Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
par Hervé Le Corre
Imprimer l'articleLutte armée
En trois jours de manifestations, les gendarmes ont vu toutes leurs revendications satisfaites, et même un peu au-delà. On aura remarqué que, contrairement aux policiers, ils se sont permis de manifester à bord de leurs véhicules de fonction, en uniforme, et en armes... On a connu déjà, de par le monde, des sortes de manifs de militaires armés, mais ça s’appelle des putchs. On tire dans la foule qui proteste, on colle au mur quelques officiers loyalistes, deux ou trois ministres, et on n’a plus qu’à se servir directement dans les caisses de l’État. En Amérique latine, en Asie, en Afrique, les populations ont hélas l’habitude de ces actions revendicatives. Pas en France, bien sûr, où l’on est en démocratie, et où la gendarmerie, et la police, sont toujours fidèles au pouvoir en place : on a pu compter sur ces braves képis pour rafler les Juifs à Paris ou à Bordeaux pendant l’occupation, puis garder le Vel’d’hiv, la synagogue bordelaise, ou bien encore les camps de Mérignac, Drancy et Pithiviers. On retrouva les mêmes, quasiment, prenant d’assaut la préfecture de police en août 44, ou paradant parmi la foule des résistants de dernière heure pour escorter les femmes tondues à la Libération.
Pas d’états d’âme non plus pour réprimer violemment, en tuant, des manifestations populaires, étudiantes ou ouvrières, ou expulser, toujours sans douceur, des ouvriers licenciés occupant leur usine, ou des sans papiers, des sans toit, réfugiés dans des églises ou des immeubles vacants.
L’obéissance aux ordres leur tient lieu toujours de justification devant l’histoire, pour ne pas dire de morale ou d’honneur.
Sans entrer dans le débat, qui mérite d’être mené, sur le rôle et la fonction des « forces de l’ordre », ainsi que sur leurs conditions de travail, il était nécessaire de rappeler, juste pour mémoire, quelques évidences que le prurit sécuritaire qui démange en ce moment nos « responsables » politiques aurait tendance à faire oublier.
De même, on peut s’interroger sur la bienveillance avec laquelle notre belle gauche gouvernementale écoute les revendications flicardes et son empressement à les satisfaire : des milliards et des créations d’emplois pour la police et la gendarmerie au moindre mouvement de mauvaise humeur. Au même moment, les personnels de santé, les agents de l’État en bute à l’entêtement gouvernemental dans les négociations sur la mise en place de la RTT, en lutte depuis de longs mois, et, que l’on sache, non moins utiles à la population, aimeraient qu’on les écoute, qu’on négocie sérieusement. Bref, que la gauche fasse son travail, ce pour quoi elle a été portée au pouvoir en 96, ou assure au moins un service minimum : améliorer la qualité des services publics et les conditions de travail de ceux qui les font fonctionner.
On est loin du compte, bien sûr, et les choix du pouvoir sont clairs : qu’importent la santé, les transports, l’équipement, les services sociaux, l’éducation, etc., à l’heure où l’on s’engage un peu plus loin sur le terrain de la droite et des libéraux pour mener le combat politique (ou du moins les campagnes électorales...).
Engagez-vous !
Millenium tango
Le peuple argentin, mis KO par la politique qu’a imposée le FMI, et appliquée avec brutalité par des dirigeants corrompus, s’est révolté quelques jours avant Noël, au début de l’été austral. Retour des beaux jours après la longue saison grise et froide de misère, de faim, de mépris ? Le bilan humain de ces trois jours d’émeutes et de manifestations est lourd – vingt-trois morts au moins – mais cette violence populaire, massive, cette volonté rageuse d’en finir avec l’injustice sociale font chaud au cœur. On ne le dira jamais assez : autant le terrorisme des organisations clandestines sert toujours les puissances qu’il prétend combattre, quand il n’est pas carrément manipulé par les flics ou les services spéciaux, et financé par les produits du capitalisme mondial ou par le trafic de drogues, autant la violence de rue, qui affronte le pouvoir au grand jour et met en action de nombreux citoyens déterminés, doit être saluée, soutenue, et envisagée comme un recours, certes ultime, selon les situations, quand la fiction démocratique scénarisée par les propagandistes du nouvel ordre mondial vole en éclats pour ne plus montrer que ses ressorts bloqués.
Pourtant, on ne peut ériger ces révoltes sans lendemain, ni avenir, en modèle : piller des magasins quand on a faim, ou quand le consommateur à quoi on nous réduit n’a même plus le droit de consommer, c’est une idée ; se battre contre des forces anti-émeutes, ça trempe le courage, c’est un entraînement utile ; chercher à envahir des palais gouvernementaux, c’est intéressant aussi, parce que ça inquiète ces messieurs si tranquilles, qui transpirent un peu dans leurs fauteuils.
Et puis ?
L’Indonésie avait connu de telles violences après que la crise financière asiatique eut jeté des millions de salariés dans la misère en 99. Qu’on sache, ce pays n’a point changé de politique, et l’on y crève toujours dans la misère noire.
La reprise des intrigues politiciennes au parlement argentin, et au sein du très ambigu parti péroniste, ne peut que décevoir amèrement : en Argentine comme ailleurs, où donc se trouve incarnée l’alternative indispensable ? Par exemple, question décidément récurrente, où est la gauche ? Qui a pris le relais des militants héroïques1 qui luttèrent contre la dictature militaire, qui y laissèrent la peau, ou la raison ? Qui a pris les armes de la critique après que la critique des armes eut échoué ?
Questions sans réponses, partout dans le monde, où d’autres explosions de colère, comme on dit, se produiront. Mais si, pour paraphraser Léo Ferré, il convient de « tenir par la main nos colères adultes », qui donc se saisira de l’autre main, celle qui se tend, celle qui veut changer le monde ? Quelle naïveté, n’est-ce pas ? Mais la faute à qui, si on en est réduit à s’interroger comme du temps des jacqueries du Moyen âge, ou des premières révoltes ouvrières de l’ère industrielle ?
Arrête tes chars, Sharon !
Et tes hélicos, et tes putains d’avions.
Non content de maintenir par la terreur et l’humiliation le peuple palestinien dans le sous-développement, la misère, et l’état de guerre permanent (combien de générations, à Gaza ou en Cisjordanie, n’ont jamais connu la paix ?), et de lui imposer, par la multiplication des implantations de colonies, un apartheid de fait, la droite et l’extrême-droite israéliennes, aidées par quelques alibis travaillistes (Shimon Pérès nous la joue Droopy infirmier, qui se désole en remplissant les ambulances), ont décidé de supprimer l’État palestinien, purement et simplement, en dénonçant tous les accords signés, Oslo compris. Et l’armée se livre depuis plusieurs mois à une destruction systématique des territoires, avec, dernièrement, « lutte contre le terrorisme » oblige, l’appui explicite des Américains.
En outre, on liquide l’autorité palestinienne, pour lui reprocher juste après de ne rien faire contre les militants islamistes, tactique tellement grossière qu’elle n’est dénoncée pratiquement par personne (Hubert Védrine, si, un peu, timidement...) dans la calamiteuse « communauté internationale ». Et, depuis peu, on retient le vieil Arafat prisonnier, histoire de se retrouver face à face avec les organisations extrémistes.
Et puis l’on pleure, quand des jeunes se font exploser au milieu de la foule. Et l’on nous montre les images atroces de corps déchiquetés dans des rues, devant des magasins qui ressemblent tant aux nôtres2, comme si on voulait nous démontrer que ce contact direct entre le nord prospère et le sud condamné (?) à la misère et au fanatisme ne pouvait que se régler dans le sang par la destruction d’un des deux camps.
Le gouvernement israélien met en œuvre, comme il l’avait annoncé après les attentats du 11 septembre, sa solution au prétendu choc des civilisations : on bombarde, on occupe, dans un contexte permanent de brimades et de meurtres.
Et l’on s’étonne, toujours en pleurant, que le désespoir, le vrai, le profond désespoir de celui qui, au fond de son trou, n’a plus rien à perdre, et si peu à gagner, jette des enfants sous le feu des mitrailleuses et de jeunes hommes dans le suicide assassin.
Pessimisme ou désespoir ?
Ce serait donc le seul choix ?
Jean-Marc Lachaud, dans le dernier Passant3, proposait, avec Pierre Naville, d’« organiser le pessimisme », de parier sur l’action révolutionnaire, comme l’a fait aussi Daniel Bensaïd4 dans un livre superbe.
Tâche urgente. Vitale.
Parce que pour le moment, ce qui s’organise, c’est le désespoir, et le monde est plein de réprouvés qui cheminent, terribles et effarés, de la dynamite à la ceinture.
Bonne année quand même.
Hervé Le Corre
Pas d’états d’âme non plus pour réprimer violemment, en tuant, des manifestations populaires, étudiantes ou ouvrières, ou expulser, toujours sans douceur, des ouvriers licenciés occupant leur usine, ou des sans papiers, des sans toit, réfugiés dans des églises ou des immeubles vacants.
L’obéissance aux ordres leur tient lieu toujours de justification devant l’histoire, pour ne pas dire de morale ou d’honneur.
Sans entrer dans le débat, qui mérite d’être mené, sur le rôle et la fonction des « forces de l’ordre », ainsi que sur leurs conditions de travail, il était nécessaire de rappeler, juste pour mémoire, quelques évidences que le prurit sécuritaire qui démange en ce moment nos « responsables » politiques aurait tendance à faire oublier.
De même, on peut s’interroger sur la bienveillance avec laquelle notre belle gauche gouvernementale écoute les revendications flicardes et son empressement à les satisfaire : des milliards et des créations d’emplois pour la police et la gendarmerie au moindre mouvement de mauvaise humeur. Au même moment, les personnels de santé, les agents de l’État en bute à l’entêtement gouvernemental dans les négociations sur la mise en place de la RTT, en lutte depuis de longs mois, et, que l’on sache, non moins utiles à la population, aimeraient qu’on les écoute, qu’on négocie sérieusement. Bref, que la gauche fasse son travail, ce pour quoi elle a été portée au pouvoir en 96, ou assure au moins un service minimum : améliorer la qualité des services publics et les conditions de travail de ceux qui les font fonctionner.
On est loin du compte, bien sûr, et les choix du pouvoir sont clairs : qu’importent la santé, les transports, l’équipement, les services sociaux, l’éducation, etc., à l’heure où l’on s’engage un peu plus loin sur le terrain de la droite et des libéraux pour mener le combat politique (ou du moins les campagnes électorales...).
Engagez-vous !
Millenium tango
Le peuple argentin, mis KO par la politique qu’a imposée le FMI, et appliquée avec brutalité par des dirigeants corrompus, s’est révolté quelques jours avant Noël, au début de l’été austral. Retour des beaux jours après la longue saison grise et froide de misère, de faim, de mépris ? Le bilan humain de ces trois jours d’émeutes et de manifestations est lourd – vingt-trois morts au moins – mais cette violence populaire, massive, cette volonté rageuse d’en finir avec l’injustice sociale font chaud au cœur. On ne le dira jamais assez : autant le terrorisme des organisations clandestines sert toujours les puissances qu’il prétend combattre, quand il n’est pas carrément manipulé par les flics ou les services spéciaux, et financé par les produits du capitalisme mondial ou par le trafic de drogues, autant la violence de rue, qui affronte le pouvoir au grand jour et met en action de nombreux citoyens déterminés, doit être saluée, soutenue, et envisagée comme un recours, certes ultime, selon les situations, quand la fiction démocratique scénarisée par les propagandistes du nouvel ordre mondial vole en éclats pour ne plus montrer que ses ressorts bloqués.
Pourtant, on ne peut ériger ces révoltes sans lendemain, ni avenir, en modèle : piller des magasins quand on a faim, ou quand le consommateur à quoi on nous réduit n’a même plus le droit de consommer, c’est une idée ; se battre contre des forces anti-émeutes, ça trempe le courage, c’est un entraînement utile ; chercher à envahir des palais gouvernementaux, c’est intéressant aussi, parce que ça inquiète ces messieurs si tranquilles, qui transpirent un peu dans leurs fauteuils.
Et puis ?
L’Indonésie avait connu de telles violences après que la crise financière asiatique eut jeté des millions de salariés dans la misère en 99. Qu’on sache, ce pays n’a point changé de politique, et l’on y crève toujours dans la misère noire.
La reprise des intrigues politiciennes au parlement argentin, et au sein du très ambigu parti péroniste, ne peut que décevoir amèrement : en Argentine comme ailleurs, où donc se trouve incarnée l’alternative indispensable ? Par exemple, question décidément récurrente, où est la gauche ? Qui a pris le relais des militants héroïques1 qui luttèrent contre la dictature militaire, qui y laissèrent la peau, ou la raison ? Qui a pris les armes de la critique après que la critique des armes eut échoué ?
Questions sans réponses, partout dans le monde, où d’autres explosions de colère, comme on dit, se produiront. Mais si, pour paraphraser Léo Ferré, il convient de « tenir par la main nos colères adultes », qui donc se saisira de l’autre main, celle qui se tend, celle qui veut changer le monde ? Quelle naïveté, n’est-ce pas ? Mais la faute à qui, si on en est réduit à s’interroger comme du temps des jacqueries du Moyen âge, ou des premières révoltes ouvrières de l’ère industrielle ?
Arrête tes chars, Sharon !
Et tes hélicos, et tes putains d’avions.
Non content de maintenir par la terreur et l’humiliation le peuple palestinien dans le sous-développement, la misère, et l’état de guerre permanent (combien de générations, à Gaza ou en Cisjordanie, n’ont jamais connu la paix ?), et de lui imposer, par la multiplication des implantations de colonies, un apartheid de fait, la droite et l’extrême-droite israéliennes, aidées par quelques alibis travaillistes (Shimon Pérès nous la joue Droopy infirmier, qui se désole en remplissant les ambulances), ont décidé de supprimer l’État palestinien, purement et simplement, en dénonçant tous les accords signés, Oslo compris. Et l’armée se livre depuis plusieurs mois à une destruction systématique des territoires, avec, dernièrement, « lutte contre le terrorisme » oblige, l’appui explicite des Américains.
En outre, on liquide l’autorité palestinienne, pour lui reprocher juste après de ne rien faire contre les militants islamistes, tactique tellement grossière qu’elle n’est dénoncée pratiquement par personne (Hubert Védrine, si, un peu, timidement...) dans la calamiteuse « communauté internationale ». Et, depuis peu, on retient le vieil Arafat prisonnier, histoire de se retrouver face à face avec les organisations extrémistes.
Et puis l’on pleure, quand des jeunes se font exploser au milieu de la foule. Et l’on nous montre les images atroces de corps déchiquetés dans des rues, devant des magasins qui ressemblent tant aux nôtres2, comme si on voulait nous démontrer que ce contact direct entre le nord prospère et le sud condamné (?) à la misère et au fanatisme ne pouvait que se régler dans le sang par la destruction d’un des deux camps.
Le gouvernement israélien met en œuvre, comme il l’avait annoncé après les attentats du 11 septembre, sa solution au prétendu choc des civilisations : on bombarde, on occupe, dans un contexte permanent de brimades et de meurtres.
Et l’on s’étonne, toujours en pleurant, que le désespoir, le vrai, le profond désespoir de celui qui, au fond de son trou, n’a plus rien à perdre, et si peu à gagner, jette des enfants sous le feu des mitrailleuses et de jeunes hommes dans le suicide assassin.
Pessimisme ou désespoir ?
Ce serait donc le seul choix ?
Jean-Marc Lachaud, dans le dernier Passant3, proposait, avec Pierre Naville, d’« organiser le pessimisme », de parier sur l’action révolutionnaire, comme l’a fait aussi Daniel Bensaïd4 dans un livre superbe.
Tâche urgente. Vitale.
Parce que pour le moment, ce qui s’organise, c’est le désespoir, et le monde est plein de réprouvés qui cheminent, terribles et effarés, de la dynamite à la ceinture.
Bonne année quand même.
Hervé Le Corre
* Tendance floue. Lire note de lecture.
(1) Cet adjectif est haïssable, balourd, et niais. Mais appliqué aux militants d’Amérique latine, il recouvre toute sa vigueur sémantique. Te recuerdo, Amanda...
(2) Beaucoup moins d’images des morts et blessés palestiniens : ça doit faire moins mal de mourir quand déjà on souffre beaucoup... On a droit aux obsèques hérissées de fusils, suivies de foules dont la colère et le désespoir sont vite assimilés à un fanatisme forcément incompatible avec les saintes valeurs de l’occident...
(3) Organiser le pessimisme, le Passant Ordinaire n°37, Frontières. Vous pouvez retrouver cet article sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st.
(4) Le pari mélancolique, Fayard, 1997. Lire également dans ce numéro l’entretien entre Daniel Bensaïd et Claude Corman, pages 28-33.
(1) Cet adjectif est haïssable, balourd, et niais. Mais appliqué aux militants d’Amérique latine, il recouvre toute sa vigueur sémantique. Te recuerdo, Amanda...
(2) Beaucoup moins d’images des morts et blessés palestiniens : ça doit faire moins mal de mourir quand déjà on souffre beaucoup... On a droit aux obsèques hérissées de fusils, suivies de foules dont la colère et le désespoir sont vite assimilés à un fanatisme forcément incompatible avec les saintes valeurs de l’occident...
(3) Organiser le pessimisme, le Passant Ordinaire n°37, Frontières. Vous pouvez retrouver cet article sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st.
(4) Le pari mélancolique, Fayard, 1997. Lire également dans ce numéro l’entretien entre Daniel Bensaïd et Claude Corman, pages 28-33.