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Sortie du DVD de Notre Monde

Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas Lacoste
Rassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
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L’emploi du temps


« Après son licenciement, Vincent, consultant en entreprise, s’invente un nouvel emploi à Genève. Contraint non seulement de trouver coûte que coûte de l’argent, mais aussi d’étayer chaque jour davantage la

fiction de son emploi, Vincent tombe dans son propre piège. Mentir à son entourage devient alors une occupation à plein temps » indique Laurent Cantet. Rencontre avec le réalisateur de L’Emploi du temps qui a obtenu avec ce film le Lion de l’année, « Cinema del presente », au

dernier festival de Venise.




A l’origine de L’Emploi du temps, il y a un fait divers : l’affaire Romand. Pourtant, votre film n’en est pas l’adaptation. Quelle a été votre démarche ?

Laurent Cantet : Avec Robin Campillo, co-scénariste et monteur du film, nous sommes simplement partis du souvenir que nous avions du fait divers plutôt que de nous lancer dans une enquête minutieuse. Curieusement, nous avions évacué tout ce qui a fait que cette histoire est devenue précisément un fait divers, à savoir les meurtres. Nous étions surtout intéressés par la double vie de Jean-Claude Romand et par tout ce qu’elle pouvait nous laisser imaginer du personnage. Vincent (interprété par Aurélien Recoing) est sans doute beaucoup plus banal, beaucoup plus proche de nous que ne l’est Romand. De fait, cet écart de perspective ne prétend pas révéler la vérité du fait divers réel, ni même en rendre compte.

En revanche, le personnage de Vincent s’est nourri de la duplicité de Jean-Claude Romand, de sa capacité ahurissante à assumer une double vie. Mais nous tenions à évacuer la dimension « monstrueuse » du meurtrier, à gommer l’aspect pathologique du personnage. Nous voulions que Vincent soit d’une banalité déconcertante au premier abord. Une banalité qui soit partageable, mais que nous souhaitions pourtant inquiétante. Un homme à première vue transparent qui se fond toujours impeccablement avec le milieu dans lequel il évolue. Un caméléon. Qu’il soit dans un bar de routiers ou dans les locaux de l’ONU, on ne le remarque pas. Il lui suffit d’endosser son costume de cadre pour en avoir aussitôt tous les traits, puis, dans le plan suivant de se retrouver en famille pour être de toute évidence un père idéal, un mari amoureux.



Ce côté caméléon est assez terrifiant. C’est comme un gouffre où il se

dissoudrait…

Moi, cela me paraît plutôt assez sédui-sant ! La force de Vincent, c’est une force d’inertie. Il se laisse porter par son environnement et, en même temps, c’est quelqu’un qui agit tout le temps. Il ne cesse en fait de répondre aux sollicitations de ses proches. Il navigue à vue. En cela, il est d’ailleurs plus séducteur que séduisant. Et puis nous avions envie de créer un personnage à la fois attachant et totalement opaque. Le pari était alors de réussir à l’accompagner malgré tout, d’être avec lui, d’endosser son point de vue sur le monde. De toute façon, le sentiment d’imposture, c’est-à-dire d’avoir usurpé sa place, me paraît être une expérience que chacun a vécue un jour ou l’autre.



Vous éprouvez une certaine affection pour lui ?

Nous avions de Vincent l’image d’un héros plutôt positif, un personnage radical malgré lui mais qui, à partir d’un moment d’absence, ayant abouti à son licenciement, décide de mener une vie différente et qui va tout mettre en œuvre pour y parvenir. Le film peut être vu comme une vaste tentative d’évasion. Mais il s’agit là d’une évasion extrêmement ambiguë, car Vincent, en réalité, ne souhaite pas changer de vie. Il veut seulement s’affranchir de toute capture économique et sociale.

Le film pose une question simple : comment échapper à tout ce que l’on a construit ? Vincent s’invente une vie truquée afin de résoudre ce problème. Faire semblant est souvent lié à la trahison, par contre ici, il s’agit pour lui de se retrouver, quitte à ce que ce soit à travers une mystification. C’est cette stratégie d’évasion qui motive tous ses actes et qui me le rend sympathique.

En fait, tout l’enjeu du film, depuis l’écriture jusqu’au montage, a été d’endosser cette subjectivité double qui fait de Vincent un menteur sincère, un comédien de sa propre vie. À ce sujet, une scène me revient à l’esprit. Celle où Vincent doit défendre son emploi supposé au sein de l’ONU, face à son père qui lui, reste très sceptique quant à l’efficacité des institutions internationales. Vincent est en train de mentir, mais il est sincèrement blessé par les critiques avancées par son père. Comme s’il était réellement mis en cause alors que ce qui est mis en cause en fait n’est que son talent de scénariste et d’acteur.

Cette scène révèle aussi chez Vincent un sentiment d’impuissance politique. Il y a chez lui un profond désir de faire partie des « puissants » de ce monde. C’est sans doute pour cela qu’il s’invente un poste à l’ONU. D’ailleurs, lorsqu’il traverse les couloirs de l’organisme international, il semble se mouvoir dans un rêve. Il veut faire partie de ce monde feutré où se décide – selon lui – l’avenir de la planète. C’est pourquoi le cynisme somme toute très trivial de son père (« on ne peut rien changer à la situation africaine… »), le vexe. Il se rend compte que ce cynisme n’est que l’envers de sa propre impuissance.



Dans Ressources humaines, vous filmiez le monde du travail. Ici, vous filmez aussi l’utopie d’un monde sans travail…

Oui. En fait, c’est un peu la suite de Ressources humaines, Vincent est peut-être le grand frère de Frank. Comme lui, il cherche sa place sans parvenir à la trouver. Une place qui ne lui soit pas assignée par son milieu et par les études qu’il a pu suivre. Une place dans laquelle il pourrait se reconnaître intimement. Mais à la différence de Frank, il opte pour une place intenable, à mi-chemin entre une reconnaissance sociale bourgeoise et rassurante dont il ne souhaite pas s’affranchir (sa famille, le travail, l’argent), et un univers plus trouble (oisiveté, arnaque, trafics divers). Entre ces deux pôles, il croit pouvoir inventer une stabilité qui s’avère impossible. Il se construit une vie qui correspond à ses aspirations les plus intimes, et fait tout ce qu’il faut pour que les autres l’acceptent.

Par ailleurs, je ne suis pas tout à fait sûr que la vie de Vincent échappe au travail. Paradoxalement, s’inventer une vie idéale constitue pour lui un véritable travail à plein temps. Tout le long du film, on le voit se débattre face aux autres, travailler son scénario, étudier des textes techniques concernant son travail fictif. C’est dément comme effort ! En réalité, ce n’est pas le travail que Vincent refuse : c’est l’effort monnayable, l’effort imposé, le côté « donnant donnant » du salariat. Il y a finalement beaucoup d’orgueil et d’ambition chez Vincent. Ce n’est pas une victime que l’on prend en pitié...



Pour arriver à ses fins, il n’hésite pas à s’engager sur des voies pour le moins troubles.

Il y a certainement chez lui une vraie attirance pour la clandestinité. Et un goût pour la fiction. Il prend un grand plaisir à aller vers un scénario « de genre ». Le personnage qu’il s’invente en ressort grandi et n’en est évidemment que plus séduisant. L’arnaque est une activité intellectuellement brillante, et pendant au moins un temps, cela lui procure le sentiment de vivre quelque chose d’intense. Par ailleurs, il y a une vraie prise de risque de sa part, une radicalité, qui, d’un point de vue scénaristique (pour lui comme pour nous) s’est vite avérée très tonifiante. Je me rappelle comment, dès lors que le personnage de Jean-Michel (Serge Livrozet) est apparu, nous avons eu le sentiment d’avoir trouvé le film. La fiction s’est imposée. Sans chercher à faire un thriller, nous avions trouvé une dynamique totalement fictionnelle.



Alors qui est Jean-Michel ?

Jean-Michel est la seule personne avec qui Vincent se reconnaît une communauté de destin. C’est un arnaqueur, qui lui, semble avoir trouvé sa place. Il se prend d’affection pour Vincent et veut l’aider à vivre comme il l’entend. C’est d’ailleurs la seule personne à qui Vincent va se livrer, et raconter son histoire. Sans doute parce qu’il est le seul à pouvoir la comprendre et l’accepter avec la légèreté dont Vincent à besoin. Sans aucun jugement moral ou affectif.

Petit à petit, avec l’aide de Jean-Michel, Vincent va éprouver une vraie délivrance dans sa vie cachée, un plaisir authentique, même s’il n’est que passager. Une amitié naît entre les deux hommes. Un véritable couple se constitue qui pourrait mettre en danger celui que Vincent forme avec Muriel (Karin Viard). Les quelques semaines que Vincent passe dans le Novotel, aux côtés de Jean-Michel, constituent une parenthèse heureuse qui ne se referme que sous la violence des contraintes sociales et affectives.

Les contraintes sociales d’abord. Même aujourd’hui, alors que des millions de personnes sont privées d’emploi, on n’existe pas sans un travail, sans une raison sociale. Face au scénario, bon nombre de lecteurs voyaient dans le dénouement un happy end ! Vincent était sauvé puisqu’il retrouvait un travail. Pour nous au contraire, il était évident que la rencontre avec le DRH devait sceller le renoncement de Vincent. Mais personne ne semblait vouloir lire les didascalies pourtant on ne peut plus claires : « Vincent baisse les yeux tristement, il semble anéanti ». Il est visiblement difficile de remettre en cause l’idée du travail comme valeur en soit.

Et puis il y a aussi les contraintes affectives. Là, il serait temps d’évoquer Muriel. C’est le seul personnage du film, hormis Vincent, dont on épouse à quelques occasions le point de vue. Elle observe son mari, devine en lui une part indicible de solitude. Et puis petit à petit, elle pressent le mensonge. Paradoxalement, plus elle découvre le mensonge, et plus elle s’enferme dans son déni. On ne ment jamais seul, on bénéficie toujours de la complicité de celui que l’on trompe, de celui qui veut bien être trompé. Muriel est d’abord une simple complice silencieuse, mais rapidement, elle est amenée à soutenir Vincent. Elle lui apporte un soutien tacite mais actif sans pour autant connaître les tenants et les aboutissants du mensonge auquel elle participe.



Est-ce que ça ne serait pas ça la plus belle preuve d’amour ?

Oui, sûrement. Enfin, c’est est une. En écrivant ce film, j’avais envie qu’il soit aussi une histoire d’amour. Je voulais que l’amour que se portent Muriel et Vincent soit indiscutable. Ils s’aiment et se font confiance jusque dans le mensonge. C’est peut-être en ça que le film n’est pas si noir. Il est évident que Muriel sait, que Vincent sait qu’elle sait. Mais ce statu quo leur convient. Comme si finalement le secret était une base de relation qui les satisfaisait l’un et l’autre.

Bien sûr, elle fait tout ça par amour, mais aussi par peur, ce qui me semble très humain. Elle éprouve un véritable vertige – qui se concrétise d’ailleurs lors du repas avec Jean-Michel –, face à ce qu’elle pressent de la dérive de Vincent. C’est l’approche d’une vérité impossible qui la pousse à accepter le mensonge. Et puis bien sûr, il arrive un moment où elle ne peut plus jouer le jeu. Jusqu’à la fin Vincent reste dans le déni. Elle non. Elle n’en a plus le courage. C’est un personnage a priori fort, qui va se fragiliser au fur et à mesure du film mais qui finit par faire éclater la vérité. C’est une véritable héroïne.



Mais Vincent, quant à lui échoue, dans son projet.

Oui, et ça le révolte. Il ne comprend pas pourquoi on ne l’autorise pas à vivre comme il l’entend. C’est ce qu’il tente d’expliquer à Julien, son fils aîné. Il a tout fait pour que l’équilibre de son entourage ne soit pas affecté par sa nouvelle vie. Mais on lui refuse cet équilibre si laborieusement atteint. Comme dans Ressources humaines, c’est la gestion intime de l’histoire qui complique les choses. Vincent échoue parce qu’il aime Muriel, qu’il aime ses enfants. Il décide de renoncer. Mais ce renoncement est plus douloureux que tout.



Le film semble toujours chercher sa place entre deux registres. D’un côté une réalité appréhendée très frontalement, et de l’autre, un onirisme assumé.

Face à un contexte social que nous avons traité de la façon la plus frontale (qu’il s’agisse des relations familiales ou de la description du monde du travail), nous avons cherché à rendre compte d’une perception subjective de la réalité, plus onirique, qui s’apparenterait à celle de Vincent. Une impression de flottement, de trou noir, qui peut renvoyer à la clandestinité, mais surtout à une distance, à une absence, qui caractérise son rapport au monde.



D’ailleurs on peut dire que la mise en scène participe de cette double perspective…

Effectivement, une des lignes mise en scène a été de souligner cette démarcation, cet éclatement, cette distance au monde. On peut par exemple parler de l’omniprésence des vitres qui coupent systématiquement Vincent de son environnement et font de lui un perpétuel spectateur.

Il y a aussi une démarcation géographique assez marquée entre les deux espaces de Vincent. La plaine d’un côté, et de l’autre la montagne qui représente son terrain d’aventure, son refuge. Et puis enfin, il y a une délimitation temporelle précise. Le film fonctionne en effet sur une succession régulière de week-ends en famille et de semaine d’errance.

Vincent travaille à ce que ses deux vies restent parallèles. Seul le refuge pourrait être un point de contact. Vincent, en invitant Muriel dans ce lieu où il s’est caché un moment au début du film, espère partager son expérience avec elle. Il cherche un petit interstice qui relierait ses deux mondes, un passage secret. Et le décor est filmé comme un lieu magique presque trop beau pour être réel.

Mais là aussi, un nouvel écran vient s’interposer entre Vincent et Muriel. Un écran de brume qui, une nouvelle fois, renvoie Vincent à l’idée de solitude et de perte.



Laurent Cantet

Cinéaste, auteur de L’Emploi du Temps, avec Karin Viard et Aurélien Recoing, une production Haut et Court. Sortie nationale le 14 novembre dans toutes les bonnes salles, en avant première au cinéma Utopia de Bordeaux, le 8 novembre à 20 h 30, et à celui de Toulouse le 9 novembre à 20 h.

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