Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
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Le capitalisme transmet la rareté
Il est une définition de la science économique ressassée dans tous les manuels d’économie, c’est bien celle qui fait de cette discipline la « science des choix rationnels dans un univers de rareté ». La rareté existe, les hommes l’ont rencontrée. Telle est la croyance de tous les grands prêtres de l’économie. Un livre récent de Bruno Ventelou Au-delà de la rareté essaie de lui apporter un démenti1.
L’intention de l’auteur est de réfuter l’idée que la nature soit avare et de proposer celle selon laquelle « la théorie peut finir par, effectivement, rendre rare le monde ou par créer la crise » (p. 14-15). La rareté est une pure invention des économistes classiques qui finit par produire ce qu’elle annonce : « La relation s’est inversée : la théorie produit le réel, on dira qu’elle l’autoréalise. » (p. 15).
Les rendements, qu’est que ça rend ?
L’économie politique s’était bâtie sur l’hypothèse des rendements décroissants. Et, à l’image de ce qui se passe dans l’agriculture où l’on est obligé de mettre en culture des terres de moins en moins fertiles au fur et à mesure que les besoins augmentent, au grand dam de Ricardo et de Malthus, toute l’activité économique serait conditionnée par cette loi d’airain. La science économique néo-classique moderne confortera l’hypothèse : « Il s’agit clairement de l’extension principale de la rareté des ressources naturelles au monde de la production transformée. » (p. 42-43). À cette « loi » des rendements décroissants frappant chaque unité économique prise séparément, s’ajoute un deuxième malheur si l’on peut dire : les unités sont complètement indépendantes les unes des autres et aucune interaction positive ne peut naître de leurs relations qui se bornent à de purs échanges marchands non coopératifs. « Le tour de magie pourtant est opéré : sans plus de discussion, l’idéologie classique prolonge son domaine de validité du monde physique au monde des relations sociales. » (p. 48-49).
Bruno Ventelou trouve chez Keynes les outils intellectuels pour déconstruire cette idéologie de la rareté. Investissement et consommation ne sont pas rivaux. L’investissement est le fruit d’un pari optimiste sur l’avenir et le taux d’intérêt ne récompense pas la non consommation mais mesure la préférence du présent par rapport au futur. Plus il est bas, plus il traduit la confiance en l’avenir. Plus il est au contraire élevé, plus la rareté est organisée par la réticence à créer de la monnaie indispensable à la dynamique économique : c’est le scénario privilégié par les politiques monétaristes d’austérité des décennies 1980-90 en Europe.
Mais l’originalité du livre de Bruno Ventelou ne réside pas dans la réécriture de ce message keynésien le plus connu. Elle se situe dans l’affirmation que la réalité finit par se conformer aux prédic(a)tions les plus pessimistes. La rareté découle de l’autoréalisation de la théorie de la rareté. Là où la théorie classique naturalise tout et amène un équilibre social bas, la théorie keynésienne construit un équilibre social haut. La croissance économique est donc une construction sociale qui résulte de l’interaction entre les agents donnant naissance à des externalités positives. Dès lors qu’ils adoptent une stratégie de coopération, la bonne prophétie s’autoréalise et la croissance dite endogène s’enclenche, c’est-à-dire celle qui s’autoentretient du seul fait que la coordination est préférée à la solution individualiste utilitariste et faussement rationnelle. Les rendements décroissants sont le résultat d’une construction négative, les rendements croissants naissent d’une construction positive.
L’auteur accumule les simulations pour étayer sa thèse. Robinson, propriétaire du capital matériel, et Vendredi, propriétaire de son capital humain, ont intérêt tous les deux à ce que l’autre investisse, c’est-à-dire choisisse la branche haute de l’alternative. L’ensemble y gagnera car plus l’équipement de Robinson sera perfectionné, plus il sera nécessaire d’avoir un Vendredi bien formé. Dans l’autre sens, mieux Vendredi sera formé, plus le rendement de l’équipement de Robinson sera élevé.
Un quiproquo
Cette thèse est stimulante, mais d’où vient ce malaise qui s’installe au fil des pages ? Du glissement progressif de l’idée certainement juste que la réalité sociale est construite à l’idée sans doute erronée que la réalité est autoréalisée. On passe alors hâtivement de l’efficacité de la coopération bien mise en évidence par la théorie des jeux à la généralisation sans limite du mécanisme autoréférentiel qui n’a plus d’autre attache avec la réalité que celle qu’il est seul à déterminer.
Autant Keynes a raison de souligner l’importance des phénomènes de coordination qui, par le biais de conventions résultant le plus souvent de rapports de forces, permettent au marché d’exister, autant certains de ses épigones ont tort de tout ramener aux croyances ne reposant que sur les croyances des autres, par un jeu de miroirs régressant à l’infini. On voit se développer aujourd’hui l’idée selon laquelle l’ensemble de la réalité sociale serait semblable à ce qui se passe à la Bourse : le mimétisme des moutons de Panurge. Or, pas même la Bourse n’obéit entièrement à ce mécanisme. Les économistes dits de l’école des conventions prétendent que les cours boursiers ne reflètent plus l’évolution des profits extirpés de l’activité productive réelle2. Pourquoi alors ces cours montent-ils brusquement à l’annonce des plans de licenciements, sinon pour enregistrer ou anticiper l’augmentation du taux d’exploitation de la force de travail ? La croyance en un monde autonome de croyances rencontre ici sa limite : cette croyance est un mythe et elle présente maints aspects d’une foi religieuse dont le plus étonnant est que le gain boursier apparaisse comme le fruit d’un miracle3. Ainsi, peut-on par exemple justifier aux yeux d’une population inquiète le recours à des fonds de pension ou à des fonds d’épargne salariale pour garantir des retraites qui seraient financées par la multiplication des petits pains dans la corbeille boursière, nouvelle source miraculeuse jaillie de l’autoréalisation ! Autre exemple : Bruno Ventelou affirme que si le PIB n’enregistre pas la qualité de la vie (comme l’air pur, les bonnes relations sociales), c’est « faute d’entrer imparfaitement dans la théorie » (p. 119). Enorme contresens : le PIB n’enregistre pas la qualité de la vie parce qu’heureusement celle-ci ne fait pas partie de la sphère monétaire4. Pourrait-elle en faire partie ? C’est ce qui nous pend au nez si le capitalisme réussit à marchandiser le vivant. Mais cela n’a rien à voir avec une théorie, dût-elle, cette dernière, en donner une pseudo justification a posteriori.
La problématique des conventions que Bruno Ventelou mène jusqu’au bout montre ici ses limites. À force de ne concevoir les rapports sociaux que comme un jeu coopératif, on perd de vue les rapports de forces justement. Autrement dit, on veut s’éloigner d’une démarche méthodologique individualiste et on y retombe, comme si une force irrésistible vous attirait du côté où vous penchez. Mieux encore, cet individualisme habillé de conventions sociales purement coopératives est une nouvelle figure de l’idéalisme philosophique puisque la réalité matérielle n’existe pas en soi sinon comme le produit exclusif des représentations idéologiques préalables. « L’idéologie de la rareté engendre la rareté. » (p. 163-164). Une question alors : d’où vient l’idéologie ? Réponse des conventionnalistes : de l’idéologie. L’idéologie, c’est l’idéologie ! Plus fort qu’une tautologie, une redondance ! Quelle est la cause des crises que le capitalisme engendre périodiquement ? La théorie ! Même les philosophes grecs imprégnés d’idéalisme il y a 2500 ans ne s’étaient pas autant fourvoyés.
Face à cette interprétation, une autre démarche est possible : celle d’un matérialisme très dialectique, d’une méthode holiste qui voit l’interaction de la réalité et des représentations collectives de celle-ci, à la manière d’un Marx, d’un Durkheim ou d’un Bourdieu remettant Weber sur ses pieds. L’homme ne vit pas dans un univers sans contraintes : ainsi, certaines ressources naturelles sont limitées, et le temps lui manque pour réaliser tous ses projets. Il lui faut donc inévitablement être économe, des ressources pour ne pas les gaspiller et en laisser pour ses descendants, et de son temps de travail pour pouvoir jouir de la vie. Or le capitalisme, engagé dans une course à l’accumulation sans fin, au lieu de nous éloigner de la rareté en organisant la production en masse comme ses idéologues le prétendent, nous en rapproche en surexploitant les deux choses dont nous manquons : les ressources et notre temps. Le capitalisme nous promet une certaine abondance et nous pousse vers une rareté certaine. Mais il ne réussirait pas à embarquer l’humanité dans cette impasse sans le mirage de la marchandise. L’intériorisation des normes de compétition et de rentabilité, vertus auréolées des promesses de prospérité et donc de bonheur, procure au système des représentations collectives propres à le conforter et assurer sa reproduction ainsi légitimée. C’est ainsi que l’homme, être de désir, est transformé par le capitalisme en être de besoins. Ce coup de force philosophique – assimiler désirs, indéfiniment renouvelés, et besoins, tant physiologiques que sociaux et donc définissables objectivement – n’est possible qu’en transformant les besoins bornés en besoins illimités, c’est-à-dire en désirs insatiables. De ce fait, la rareté peut être à la fois ou tour à tour réelle ou supposée, fantasmée, et aussi vécue comme une contrainte subie ou au contraire sublimée. Donner au fantasme l’apparence du réel fut la tâche historique de l’économie politique afin que l’imaginaire du développement prenne corps5.
De là vient le paradoxe suivant. Le capitalisme dans son ensemble a intérêt à l’expansion infinie de la production marchande. Mais chaque capitaliste pense tirer son épingle du jeu en gardant le maximum pour lui, quitte à développer les inégalités et, en fin de compte à ce qu’elles se retournent contre lui car le système est alors moins dynamique, voire se dirige vers la pénurie. Bien sûr, les capitalistes et leurs porte-parole se récrient contre cette accusation et invoquent alors la théorie libérale qui fait l’éloge du marché parfait garantissant la société optimale : la rationalité de l’intérêt personnel ne peut pas être antinomique avec le bonheur social.
Et bien si ! C’est le mérite du livre de Bruno Ventelou de le rappeler. Mais qui a le tort de développer un quiproquo. Ce n’est pas la théorie qui crée la rareté, c’est le capitalisme qui la crée ici et maintenant. Mais le plus grave, c’est qu’il la transmet dans le temps. Aussi faut-il être doublement vigilant vis-à-vis de certaines thèses en vogue. Vis-à-vis de la croyance selon laquelle les richesses naîtraient du virtuel de la « nouvelle économie » et de la « communication »6 : suffirait-il que tous les affamés du monde soient connectés à Internet pour qu’ils soient rassasiés ? Et vis-à-vis de cette nouvelle utopie de l’abondance, fût-elle obtenue davantage par la coopération que par la concurrence, en invoquant la bénédiction de Keynes alors que celui-ci avait par avance pris ses distances avec cette prétention dans son magnifique texte Perspectives économiques pour nos petits-enfants7 ?
L’intention de l’auteur est de réfuter l’idée que la nature soit avare et de proposer celle selon laquelle « la théorie peut finir par, effectivement, rendre rare le monde ou par créer la crise » (p. 14-15). La rareté est une pure invention des économistes classiques qui finit par produire ce qu’elle annonce : « La relation s’est inversée : la théorie produit le réel, on dira qu’elle l’autoréalise. » (p. 15).
Les rendements, qu’est que ça rend ?
L’économie politique s’était bâtie sur l’hypothèse des rendements décroissants. Et, à l’image de ce qui se passe dans l’agriculture où l’on est obligé de mettre en culture des terres de moins en moins fertiles au fur et à mesure que les besoins augmentent, au grand dam de Ricardo et de Malthus, toute l’activité économique serait conditionnée par cette loi d’airain. La science économique néo-classique moderne confortera l’hypothèse : « Il s’agit clairement de l’extension principale de la rareté des ressources naturelles au monde de la production transformée. » (p. 42-43). À cette « loi » des rendements décroissants frappant chaque unité économique prise séparément, s’ajoute un deuxième malheur si l’on peut dire : les unités sont complètement indépendantes les unes des autres et aucune interaction positive ne peut naître de leurs relations qui se bornent à de purs échanges marchands non coopératifs. « Le tour de magie pourtant est opéré : sans plus de discussion, l’idéologie classique prolonge son domaine de validité du monde physique au monde des relations sociales. » (p. 48-49).
Bruno Ventelou trouve chez Keynes les outils intellectuels pour déconstruire cette idéologie de la rareté. Investissement et consommation ne sont pas rivaux. L’investissement est le fruit d’un pari optimiste sur l’avenir et le taux d’intérêt ne récompense pas la non consommation mais mesure la préférence du présent par rapport au futur. Plus il est bas, plus il traduit la confiance en l’avenir. Plus il est au contraire élevé, plus la rareté est organisée par la réticence à créer de la monnaie indispensable à la dynamique économique : c’est le scénario privilégié par les politiques monétaristes d’austérité des décennies 1980-90 en Europe.
Mais l’originalité du livre de Bruno Ventelou ne réside pas dans la réécriture de ce message keynésien le plus connu. Elle se situe dans l’affirmation que la réalité finit par se conformer aux prédic(a)tions les plus pessimistes. La rareté découle de l’autoréalisation de la théorie de la rareté. Là où la théorie classique naturalise tout et amène un équilibre social bas, la théorie keynésienne construit un équilibre social haut. La croissance économique est donc une construction sociale qui résulte de l’interaction entre les agents donnant naissance à des externalités positives. Dès lors qu’ils adoptent une stratégie de coopération, la bonne prophétie s’autoréalise et la croissance dite endogène s’enclenche, c’est-à-dire celle qui s’autoentretient du seul fait que la coordination est préférée à la solution individualiste utilitariste et faussement rationnelle. Les rendements décroissants sont le résultat d’une construction négative, les rendements croissants naissent d’une construction positive.
L’auteur accumule les simulations pour étayer sa thèse. Robinson, propriétaire du capital matériel, et Vendredi, propriétaire de son capital humain, ont intérêt tous les deux à ce que l’autre investisse, c’est-à-dire choisisse la branche haute de l’alternative. L’ensemble y gagnera car plus l’équipement de Robinson sera perfectionné, plus il sera nécessaire d’avoir un Vendredi bien formé. Dans l’autre sens, mieux Vendredi sera formé, plus le rendement de l’équipement de Robinson sera élevé.
Un quiproquo
Cette thèse est stimulante, mais d’où vient ce malaise qui s’installe au fil des pages ? Du glissement progressif de l’idée certainement juste que la réalité sociale est construite à l’idée sans doute erronée que la réalité est autoréalisée. On passe alors hâtivement de l’efficacité de la coopération bien mise en évidence par la théorie des jeux à la généralisation sans limite du mécanisme autoréférentiel qui n’a plus d’autre attache avec la réalité que celle qu’il est seul à déterminer.
Autant Keynes a raison de souligner l’importance des phénomènes de coordination qui, par le biais de conventions résultant le plus souvent de rapports de forces, permettent au marché d’exister, autant certains de ses épigones ont tort de tout ramener aux croyances ne reposant que sur les croyances des autres, par un jeu de miroirs régressant à l’infini. On voit se développer aujourd’hui l’idée selon laquelle l’ensemble de la réalité sociale serait semblable à ce qui se passe à la Bourse : le mimétisme des moutons de Panurge. Or, pas même la Bourse n’obéit entièrement à ce mécanisme. Les économistes dits de l’école des conventions prétendent que les cours boursiers ne reflètent plus l’évolution des profits extirpés de l’activité productive réelle2. Pourquoi alors ces cours montent-ils brusquement à l’annonce des plans de licenciements, sinon pour enregistrer ou anticiper l’augmentation du taux d’exploitation de la force de travail ? La croyance en un monde autonome de croyances rencontre ici sa limite : cette croyance est un mythe et elle présente maints aspects d’une foi religieuse dont le plus étonnant est que le gain boursier apparaisse comme le fruit d’un miracle3. Ainsi, peut-on par exemple justifier aux yeux d’une population inquiète le recours à des fonds de pension ou à des fonds d’épargne salariale pour garantir des retraites qui seraient financées par la multiplication des petits pains dans la corbeille boursière, nouvelle source miraculeuse jaillie de l’autoréalisation ! Autre exemple : Bruno Ventelou affirme que si le PIB n’enregistre pas la qualité de la vie (comme l’air pur, les bonnes relations sociales), c’est « faute d’entrer imparfaitement dans la théorie » (p. 119). Enorme contresens : le PIB n’enregistre pas la qualité de la vie parce qu’heureusement celle-ci ne fait pas partie de la sphère monétaire4. Pourrait-elle en faire partie ? C’est ce qui nous pend au nez si le capitalisme réussit à marchandiser le vivant. Mais cela n’a rien à voir avec une théorie, dût-elle, cette dernière, en donner une pseudo justification a posteriori.
La problématique des conventions que Bruno Ventelou mène jusqu’au bout montre ici ses limites. À force de ne concevoir les rapports sociaux que comme un jeu coopératif, on perd de vue les rapports de forces justement. Autrement dit, on veut s’éloigner d’une démarche méthodologique individualiste et on y retombe, comme si une force irrésistible vous attirait du côté où vous penchez. Mieux encore, cet individualisme habillé de conventions sociales purement coopératives est une nouvelle figure de l’idéalisme philosophique puisque la réalité matérielle n’existe pas en soi sinon comme le produit exclusif des représentations idéologiques préalables. « L’idéologie de la rareté engendre la rareté. » (p. 163-164). Une question alors : d’où vient l’idéologie ? Réponse des conventionnalistes : de l’idéologie. L’idéologie, c’est l’idéologie ! Plus fort qu’une tautologie, une redondance ! Quelle est la cause des crises que le capitalisme engendre périodiquement ? La théorie ! Même les philosophes grecs imprégnés d’idéalisme il y a 2500 ans ne s’étaient pas autant fourvoyés.
Face à cette interprétation, une autre démarche est possible : celle d’un matérialisme très dialectique, d’une méthode holiste qui voit l’interaction de la réalité et des représentations collectives de celle-ci, à la manière d’un Marx, d’un Durkheim ou d’un Bourdieu remettant Weber sur ses pieds. L’homme ne vit pas dans un univers sans contraintes : ainsi, certaines ressources naturelles sont limitées, et le temps lui manque pour réaliser tous ses projets. Il lui faut donc inévitablement être économe, des ressources pour ne pas les gaspiller et en laisser pour ses descendants, et de son temps de travail pour pouvoir jouir de la vie. Or le capitalisme, engagé dans une course à l’accumulation sans fin, au lieu de nous éloigner de la rareté en organisant la production en masse comme ses idéologues le prétendent, nous en rapproche en surexploitant les deux choses dont nous manquons : les ressources et notre temps. Le capitalisme nous promet une certaine abondance et nous pousse vers une rareté certaine. Mais il ne réussirait pas à embarquer l’humanité dans cette impasse sans le mirage de la marchandise. L’intériorisation des normes de compétition et de rentabilité, vertus auréolées des promesses de prospérité et donc de bonheur, procure au système des représentations collectives propres à le conforter et assurer sa reproduction ainsi légitimée. C’est ainsi que l’homme, être de désir, est transformé par le capitalisme en être de besoins. Ce coup de force philosophique – assimiler désirs, indéfiniment renouvelés, et besoins, tant physiologiques que sociaux et donc définissables objectivement – n’est possible qu’en transformant les besoins bornés en besoins illimités, c’est-à-dire en désirs insatiables. De ce fait, la rareté peut être à la fois ou tour à tour réelle ou supposée, fantasmée, et aussi vécue comme une contrainte subie ou au contraire sublimée. Donner au fantasme l’apparence du réel fut la tâche historique de l’économie politique afin que l’imaginaire du développement prenne corps5.
De là vient le paradoxe suivant. Le capitalisme dans son ensemble a intérêt à l’expansion infinie de la production marchande. Mais chaque capitaliste pense tirer son épingle du jeu en gardant le maximum pour lui, quitte à développer les inégalités et, en fin de compte à ce qu’elles se retournent contre lui car le système est alors moins dynamique, voire se dirige vers la pénurie. Bien sûr, les capitalistes et leurs porte-parole se récrient contre cette accusation et invoquent alors la théorie libérale qui fait l’éloge du marché parfait garantissant la société optimale : la rationalité de l’intérêt personnel ne peut pas être antinomique avec le bonheur social.
Et bien si ! C’est le mérite du livre de Bruno Ventelou de le rappeler. Mais qui a le tort de développer un quiproquo. Ce n’est pas la théorie qui crée la rareté, c’est le capitalisme qui la crée ici et maintenant. Mais le plus grave, c’est qu’il la transmet dans le temps. Aussi faut-il être doublement vigilant vis-à-vis de certaines thèses en vogue. Vis-à-vis de la croyance selon laquelle les richesses naîtraient du virtuel de la « nouvelle économie » et de la « communication »6 : suffirait-il que tous les affamés du monde soient connectés à Internet pour qu’ils soient rassasiés ? Et vis-à-vis de cette nouvelle utopie de l’abondance, fût-elle obtenue davantage par la coopération que par la concurrence, en invoquant la bénédiction de Keynes alors que celui-ci avait par avance pris ses distances avec cette prétention dans son magnifique texte Perspectives économiques pour nos petits-enfants7 ?
(1) B. Ventelou, Au-delà de la rareté, La croissance économique comme construction sociale, Préface de B. Maris, Paris, A. Michel, 2001.
(2) A. Orléan, Le pouvoir de la finance, Paris, Ed. O. Jacob, 1999. Pour une critique, voir J.M. Harribey, « La financiarisation du capitalisme et la captation de valeur », in J.C. Delaunay, Capitalisme contemporain : questions de fond, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 67-111.
(3) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Le miroir aux alouettes », Le Passant Ordinaire, n°32, décembre 2000-janvier 2001 (disponible sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(4) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Tout ce qui vaut n’est pas argent », Le Passant Ordinaire, n°36, septembre-octobre 2001 (disponible sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(5) Voir J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, L’Harmattan, 1997.
(6) Voir J.M. Harribey, « Nouvelle économie ou nouvelle idéologie ? », Le Passant Ordinaire, n°33, février-mars 2001 (disponible sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(7) J.M. Keynes, « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », 1930, in Essais sur la monnaie et l’économie, Paris, Payot, 1971.
(2) A. Orléan, Le pouvoir de la finance, Paris, Ed. O. Jacob, 1999. Pour une critique, voir J.M. Harribey, « La financiarisation du capitalisme et la captation de valeur », in J.C. Delaunay, Capitalisme contemporain : questions de fond, Paris, L’Harmattan, 2001, p. 67-111.
(3) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Le miroir aux alouettes », Le Passant Ordinaire, n°32, décembre 2000-janvier 2001 (disponible sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(4) Voir B. Larsabal, « La bourse ou la vie : Tout ce qui vaut n’est pas argent », Le Passant Ordinaire, n°36, septembre-octobre 2001 (disponible sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(5) Voir J.M. Harribey, L’économie économe, Le développement soutenable par la réduction du temps de travail, L’Harmattan, 1997.
(6) Voir J.M. Harribey, « Nouvelle économie ou nouvelle idéologie ? », Le Passant Ordinaire, n°33, février-mars 2001 (disponible sur notre site www.passant-ordinaire.fr.st).
(7) J.M. Keynes, « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », 1930, in Essais sur la monnaie et l’économie, Paris, Payot, 1971.