Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
par Gilles Mangard
Imprimer l'articleCheckpoint Charlie, attention vous quittez le secteur galactique !
Ils étaient assis dans des fauteuils flottants, le système d’ionisation porteuse réglé au minimum. L’espace de cinq centimètres était suffisant pour assurer le moelleux nécessaire. Peu importe, la situation si inconfortable dans laquelle ils évoluaient les éloignait de tout concept anesthésiant. La tentative de franchissement télépathique était si forte et si dangereuse qu’ils auraient bien pu s’asseoir sur du Bauhaus du millénaire antérieur ; cela n’aurait pas fait une grosse différence.
Il but une gorgée d’alcool de synthèse et sentit immédiatement l’effet relaxant musculaire. Il lui restait quand même une légère contracture cervicale. La voie de passage du cerveau au corps n’était pas encore libre.
- Tu crois que nous aurons le contact ? demanda-t-elle.
- Normalement oui. S’ils n’ont pas bloqué les systèmes de communication holographiques. Mais pourquoi l’auraient-ils fait ? À l’heure où ils s’apprêtent à annuler les frontières, ça paraîtrait ridicule. Quand je pense que nos ancêtres se battaient contre le concept de frontière. Au nom de ce vieil idéal : « Prolétaires de tout pays, unissez-vous ! ». Tu parles !
- Mais c’était avant l’ère du microprocesseur, précisa-t-elle. Nos ancêtres vivaient dans un autre monde, un autre temps. Que pouvaient-ils prévoir ?
Elle se tut un instant puis reprit, d’une voix hésitante :
- S’il n’y avait pas eu cet attentat, tu crois que nous en serions là ?
- Je ne sais pas, avoua-t-il. Peut-être pas tout de suite mais je pense que cette idée était déjà en gestation depuis longtemps au Centre de Régulation Pan-Galactique. La destruction de l’Entité 1 a simplement mis les dirigeants en face de leur responsabilité. Le risque de guerre était soudain trop grand avec peu d’espoir d’y trouver un vainqueur acceptable. L’uniformi-sation est la seule réponse qu’ils ont trouvée à l’instabilité polyculturelle. Plus de frontières et hop, plus de culture.
- Ça ne peut pas être aussi simple.
- Bien sûr que non. Mais l’essentiel est qu’ils arrivent à le croire.
Elle ferma les yeux, oublia une nanoseconde la tension. Elle se concentra sur cette idée : il s’appelle North 264, c’est lui que je veux. Maintenant. Ensuite, il y aura le travail à faire.
Sauvegarder la frontière.
Son nom à elle, du plus loin qu’elle s’en souvenait, c’était Rob 94. Elle n’aimait pas. Un peu trop rude. Trop sombre. Pourtant, cela s’harmonisait si bien avec ses cheveux longs aile de corbeau, ses yeux noirs, son visage triangulaire et son menton volontaire. Elle avait qua-rante deux cycles, juste l’âge de la majorité citoyenne. Depuis deux dixièmes, elle faisait partie du groupe d’intervention Kappa. North le dirigeait, Pag s’étant fait descendre lors d’une manif anti-globalisation. Dans l’appartement de North, ils attendaient le contact.
La lumière s’éteignit. Ils se détendirent. Approche holographe. Tout allait bien.
D’abord il n’y eut qu’une masse floue au milieu du salon. Puis le corps épais du messager se matérialisa. Enfin la tête. Longue, fine, avec les yeux métal des habitants de Sigmund 3. North tapa le code d’accès sur son dateur de poignet. La lumière revint.
- Mes amis, déclara l’artefact tridimensionnel, le moment est venu. La réunion inter-réseau se termine. Nous confirmons l’ordre d’action. Dans quatre millièmes vous rejoindrez l’unité 90 à la frontière ouest. Le capteur d’interception a été neutralisé par nos agents sur place. Vous n’aurez aucun problème pour pénétrer dans la salle de contrôle. Les inducteurs télépathiques et les générateurs de puissance seront opérationnels. Ensuite, vous savez. Il faudra tenir. À cet instant, des milliers de groupes identiques au vôtre feront de même dans toute la galaxie. Nous espérons ainsi mettre le Centre de Régulation devant une situation totalement inédite. Continuer le plan d’uniformisation et de libéralisation entamé au risque d’un conflit immédiat ou abandonner l’idée globalisante et reprendre les négociations, planète par planète pour une meilleure régulation, dans le respect des cultures, en acceptant de débattre de notre projet de partage des richesses. Pour être franc, nos évaluateurs situationnistes n’ont pas de certitudes quant à l’avenir immédiat de notre action. Les paramètres à prendre en compte sont trop nombreux pour permettre une analyse projective précise. Et c’est la première fois que la galaxie se trouve confrontée à une telle possibilité de déséquilibre. Mais nous sommes certains d’une chose : si nous acceptons la suppression des frontières, nous pouvons dire adieu à notre espoir d’un monde plus solidaire. Alors, bonne chance à tous.
De nouveau, la lumière vacilla à cause de l’échange énergétique et l’hologramme disparut. Ils se retrouvèrent seuls. L’un face à l’autre. Il sourit.
- On dirait que c’est parti, Rob.
Il l’appelait pour la première fois par son prénom.
- On dirait que c’est parti, North.
Elle rit. Trop de tension jusqu’à présent. Elle se laissa aller enfin. Elle n’osait pas encore le regarder, fixait le panneau d’art mobile sur le mur. Les couleurs et les formes s’y organisaient sur un mode choisi. Il pouvait être aléatoire (c’est ce qu’on trouvait dans la plupart des appartements). Les modèles plus perfectionnés permettaient le fonctionnement en mode influençable. Le panneau s’organisait alors en fonction des événements, des vibrations, des différences de température analysées dans la pièce. Seul le propriétaire savait comment il avait réglé son tableau. Outre ses compétences en régulation sociale et ses capacités télépathiques de haut niveau, North avait, quelques cycles auparavant, inventé ce système issu d’une réflexion sur l’interactivité dans l’art. Rob regardait les mouvements, tentant de capter l’émotion qu’exprimait la structure en perpétuelle re-création. Ce qu’elle y voyait lui fit comprendre sur quel mode il fonctionnait. Quelque chose de naturellement sensuel, de très sombre en même temps s’y devinait.
Il surprit son regard.
- Étrange, non ?
North la sentit impressionnée. Il était un peu plus âgé qu’elle. Et il avait déjà vécu avec une femme quelques cycles. Ça n’avait pas marché. Personne n’avait vraiment compris pourquoi ; ils semblaient tellement amoureux. North restait secret lorsqu’on évoquait le sujet. La séparation l’avait vieilli. Délaissant ses fonctions de régulateur social, il s’était investi dans l’action anti-globalisation. Quarante êtres humains dépendaient de lui. Il dirigeait le groupe Kappa, un commando spécialisé dans la dérégulation télépathique, un travail qui nécessitait une certaine aptitude à la dinguerie sélective. Rob avait été repérée lors d’un stage de formation des jeunes régulatrices. North avait perçu immédiatement l’ampleur de ses capacités. Il l’avait convoquée, prétextant une vague proposition de travail. En fait, il l’avait testée sous l’angle cortico-thalamique. Il ne s’était pas trompé. Elle était delta-sensible +++. Elle n’avait vu aucune objection à entrer dans le groupe.
Voilà.
Il y avait autre chose, bien sûr ; une attirance que North concevait avec difficulté. Dans cette affaire de corps, il se sentait beaucoup moins expérimenté.
Dans quatre millièmes tout se joue. Maintenant décida-t-elle. Elle allongea ses jambes et étira ses bras, paumes croisées, vers le plafond. Elle se sentit soudain infinie. North restait paralysé.
- C’est pour bientôt. J’ai peut-être le droit de boire quelque chose.
- Pardon, Rob. Bien sûr. Je te sers quoi ?
- Un truc avec des épices. J’aime les épices.
- J’ai un alcool de synthèse au cumin, proposa-t-il.
- Ça ira.
- Je ne te le fais pas trop fort.
- Fais le fort, North. Après... Nous ne savons pas.
- Non. Nous ne savons pas.
Elle essaya de penser « après ». Elle ne vit rien. Alors c’était vraiment maintenant.
North tapotait sur son bar à cocktail. Il essaya de penser « après ». Il ne vit rien. Il posa son front contre le percolateur, se sentit découragé. Tout ça pour rien. Le moyen de faire autrement ? Et elle ? Il ressentait ce désir qu’il connaissait bien. Sa femme s’en était longtemps servi avant qu’il ne comprenne. Et s’il en était autrement cette fois ? Et pourquoi en serait-il autrement ?
Pendant que la machine composait le mélange, il la regarda de nouveau. Il fut surpris, encore une fois, par la violence de ses propres sentiments contradictoires. Rob semblait parfaitement libre et étirée entre le ciel et l’enfer. Magnifiquement belle et offerte. Et parfaitement rebelle. Il voulut mourir là. Il avait peur, pour la première fois depuis longtemps ; peur du masque qu’il devait ôter, là, tout de suite, peur de l’infini. Peur de ce probable improbable, peur du plaisir et de la souffrance qui est sa compagne, peur de son sexe, peur de son corps. Peur de sa vie.
Il tremblait un peu. Il faut arrêter l’alcool, fils. Mais qu’est-ce que ça peut bien faire à l’heure qu’il est. Il sentit une larme couler. Fils de pute, tu pleures, salopard. Vas-y, crève et qu’on n’en parle plus. Ben non, tu ne crèves pas. Alors tu lui sers son mélange et tu la baises. Merde ! C’est pas compliqué. Pourquoi es-tu programmé, mec ! Tu plonges ton regard dans le sombre de ses yeux et après, tu sais...
Il lui porta la coupe phosphorescente. Elle souriait, comme absente.
- Merci. Et toi, tu ne bois rien ?
- Non, je n’en ai plus besoin.
Debout devant elle, il avait toujours la coupe dans la main droite. Elle posa les siennes autour. Très doucement, puis ferma les yeux. Ils restèrent ainsi quelques secondes. Il se sentit vieux tout à coup. Il entendait son cœur battre, accélérer la cadence et son diaphragme se relâcher. Enfin.
- J’ai vraiment envie de le boire, tu sais.
- Excuse-moi.
- Lui prenant toujours la main, elle approcha la coupe de ses lèvres, but quelques gouttes du cocktail subtilement dosé, embrassa le bout d’un doigt. Il avait oublié depuis longtemps la simple beauté de la tendresse ; ce geste le fit frissonner.
Tout d’un coup, elle se tenait devant lui. La coupe avait disparu. Rob se plaqua corps contre corps. Il n’y avait plus rien que la nuit. Elle posa sa tête sur son épaule. Le contact de ses cheveux contre sa joue le fit exploser. Ses bras restaient pendants. Inscrits dans une passivité illusoire. Elle augmenta la pression. De ses bras tentaculaires, elle le ramenait vers la vie.
Il cria.
- Arrête !
Mais ne bougea pas.
- Pourquoi arrêter, North ? Pourquoi ? Merde ! Viens ! Cette nuit, on va la franchir, cette putain de frontière. Viens, North ! Viens !
Ses yeux brillaient. Elle lui mordait les lèvres. Il posa la main sur ses hanches et elle s’imprima en lui.
- Nous n’avons plus beaucoup de temps.
- Tout le temps qu’il faut, North. Nous avons la fuite. Nous avons nous. Nous avons nos âmes et nos corps, notre désir, nos sexes. Nous avons notre déterminisme, notre volonté et la mort qui nous attend. Et nous avons le rien. Le rien, tu comprends. L’inutile. Nous avons tout ça et maintenant nous allons faire l’amour.
Une partie de sa vie revint à lui lorsqu’il entra en elle. Dans le même temps, il fut surpris de la nouveauté. Autre chose. Une boule de plaisir métaphysique se concentra autour de son sexe. Les hanches de Rob accompagnaient le mouvement. Rien de mécanique. Plutôt quelque chose d’anormalement normal, de subtilement naturel, de merveilleusement délicieux.
Il y eut un soleil, elle posa sa tête sur sa poitrine. Il respirait vite. Elle aussi. Il lui caressa les cheveux.
La souffrance, de nouveau, prévisible.
- Rob, Rob...
- Oui, mon chéri. Je suis là. Tu trembles encore.
- Dans quelques millièmes...
- Nous y allons. Il faut la garder, notre frontière. Le groupe Kappa tiendra sa place.
- Et nous ?
- Tu sais bien. Tu as pensé comme moi à « après ».
- Oui.
- C’était bien, North. Vraiment bien. Mais je le savais d’avance.
- Rob...
- Tais-toi. Les hommes ne savent pas parler d’avenir. Laisse le futur aux dames, monsieur le chef télépathe.
- Tu as raison. Mais c’est trop tard.
- Non, ce n’est pas trop tard, soupira-t-elle. Viens plus près. Tu es à l’autre bout du monde.
- Tu crois que c’est bien raisonnable ?
- Qui te parle de raison ?
Elle s’enroula autour de lui, effaçant en une seconde les limites de l’univers.
Il but une gorgée d’alcool de synthèse et sentit immédiatement l’effet relaxant musculaire. Il lui restait quand même une légère contracture cervicale. La voie de passage du cerveau au corps n’était pas encore libre.
- Tu crois que nous aurons le contact ? demanda-t-elle.
- Normalement oui. S’ils n’ont pas bloqué les systèmes de communication holographiques. Mais pourquoi l’auraient-ils fait ? À l’heure où ils s’apprêtent à annuler les frontières, ça paraîtrait ridicule. Quand je pense que nos ancêtres se battaient contre le concept de frontière. Au nom de ce vieil idéal : « Prolétaires de tout pays, unissez-vous ! ». Tu parles !
- Mais c’était avant l’ère du microprocesseur, précisa-t-elle. Nos ancêtres vivaient dans un autre monde, un autre temps. Que pouvaient-ils prévoir ?
Elle se tut un instant puis reprit, d’une voix hésitante :
- S’il n’y avait pas eu cet attentat, tu crois que nous en serions là ?
- Je ne sais pas, avoua-t-il. Peut-être pas tout de suite mais je pense que cette idée était déjà en gestation depuis longtemps au Centre de Régulation Pan-Galactique. La destruction de l’Entité 1 a simplement mis les dirigeants en face de leur responsabilité. Le risque de guerre était soudain trop grand avec peu d’espoir d’y trouver un vainqueur acceptable. L’uniformi-sation est la seule réponse qu’ils ont trouvée à l’instabilité polyculturelle. Plus de frontières et hop, plus de culture.
- Ça ne peut pas être aussi simple.
- Bien sûr que non. Mais l’essentiel est qu’ils arrivent à le croire.
Elle ferma les yeux, oublia une nanoseconde la tension. Elle se concentra sur cette idée : il s’appelle North 264, c’est lui que je veux. Maintenant. Ensuite, il y aura le travail à faire.
Sauvegarder la frontière.
Son nom à elle, du plus loin qu’elle s’en souvenait, c’était Rob 94. Elle n’aimait pas. Un peu trop rude. Trop sombre. Pourtant, cela s’harmonisait si bien avec ses cheveux longs aile de corbeau, ses yeux noirs, son visage triangulaire et son menton volontaire. Elle avait qua-rante deux cycles, juste l’âge de la majorité citoyenne. Depuis deux dixièmes, elle faisait partie du groupe d’intervention Kappa. North le dirigeait, Pag s’étant fait descendre lors d’une manif anti-globalisation. Dans l’appartement de North, ils attendaient le contact.
La lumière s’éteignit. Ils se détendirent. Approche holographe. Tout allait bien.
D’abord il n’y eut qu’une masse floue au milieu du salon. Puis le corps épais du messager se matérialisa. Enfin la tête. Longue, fine, avec les yeux métal des habitants de Sigmund 3. North tapa le code d’accès sur son dateur de poignet. La lumière revint.
- Mes amis, déclara l’artefact tridimensionnel, le moment est venu. La réunion inter-réseau se termine. Nous confirmons l’ordre d’action. Dans quatre millièmes vous rejoindrez l’unité 90 à la frontière ouest. Le capteur d’interception a été neutralisé par nos agents sur place. Vous n’aurez aucun problème pour pénétrer dans la salle de contrôle. Les inducteurs télépathiques et les générateurs de puissance seront opérationnels. Ensuite, vous savez. Il faudra tenir. À cet instant, des milliers de groupes identiques au vôtre feront de même dans toute la galaxie. Nous espérons ainsi mettre le Centre de Régulation devant une situation totalement inédite. Continuer le plan d’uniformisation et de libéralisation entamé au risque d’un conflit immédiat ou abandonner l’idée globalisante et reprendre les négociations, planète par planète pour une meilleure régulation, dans le respect des cultures, en acceptant de débattre de notre projet de partage des richesses. Pour être franc, nos évaluateurs situationnistes n’ont pas de certitudes quant à l’avenir immédiat de notre action. Les paramètres à prendre en compte sont trop nombreux pour permettre une analyse projective précise. Et c’est la première fois que la galaxie se trouve confrontée à une telle possibilité de déséquilibre. Mais nous sommes certains d’une chose : si nous acceptons la suppression des frontières, nous pouvons dire adieu à notre espoir d’un monde plus solidaire. Alors, bonne chance à tous.
De nouveau, la lumière vacilla à cause de l’échange énergétique et l’hologramme disparut. Ils se retrouvèrent seuls. L’un face à l’autre. Il sourit.
- On dirait que c’est parti, Rob.
Il l’appelait pour la première fois par son prénom.
- On dirait que c’est parti, North.
Elle rit. Trop de tension jusqu’à présent. Elle se laissa aller enfin. Elle n’osait pas encore le regarder, fixait le panneau d’art mobile sur le mur. Les couleurs et les formes s’y organisaient sur un mode choisi. Il pouvait être aléatoire (c’est ce qu’on trouvait dans la plupart des appartements). Les modèles plus perfectionnés permettaient le fonctionnement en mode influençable. Le panneau s’organisait alors en fonction des événements, des vibrations, des différences de température analysées dans la pièce. Seul le propriétaire savait comment il avait réglé son tableau. Outre ses compétences en régulation sociale et ses capacités télépathiques de haut niveau, North avait, quelques cycles auparavant, inventé ce système issu d’une réflexion sur l’interactivité dans l’art. Rob regardait les mouvements, tentant de capter l’émotion qu’exprimait la structure en perpétuelle re-création. Ce qu’elle y voyait lui fit comprendre sur quel mode il fonctionnait. Quelque chose de naturellement sensuel, de très sombre en même temps s’y devinait.
Il surprit son regard.
- Étrange, non ?
North la sentit impressionnée. Il était un peu plus âgé qu’elle. Et il avait déjà vécu avec une femme quelques cycles. Ça n’avait pas marché. Personne n’avait vraiment compris pourquoi ; ils semblaient tellement amoureux. North restait secret lorsqu’on évoquait le sujet. La séparation l’avait vieilli. Délaissant ses fonctions de régulateur social, il s’était investi dans l’action anti-globalisation. Quarante êtres humains dépendaient de lui. Il dirigeait le groupe Kappa, un commando spécialisé dans la dérégulation télépathique, un travail qui nécessitait une certaine aptitude à la dinguerie sélective. Rob avait été repérée lors d’un stage de formation des jeunes régulatrices. North avait perçu immédiatement l’ampleur de ses capacités. Il l’avait convoquée, prétextant une vague proposition de travail. En fait, il l’avait testée sous l’angle cortico-thalamique. Il ne s’était pas trompé. Elle était delta-sensible +++. Elle n’avait vu aucune objection à entrer dans le groupe.
Voilà.
Il y avait autre chose, bien sûr ; une attirance que North concevait avec difficulté. Dans cette affaire de corps, il se sentait beaucoup moins expérimenté.
Dans quatre millièmes tout se joue. Maintenant décida-t-elle. Elle allongea ses jambes et étira ses bras, paumes croisées, vers le plafond. Elle se sentit soudain infinie. North restait paralysé.
- C’est pour bientôt. J’ai peut-être le droit de boire quelque chose.
- Pardon, Rob. Bien sûr. Je te sers quoi ?
- Un truc avec des épices. J’aime les épices.
- J’ai un alcool de synthèse au cumin, proposa-t-il.
- Ça ira.
- Je ne te le fais pas trop fort.
- Fais le fort, North. Après... Nous ne savons pas.
- Non. Nous ne savons pas.
Elle essaya de penser « après ». Elle ne vit rien. Alors c’était vraiment maintenant.
North tapotait sur son bar à cocktail. Il essaya de penser « après ». Il ne vit rien. Il posa son front contre le percolateur, se sentit découragé. Tout ça pour rien. Le moyen de faire autrement ? Et elle ? Il ressentait ce désir qu’il connaissait bien. Sa femme s’en était longtemps servi avant qu’il ne comprenne. Et s’il en était autrement cette fois ? Et pourquoi en serait-il autrement ?
Pendant que la machine composait le mélange, il la regarda de nouveau. Il fut surpris, encore une fois, par la violence de ses propres sentiments contradictoires. Rob semblait parfaitement libre et étirée entre le ciel et l’enfer. Magnifiquement belle et offerte. Et parfaitement rebelle. Il voulut mourir là. Il avait peur, pour la première fois depuis longtemps ; peur du masque qu’il devait ôter, là, tout de suite, peur de l’infini. Peur de ce probable improbable, peur du plaisir et de la souffrance qui est sa compagne, peur de son sexe, peur de son corps. Peur de sa vie.
Il tremblait un peu. Il faut arrêter l’alcool, fils. Mais qu’est-ce que ça peut bien faire à l’heure qu’il est. Il sentit une larme couler. Fils de pute, tu pleures, salopard. Vas-y, crève et qu’on n’en parle plus. Ben non, tu ne crèves pas. Alors tu lui sers son mélange et tu la baises. Merde ! C’est pas compliqué. Pourquoi es-tu programmé, mec ! Tu plonges ton regard dans le sombre de ses yeux et après, tu sais...
Il lui porta la coupe phosphorescente. Elle souriait, comme absente.
- Merci. Et toi, tu ne bois rien ?
- Non, je n’en ai plus besoin.
Debout devant elle, il avait toujours la coupe dans la main droite. Elle posa les siennes autour. Très doucement, puis ferma les yeux. Ils restèrent ainsi quelques secondes. Il se sentit vieux tout à coup. Il entendait son cœur battre, accélérer la cadence et son diaphragme se relâcher. Enfin.
- J’ai vraiment envie de le boire, tu sais.
- Excuse-moi.
- Lui prenant toujours la main, elle approcha la coupe de ses lèvres, but quelques gouttes du cocktail subtilement dosé, embrassa le bout d’un doigt. Il avait oublié depuis longtemps la simple beauté de la tendresse ; ce geste le fit frissonner.
Tout d’un coup, elle se tenait devant lui. La coupe avait disparu. Rob se plaqua corps contre corps. Il n’y avait plus rien que la nuit. Elle posa sa tête sur son épaule. Le contact de ses cheveux contre sa joue le fit exploser. Ses bras restaient pendants. Inscrits dans une passivité illusoire. Elle augmenta la pression. De ses bras tentaculaires, elle le ramenait vers la vie.
Il cria.
- Arrête !
Mais ne bougea pas.
- Pourquoi arrêter, North ? Pourquoi ? Merde ! Viens ! Cette nuit, on va la franchir, cette putain de frontière. Viens, North ! Viens !
Ses yeux brillaient. Elle lui mordait les lèvres. Il posa la main sur ses hanches et elle s’imprima en lui.
- Nous n’avons plus beaucoup de temps.
- Tout le temps qu’il faut, North. Nous avons la fuite. Nous avons nous. Nous avons nos âmes et nos corps, notre désir, nos sexes. Nous avons notre déterminisme, notre volonté et la mort qui nous attend. Et nous avons le rien. Le rien, tu comprends. L’inutile. Nous avons tout ça et maintenant nous allons faire l’amour.
Une partie de sa vie revint à lui lorsqu’il entra en elle. Dans le même temps, il fut surpris de la nouveauté. Autre chose. Une boule de plaisir métaphysique se concentra autour de son sexe. Les hanches de Rob accompagnaient le mouvement. Rien de mécanique. Plutôt quelque chose d’anormalement normal, de subtilement naturel, de merveilleusement délicieux.
Il y eut un soleil, elle posa sa tête sur sa poitrine. Il respirait vite. Elle aussi. Il lui caressa les cheveux.
La souffrance, de nouveau, prévisible.
- Rob, Rob...
- Oui, mon chéri. Je suis là. Tu trembles encore.
- Dans quelques millièmes...
- Nous y allons. Il faut la garder, notre frontière. Le groupe Kappa tiendra sa place.
- Et nous ?
- Tu sais bien. Tu as pensé comme moi à « après ».
- Oui.
- C’était bien, North. Vraiment bien. Mais je le savais d’avance.
- Rob...
- Tais-toi. Les hommes ne savent pas parler d’avenir. Laisse le futur aux dames, monsieur le chef télépathe.
- Tu as raison. Mais c’est trop tard.
- Non, ce n’est pas trop tard, soupira-t-elle. Viens plus près. Tu es à l’autre bout du monde.
- Tu crois que c’est bien raisonnable ?
- Qui te parle de raison ?
Elle s’enroula autour de lui, effaçant en une seconde les limites de l’univers.