Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
© Passant n°37 [novembre 2001 - décembre 2001]
par Stéphanie Benson
Imprimer l'articlePutain de barrière
Le problème, vois-tu, Erwann, c’est toujours cette putain de barrière. Barrière non pas parce qu’elle sépare – à la limite, une cloison aussi, ça sépare, mais ça induit également l’intimité, le privé – mais parce qu’elle permet qu’on s’y attarde, qu’on s’y assoit, le cul bien confortablement calé entre deux chaises, pays, mondes, alternatives. La putain de barrière nous permet de ne pas prendre de décision, et ça, c’est grave. Sans barrière, point de frontière qui tienne.
Tu te rappelles, Erwann, de Checkpoint Charlie dans le film L’espion qui venait du froid d’après John Le Carré ? Non, tu es évidemment trop jeune. C’est le no-man’s land, le bout de terre qui n’appartient à personne, et toute la tension du film est centrée sur ce bout de goudron, ce pont entre deux idéologies, deux ennemis jurés, l’endroit où le héros choisit l’Est ou l’Ouest. Le moment de décision. Il avance vers la première barrière, la franchit, puis il est là. Entre. Comme toi en ce moment.
Je suis désolée, Erwann, la comparaison est merdique, provocatrice. Mais j’ai peut-être envie de te secouer. Je me souviens de ton visage avant, de tes interrogations face à l’écriture, de tes hésitations, puis du moment où, la décision prise, tu as plongé corps et âme dans ton texte. Tu ne me donnais pas l’impression d’être un homme qui tergiverse. Que s’est-il passé ?
Je me souviens aussi de ton visage tel que je l’ai vu pour la dernière fois. Blanc, presque transparent. Serein. Trop serein. La sérénité ne fait pas avancer, Erwann, tu le sais aussi bien que moi. C’est de la rage dont nous nous servons pour abattre les obstacles. Alors qu’est-ce que tu fais, encore assis sur cette putain de barrière ?
Dans le désert, il n’y a pas de frontières. Ou tu avances, ou tu meurs. Aux Etats-Unis, par contre, la frontière, c’est tout. Frontière de la ville, frontière inter-Etats, frontière vers le monde... Je devais aller aux Etat-Unis la semaine dernière, je devais rentrer hier, et aujourd’hui des avions détournés font exploser en mille morceaux le mythe de l’inviolabilité du territoire américain. Comme quoi, les frontières, ça se viole.
Je devais y aller, mais j’ai oublié mon passeport, petit carré de carton et de papier qui permet de franchir cette putain de barrière. Qui, décidément, me pose problème. Je n’aime pas les gens qui s’enferment, qui se cachent derrière leur frontière personnelle ou nationale. Chez nous, on est bien. L’autre, le voisin, l’étranger, c’est forcément le barbare. L’ennemi. Sans frontière, tu n’as pas cette notion de différence, pas l’impression de te trouver du bon côté. Il n’y a pas de bon côté. C’est sans doute ce qui me désespère.
Toi aussi, à ce que je vois. Ça fait quatre mois et demi, Erwann que t’es assis dessus en te demandant de quel côté tu veux descendre, et plus tu hésites, plus le choix devient difficile. Parce qu’à l’intérieur d’une frontière, on devient sujet de, on appartient à. Alors que là-haut sur la barrière, on les emmerde tous. Et on les voit de loin. Tel qu’ils sont. Tous les mêmes.
Ce n’est pas pour rien que je suis une expatriée. Si j’avais pu, je serais devenue carrément apatride. Plus de sol à appeler mien, plus de frontières me renfermant, plus de chez moi. Du coup, on est chez soi partout où on décide de l’être. On n’a pas besoin d’un papier pour dire où on se sent bien. C’est à ça que tu joues, Erwann ? Aux apatrides de la vie ? Ni d’ici ni d’ailleurs ? Mais détrompe-toi : la frontière ne disparaît pas sous prétexte que tu poses ton cul dessus. Au contraire.
La seule manière digne d’ignorer une frontière est de l’enjamber. Dans les Pyrénées, on passait la frontière à la tombée de la nuit, plié en deux, de la contrebande ou des réfugiés, peu importe. Les réfugiés ne sont rien de plus que de la contrebande humaine.
Là-bas, à New York, des milliers, des dizaines de milliers peut-être, ont passé la frontière sans même s’en rendre compte, poussés dans le dos par le souffle de l’explosion. Des enfants sont devenus orphelins, des parents se sont retrouvés privés d’enfants, des familles décimées, trouées, éclatées, tout ça à cause de cette putain de barrière.
Sans barrière, pas de pays. Sans pays, pas de patriotisme. Sans patriotisme, pas d’arrogance collective. Sans arrogance collective, pas de peuple ennemi. On peut continuer longtemps comme ça, Erwann, mais j’aimerais quand même que tu prennes une décision. Tu t’es déjà donné le temps de réfléchir.
Est-ce que la vie vaut la peine d’être vécue à tout prix ? Je n’en sais rien. Il faudrait peut-être poser la question à ceux qui viennent d’en être privés, mais on ne peut pas, barrière oblige. Tout ce que je sais, c’est que de ce côté-ci, on est plusieurs à attendre, jour après jour, que tu descendes de là-haut. Quel que soit le côté où tu poses ton pied.
Choisir de quel côté tu retombes, c’est aussi permettre à d’autres de te rejoindre.
C’est bizarre, je te parle, sans même savoir si tu m’entends.
On ne parle souvent que pour soi-même.
Les autres sont forcément de l’autre côté de la peau.
Putain de barrière.
Tu te rappelles, Erwann, de Checkpoint Charlie dans le film L’espion qui venait du froid d’après John Le Carré ? Non, tu es évidemment trop jeune. C’est le no-man’s land, le bout de terre qui n’appartient à personne, et toute la tension du film est centrée sur ce bout de goudron, ce pont entre deux idéologies, deux ennemis jurés, l’endroit où le héros choisit l’Est ou l’Ouest. Le moment de décision. Il avance vers la première barrière, la franchit, puis il est là. Entre. Comme toi en ce moment.
Je suis désolée, Erwann, la comparaison est merdique, provocatrice. Mais j’ai peut-être envie de te secouer. Je me souviens de ton visage avant, de tes interrogations face à l’écriture, de tes hésitations, puis du moment où, la décision prise, tu as plongé corps et âme dans ton texte. Tu ne me donnais pas l’impression d’être un homme qui tergiverse. Que s’est-il passé ?
Je me souviens aussi de ton visage tel que je l’ai vu pour la dernière fois. Blanc, presque transparent. Serein. Trop serein. La sérénité ne fait pas avancer, Erwann, tu le sais aussi bien que moi. C’est de la rage dont nous nous servons pour abattre les obstacles. Alors qu’est-ce que tu fais, encore assis sur cette putain de barrière ?
Dans le désert, il n’y a pas de frontières. Ou tu avances, ou tu meurs. Aux Etats-Unis, par contre, la frontière, c’est tout. Frontière de la ville, frontière inter-Etats, frontière vers le monde... Je devais aller aux Etat-Unis la semaine dernière, je devais rentrer hier, et aujourd’hui des avions détournés font exploser en mille morceaux le mythe de l’inviolabilité du territoire américain. Comme quoi, les frontières, ça se viole.
Je devais y aller, mais j’ai oublié mon passeport, petit carré de carton et de papier qui permet de franchir cette putain de barrière. Qui, décidément, me pose problème. Je n’aime pas les gens qui s’enferment, qui se cachent derrière leur frontière personnelle ou nationale. Chez nous, on est bien. L’autre, le voisin, l’étranger, c’est forcément le barbare. L’ennemi. Sans frontière, tu n’as pas cette notion de différence, pas l’impression de te trouver du bon côté. Il n’y a pas de bon côté. C’est sans doute ce qui me désespère.
Toi aussi, à ce que je vois. Ça fait quatre mois et demi, Erwann que t’es assis dessus en te demandant de quel côté tu veux descendre, et plus tu hésites, plus le choix devient difficile. Parce qu’à l’intérieur d’une frontière, on devient sujet de, on appartient à. Alors que là-haut sur la barrière, on les emmerde tous. Et on les voit de loin. Tel qu’ils sont. Tous les mêmes.
Ce n’est pas pour rien que je suis une expatriée. Si j’avais pu, je serais devenue carrément apatride. Plus de sol à appeler mien, plus de frontières me renfermant, plus de chez moi. Du coup, on est chez soi partout où on décide de l’être. On n’a pas besoin d’un papier pour dire où on se sent bien. C’est à ça que tu joues, Erwann ? Aux apatrides de la vie ? Ni d’ici ni d’ailleurs ? Mais détrompe-toi : la frontière ne disparaît pas sous prétexte que tu poses ton cul dessus. Au contraire.
La seule manière digne d’ignorer une frontière est de l’enjamber. Dans les Pyrénées, on passait la frontière à la tombée de la nuit, plié en deux, de la contrebande ou des réfugiés, peu importe. Les réfugiés ne sont rien de plus que de la contrebande humaine.
Là-bas, à New York, des milliers, des dizaines de milliers peut-être, ont passé la frontière sans même s’en rendre compte, poussés dans le dos par le souffle de l’explosion. Des enfants sont devenus orphelins, des parents se sont retrouvés privés d’enfants, des familles décimées, trouées, éclatées, tout ça à cause de cette putain de barrière.
Sans barrière, pas de pays. Sans pays, pas de patriotisme. Sans patriotisme, pas d’arrogance collective. Sans arrogance collective, pas de peuple ennemi. On peut continuer longtemps comme ça, Erwann, mais j’aimerais quand même que tu prennes une décision. Tu t’es déjà donné le temps de réfléchir.
Est-ce que la vie vaut la peine d’être vécue à tout prix ? Je n’en sais rien. Il faudrait peut-être poser la question à ceux qui viennent d’en être privés, mais on ne peut pas, barrière oblige. Tout ce que je sais, c’est que de ce côté-ci, on est plusieurs à attendre, jour après jour, que tu descendes de là-haut. Quel que soit le côté où tu poses ton pied.
Choisir de quel côté tu retombes, c’est aussi permettre à d’autres de te rejoindre.
C’est bizarre, je te parle, sans même savoir si tu m’entends.
On ne parle souvent que pour soi-même.
Les autres sont forcément de l’autre côté de la peau.
Putain de barrière.