs archers, je voyais cette envie de se montrer au meilleur de soi, et que l’on n’entende plus que la musique, et surtout que l’on ne juge que la musique de ceux qui s’étaient sentis pris au piège de leur histoire. Un autre soir, nous les avons vus lors d’un buffet donné en leur honneur, fatigués d’avoir joué, comme absents à eux-mêmes et indifférents aux marques de sympathie octroyées par certains défenseurs de la Serbie, dont quelques uns qui louvoient à l’extrême droite et qui ont en tête la défense d’une Europe blanche, obligés d’accepter ce malentendu sans vraiment vouloir le dévoiler parce qu’au moins une porte s’était entrouverte pour faire entendre leur musique en dehors de chez eux. Après dix ans de guerre, la frontière est aussi dans ces malentendus, dans ces silences gênés, dans cette confusion et chacun sait qu’à travers eux on voit d’abord une entité collective. Ils savent qu’ils portent une part de l’opprobre.
Dans le bus, on vient
de passer près de trente heures dans un nuage de cigarettes, encastrés dans un fauteuil à regarder défiler le sud de la France, le nord de l’Italie et un bout de l’Autriche. La musique alterne entre un rock-disco balkanique lancinant à souhait et une reprise de Bach par Keith Jarret. Le chauffeur accepte parfois les demandes des musiciens. On se perd un peu dans la ligne des autoroutes, on s’arrête dans des décors de plastique colorés, on attend le moment de passer la première frontière puisque les nôtres se sont effacées.
Nous sommes l’objet d’une curiosité où se mêlent une affection naissante et un doute. Que voulons nous raconter en allant en Serbie maintenant ? Deux jeunes filles nous disent qu’elles se sentent sans cesse observées comme des rats de laboratoire anormaux que l’on vient disséquer pour savoir encore et toujours ce que cela leur fait d’avoir vécu la guerre dans ce camp-là, celui du bourreau. Et, par provocation, elles ajoutent que cela ne leur fait rien car elles sont encore plus normales que tout le monde justement parce qu’elles ont survécu à cela. Elles minaudent en demandant s’il s’agit d’évoquer leurs petites vies prises dans le grand tourment. Un compositeur avec qui l’on partage le cendrier dit qu’eux-mêmes ne comprennent pas vraiment ce qui s’est passé. D’autres parmi ceux que nous accompagnons supposent que nous irons d’abord chercher le pire, la noirceur de l’âme serbe et les sales réflexes de tribu. Comme s’il s’agissait d’en récolter une petite part chez chacun d’eux avant que leur ex-président ne soit jugé à La Haye, avant cette catharsis espérée et peut-être avant que tout ne soit oublié.
On évoquera plus tard des rêves de vie dans un pays comme le Danemark, imaginé en espace cotonneux où il ne se passe rien mais où l’on dispose de tout. Finie la fameuse hystérie balkanique, la propension à rester englué dans le passé, à vénérer des héros suicidaires, à répéter des mensonges qui deviennent vérités, à imaginer toujours la meilleure solution pour ne pas en sortir. Que vive l’ennui et un horizon historique définitivement plat. On pourrait enfin quitter la grandiloquence et la sentimentalité du peuple céleste et peut-être essayer de comprendre comment la fatalité n’est pas la seule responsable des horreurs. Il faudrait pour cela s’arracher à cette boue dans laquelle on ne semble que pouvoir s’agiter sans fin.
Tandis que le bus roule, on s’interroge sur l’écart existant entre la vie des gens et les événements et sur ce point intime qui relie chacun à la guerre. Ils essaient de s’en échapper et nous les y ramenons inévitablement par notre seule présence. Un passager nous dit qu’en traversant la frontière, nous subirons cinquante ans de communisme et dix ans de sanctions. Une autre nous demande ce que l’on peut lui reprocher à elle alors qu’elle s’est sentie prise au piège, sans aucune capacité d’influence puisque la majorité de son peuple avait voté pour un homme et qu’ensuite l’Occident a tout fait pour la rapprocher de Milosevic. Elle rajoutera que savoir qu’on la croit barbare quelque part dans le monde est pour elle insensé et incompréhensible. Une autre évoque en riant les dix kilos qu’elle a pris durant les bombardements à force de manger et de boire, par angoisse, dès que les sirènes retentissaient.
Nous imaginions avant que les bombardements de l’Otan avaient creusé une frontière particulière entre eux et nous, que l’on nous adresserait ce reproche. Mais on nous demande des explications pour savoir si nous, qui ne sommes pas le point de vue de la cible mais de l’expéditeur, nous avions compris. Et l’on se découvre au moins un point commun : le sentiment d’irréalité. Nous avons vu les mêmes départs d’avion et les mêmes reconstitutions imagées et malgré les impacts autour d’eux, ils ont l’impression que cela ne s’est pas produit, comme si le jeu et une forme particulière d’absurde l’avaient emporté en couronnement de dix ans de guerres balkaniques et pour eux dix ans de leur vie.
Dans cette introduction au voyage que représente le bus, nous faisons connaissance en douceur comme si rien ou presque ne s’était passé. Nous nous présentons, au point où nous en sommes, en entretenant l’illusion d’une virginité toujours possible. Dans ce pays où l’on a tué pour créer, déplacer ou grignoter des frontières physiques, nous pressentons que certaines frontières mentales seront infranchissables et ce malgré le changement de pouvoir, malgré la création de la commission « Vérité et réconciliation » et malgré la montée de cette « Autre Serbie » longtemps restée marginale. Et après ces dix ans, nous savons qu’il s’agira d’un voyage au cœur de la confusion.
Avant la frontière, en Hongrie, nous nous arrêtons encore sur l’immense parking d’un hypermarché où les Serbes viennent régulièrement acheter puisqu’il n’y en a pas de semblables chez eux. L’intérieur est propret, proche des nôtres, avec peut-être quelques odeurs plus fortes. Nous remarquons les jeunes cou-ples bien habillés qui devisent en poussant les caddies. Après les heures en bus, nous nous sentons pouil-leux.
Quelques heures plus tard, à la nuit tombante, nous y arrivons. Les services vétérinaires sont à l’avant-garde de la frontière, les voitures roulent sur des tapis désinfectants et l’on nous précise qu’il est formellement interdit d’importer des produits laitiers. En plein été 2001, la Serbie se protège de la fièvre aphteuse et de la maladie de la vache folle.
La frontière est un bout de papier, elle est aussi peu et autant que ça. Elle est concrète et tout autant faillible qu’un mur, mais elle est imaginaire. En même temps que les vertes vallées autrichiennes, nous venons de quitter un espace protégé. Et à ce moment-là, avec notre passeport entre les doigts, alors même que nous ne nous reconnaissons pas dans cette image, nous représentons un monde qui se barricade progressivement. Personne ne nous le reproche puisque nous avons simplement de la chance. Et surtout ne nous plaignons pas, la complainte coupable et stupide du petit Européen n’amuse plus personne.
Les passagers du bus sont en majorité des musiciens classiques venant de Novi Sad, la ville principale de la province de la Vojvodine, au nord de la Serbie. Un jour, avant ce départ en bus, nous étions dans une salle de verre d’un petit complexe balnéaire, tous comme dans un aquarium. Ils répétaient pour un concert et dans le balancement de leurs archers, je voyais cette envie de se montrer au meilleur de soi, et que l’on n’entende plus que la musique, et surtout que l’on ne juge que la musique de ceux qui s’étaient sentis pris au piège de leur histoire. Un autre soir, nous les avons vus lors d’un buffet donné en leur honneur, fatigués d’avoir joué, comme absents à eux-mêmes et indifférents aux marques de sympathie octroyées par certains défenseurs de la Serbie, dont quelques uns qui louvoient à l’extrême droite et qui ont en tête la défense d’une Europe blanche, obligés d’accepter ce malentendu sans vraiment vouloir le dévoiler parce qu’au moins une porte s’était entrouverte pour faire entendre leur musique en dehors de chez eux. Après dix ans de guerre, la frontière est aussi dans ces malentendus, dans ces silences gênés, dans cette confusion et chacun sait qu’à travers eux on voit d’abord une entité collective. Ils savent qu’ils portent une part de l’opprobre.
Dans le bus, on vient
de passer près de trente heures dans un nuage de cigarettes, encastrés dans un fauteuil à regarder défiler le sud de la France, le nord de l’Italie et un bout de l’Autriche. La musique alterne entre un rock-disco balkanique lancinant à souhait et une reprise de Bach par Keith Jarret. Le chauffeur accepte parfois les demandes des musiciens. On se perd un peu dans la ligne des autoroutes, on s’arrête dans des décors de plastique colorés, on attend le moment de passer la première frontière puisque les nôtres se sont effacées.
Nous sommes l’objet d’une curiosité où se mêlent une affection naissante et un doute. Que voulons nous raconter en allant en Serbie maintenant ? Deux jeunes filles nous disent qu’elles se sentent sans cesse observées comme des rats de laboratoire anormaux que l’on vient disséquer pour savoir encore et toujours ce que cela leur fait d’avoir vécu la guerre dans ce camp-là, celui du bourreau. Et, par provocation, elles ajoutent que cela ne leur fait rien car elles sont encore plus normales que tout le monde justement parce qu’elles ont survécu à cela. Elles minaudent en demandant s’il s’agit d’évoquer leurs petites vies prises dans le grand tourment. Un compositeur avec qui l’on partage le cendrier dit qu’eux-mêmes ne comprennent pas vraiment ce qui s’est passé. D’autres parmi ceux que nous accompagnons supposent que nous irons d’abord chercher le pire, la noirceur de l’âme serbe et les sales réflexes de tribu. Comme s’il s’agissait d’en récolter une petite part chez chacun d’eux avant que leur ex-président ne soit jugé à La Haye, avant cette catharsis espérée et peut-être avant que tout ne soit oublié.
On évoquera plus tard des rêves de vie dans un pays comme le Danemark, imaginé en espace cotonneux où il ne se passe rien mais où l’on dispose de tout. Finie la fameuse hystérie balkanique, la propension à rester englué dans le passé, à vénérer des héros suicidaires, à répéter des mensonges qui deviennent vérités, à imaginer toujours la meilleure solution pour ne pas en sortir. Que vive l’ennui et un horizon historique définitivement plat. On pourrait enfin quitter la grandiloquence et la sentimentalité du peuple céleste et peut-être essayer de comprendre comment la fatalité n’est pas la seule responsable des horreurs. Il faudrait pour cela s’arracher à cette boue dans laquelle on ne semble que pouvoir s’agiter sans fin.
Tandis que le bus roule, on s’interroge sur l’écart existant entre la vie des gens et les événements et sur ce point intime qui relie chacun à la guerre. Ils essaient de s’en échapper et nous les y ramenons inévitablement par notre seule présence. Un passager nous dit qu’en traversant la frontière, nous subirons cinquante ans de communisme et dix ans de sanctions. Une autre nous demande ce que l’on peut lui reprocher à elle alors qu’elle s’est sentie prise au piège, sans aucune capacité d’influence puisque la majorité de son peuple avait voté pour un homme et qu’ensuite l’Occident a tout fait pour la rapprocher de Milosevic. Elle rajoutera que savoir qu’on la croit barbare quelque part dans le monde est pour elle insensé et incompréhensible. Une autre évoque en riant les dix kilos qu’elle a pris durant les bombardements à force de manger et de boire, par angoisse, dès que les sirènes retentissaient.
Nous imaginions avant que les bombardements de l’Otan avaient creusé une frontière particulière entre eux et nous, que l’on nous adresserait ce reproche. Mais on nous demande des explications pour savoir si nous, qui ne sommes pas le point de vue de la cible mais de l’expéditeur, nous avions compris. Et l’on se découvre au moins un point commun : le sentiment d’irréalité. Nous avons vu les mêmes départs d’avion et les mêmes reconstitutions imagées et malgré les impacts autour d’eux, ils ont l’impression que cela ne s’est pas produit, comme si le jeu et une forme particulière d’absurde l’avaient emporté en couronnement de dix ans de guerres balkaniques et pour eux dix ans de leur vie.
Dans cette introduction au voyage que représente le bus, nous faisons connaissance en douceur comme si rien ou presque ne s’était passé. Nous nous présentons, au point où nous en sommes, en entretenant l’illusion d’une virginité toujours possible. Dans ce pays où l’on a tué pour créer, déplacer ou grignoter des frontières physiques, nous pressentons que certaines frontières mentales seront infranchissables et ce malgré le changement de pouvoir, malgré la création de la commission « Vérité et réconciliation » et malgré la montée de cette « Autre Serbie » longtemps restée marginale. Et après ces dix ans, nous savons qu’il s’agira d’un voyage au cœur de la confusion.
Avant la frontière, en Hongrie, nous nous arrêtons encore sur l’immense parking d’un hypermarché où les Serbes viennent régulièrement acheter puisqu’il n’y en a pas de semblables chez eux. L’intérieur est propret, proche des nôtres, avec peut-être quelques odeurs plus fortes. Nous remarquons les jeunes cou-ples bien habillés qui devisent en poussant les caddies. Après les heures en bus, nous nous sentons pouil-leux.
Quelques heures plus tard, à la nuit tombante, nous y arrivons. Les services vétérinaires sont à l’avant-garde de la frontière, les voitures roulent sur des tapis désinfectants et l’on nous précise qu’il est formellement interdit d’importer des produits laitiers. En plein été 2001, la Serbie se protège de la fièvre aphteuse et de la maladie de la vache folle.
Illustration David Prudhomme*
* Christophe Dabitch et David Prudhomme préparent un carnet de voyage en Serbie à paraître aux éditions Autrement en 2002.
* Christophe Dabitch et David Prudhomme préparent un carnet de voyage en Serbie à paraître aux éditions Autrement en 2002.