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© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
© Passant n°38 [janvier 2002 - février 2002]
par Axel Honneth
Imprimer l'articleReconnaissance et justice
Quiconque a suivi de manière attentive l’évolution de la philosophie politique lors de ces dernières années a été témoin de processus théoriques par lesquels l’évolution de concepts centraux s’est accompagnée d’une transformation des orientations normatives. Jusque vers la fin des années quatre-vingt, la prédominance du marxisme en Europe et la large influence de Rawls aux Etats-Unis assuraient l’existence d’un principe directeur d’une théorie normative de l’ordre politique sans qu’il ne puisse y avoir de doute à ce propos ; malgré toutes les différences de détail, tout le monde s’accordait sur l’exigence d’éradiquer les injustices sociales ou économiques, qui ne pouvaient être justifiées sur la base de fondements raisonnés. A la place de cette idée influente de justice, qui était politiquement l’expression de l’ère de la social-démocratie, s’est installée depuis longtemps déjà une idée nouvelle qui, de prime abord, semble beaucoup moins facile à appréhender de façon univoque. L’éradication de l’inégalité ne représente plus l’objectif normatif, mais c’est plutôt l’atteinte à la dignité ou la prévention du mépris, la « dignité » ou le « respect », et non plus la « répartition équitable des biens » ou « l’égalité matérielle » qui constituent
ses catégories centrales. Utilisant une formule choc qui devait rapidement devenir paradigmatique, Nancy Fraser a qualifié ce changement de passage de l’idée de « redistribution » à l’idée de « reconnaissance ». Tandis que le premier concept est associé à l’idée de justice, qui vise la mise en place de la justice sociale à travers la redistribution des biens, conçus comme vecteurs de liberté, le second concept définit les conditions d’une société juste ayant pour objectif la reconnaissance de la dignité individuelle de tout un chacun2.
Dans la suite de mon exposé, je souhaite esquisser les contours d’une théorie de la justice qui parte du fait social et moral de la nécessité de la reconnaissance sociale. Je procéderai en trois étapes. Dans un premier temps, j’essaierai d’expliquer pourquoi il est nécessaire de faire un lien entre la justice et la reconnaissance. Dans un second temps je me pencherai sur la justification de cette thèse et, pour terminer, j’aborderai la question de l’application concrète de cette théorie dans la réalité sociale d’aujourd’hui.
I. Reconnaissance et justice
Dans les travaux que j’ai menés jusqu’à présent, j’ai fait usage de l’idée normative de la reconnaissance principalement dans un sens purement descriptif ; il s’agissait de défendre la thèse selon laquelle les attentes morales formulées réciproquement par les sujets sociaux portent sur la reconnaissance sociale par autrui de leurs aptitudes, autrui conçu à la fois comme entité générale et différente. Les implications de ce constat socio-moral sont développées dans deux directions, la première portant sur la socialisation morale des sujets et la seconde sur l’intégration morale de la société. Pour ce qui concerne la théorie de la socialisation des sujets, nous avons de bonnes raisons de supposer que la genèse de l’identité individuelle passe généralement par des stades d’intériorisation de schémas standardisés de reconnaissance sociale : l’individu apprend à se percevoir comme membre particulier et à part entière de la société en prenant progressivement conscience de besoins et de capacités propres constitutives de sa personnalité à travers les modèles de réaction positive de ses partenaires d’interaction. Dans ce sens, chaque sujet social est, de manière élémentaire, dépendant d’un univers fait de formes de comportements sociaux réglés par des principes normatifs de reconnaissance réciproque; la suppression de telles relations de reconnaissance a pour conséquence des expériences du mépris ou de l’humiliation, ce qui n’est pas sans conséquences néfastes sur la formation de l’identité de l’individu. Dans la direction opposée, celle d’un concept adéquat de société, il résulte de cette imbrication étroite entre reconnaissance et socialisation que nous ne pouvons représenter l’intégration sociale qu’en tant que processus d’inclusion réglé par des formes de reconnaissance : dans l’optique de leurs membres, les sociétés sont uniquement considérées comme des entités sociales légitimes dans la mesure où elles sont en mesure d’assurer des relations fiables de reconnaissance réciproque à tous les niveaux3. Dans cette optique, l’intégration normative des sociétés ne peut se faire que par le bais de l’institutionnalisation de principes de reconnaissance définissant à travers quelles formes de reconnaissance mutuelle les membres peuvent être intégrés dans l’ensemble de la vie sociale.
Si nous nous laissons guider par ces prémisses théorico-sociales, la conséquence qui selon moi s’impose, est qu’une éthique politique ou une morale de la société doit être conçue de façon à recouper la qualité des relations de reconnaissance assurées par la société : la justice ou le bien-être d’une société se mesure à son degré d’aptitude à garantir des conditions de reconnaissance mutuelle dans lesquelles la formation de l’identité personnelle et ce faisant, l’épanouissement individuel, pourront se réaliser dans des conditions suffisamment bonnes. Bien sûr, il ne faut pas se représenter une telle orientation vers le normatif en en tirant la simple conclusion que la cohabitation sociale idéale découle d’exigences fonctionnelles objectives. Bien plus, les exigences d’intégration sociale peuvent uniquement être comprises comme des indications de principes normatifs d’une éthique politique dans la mesure où elles se reflètent elles-mêmes dans les attentes de comportements sociaux de sujets socialisés. C’est lorsque cette condition préliminaire est remplie – et un grand nombre d’indices mentionnés auparavant abondent à mon avis dans ce sens – qu’une telle orientation me semble justifiée. Dans ce cas, notre choix des principes fondamentaux d’orientation de notre éthique politique n’est pas guidé simplement par des intérêts empiriques mais plutôt par les comportements d’attente relativement stabilisés que nous pouvons saisir comme des « dépôts » subjectifs d’impératifs d’intégration sociale. Peut-être n’est-il pas tout à fait faux de parler ici d’« intérêts quasi-transcendantaux » de l’espèce humaine et peut-être est-il même justifié de parler à ce propos d’un intérêt à « l’émancipation » dirigé vers l’abolition des dissymétries sociales et des formes d’exclusion.
Cela dit, l’expérience nous a également montré que le contenu de telles attentes de reconnaissance sociale pouvait se modifier sous le coup de la transformation structurelle des sociétés. C’est uniquement de par leur forme que ces attentes se présentent comme des constantes anthropologiques alors que leur orientation et leur destination renvoient au type d’intégration sociale qui s’est établi au sein d’une société. Ce n’est ici pas le lieu adéquat pour défendre la thèse plus poussée selon laquelle la transformation structurelle normative des sociétés doit être renvoyée à l’impulsion donnée par la lutte pour
la reconnaissance4. D’une manière générale je peux parfaitement m’imaginer qu’il soit au moins possible, en regardant l’évolution sociale, de parler d’un progrès moral dans le sens où l’exigence de reconnaissance renferme toujours un changement de valeurs qui, dans le cadre de la mobilisation, veille à tenir compte de raisons et d’arguments difficilement réfutables, ce qui aboutit à long terme à une augmentation de la qualité de l’intégration sociale. A des fins d’argumentation, il est nécessaire ici de souligner que l’intérêt fondamental qu’il y a à être socialement reconnu est toujours modelé par les principes normatifs liés aux structures élémentaires de la reconnaissance mutuelle au sein d’une formation sociale donnée. La conclusion en est qu’aujourd’hui une éthique politique ou une morale de la société devrait être axée sur les trois principes de reconnaissance qui règlent, dans nos sociétés, quelles sont les attentes légitimes susceptibles d’être reconnues par les autres membres de la société. En conséquence, ce sont les trois principes fondamentaux que sont l’amour, l’égalité et la contribution à la société (Leistung) qui, pris ensemble, déterminent ce que l’on devrait comprendre aujourd’hui par l’idée de justice sociale.
II. Egalité et réalisation individuelle
De manière indirecte, j’ai déjà fait précédemment allusion à ma manière d’imaginer la justification normative de l’idée selon laquelle le point de référence d’une conception de la justice sociale doit trouver son ancrage dans la qualité des relations de reconnaissance mutuelle au sein d’une société. Pour les sociétés modernes, je pars ce faisant de la prémisse que l’égalité sociale consiste à permettre à tous les membres de la société de se forger une identité individuelle. Pour moi, cette formulation revient à dire que le véritable but recherché lorsque l’on parle de l’égalité de traitement de tous les sujets dans nos sociétés doit être la possibilité pour tous de réalisation individuelle. La question qui se pose est cependant de savoir à partir d’un tel point de départ (libéral), s’il est possible d’en arriver à la conclusion que c’est la qualité des conditions de reconnaissance sociale qui doit constituer le cœur d’une éthique politique ou d’une morale de la société. Mon idée est, ici comme je l’ai déjà évoqué, que nous devrions généraliser nos connaissances relatives aux conditions sociales de la formation de l’identité dans une conception qui prenne la forme d’une théorie de la moralité de type égalitaire. Dans une telle conception, nous exprimions quelles conditions nous considérons comme impératives pour donner à chaque individu la même chance de réaliser pleinement sa personnalité individuelle. (…)
A la différence du premier Rawls, je suis convaincu que le fait d’avancer moult arguments de nature théorique ne peut pas remplacer la démarche consistant à regrouper l’ensemble de nos connaissances pour les généraliser et développer une conception de la vie bonne qui soit toujours tangible et actuelle5. Nous pouvons élaborer cette théorie à la lumière de l’ensemble des connaissances dont nous disposons mais nous ne pouvons pas caresser l’espoir de parvenir un jour à lui donner un caractère exhaustif à travers des données empiriques ou des suppositions théoriques. C’est pour cela que la théorie de la reconnaissance, dans la mesure où elle peut désormais être comprise comme une conception téléologique de la justice sociale, prend aussi la forme d’une esquisse de la vie bonne à caractère hypothétique et général. En utilisant toutes les connaissances qui se recoupent, cette ébauche fait un relevé des formes de reconnaissance réciproque dont ont besoin les sujets afin de se forger une identité la plus intacte possible.
III. Principes normatifs
de la justice sociale
Même si ces raisonnements ont tracé les grands traits du statut normatif de la théorie de la reconnaissance face au problème de la justice, la tâche considérable consistant à déterminer les principes directeurs de la justice sociale reste cependant à accomplir. La question de savoir comment les principes correspondants peuvent intervenir dans l’évaluation de conflits sociaux requiert également, au minimum, l’esquisse d’un début de solution.
Jusqu’ici, j’ai esquissé mon raisonnement jusqu’au point où il apparaît de manière claire pourquoi une morale de la société doit se référer à la qualité des relations de reconnaissance sociale. D’après mon analyse, l’argument décisif réside dans la thèse largement fondée selon laquelle la possibilité pour le sujet de réaliser son autonomie individuelle dépend des conditions préalables dont il dispose pour développer un rapport à soi intact à travers l’expérience de la reconnaissance sociale. C’est le lien avec cette conception éthique qui permet l’introduction d’un élément temporel dans le projet d’une morale de société, à mesure que la structure des relations de reconnaissance change de manière durable au cours du processus historique. Ce que les sujets peuvent respectivement considérer comme étant les dimensions de leur personnalité pour lesquelles ils sont en droit d’attendre légitimement une reconnaissance sociale se mesure au mode normatif de leur inclusion dans la société et ainsi, au degré de différenciation des sphères de reconnaissance. On peut par conséquent aussi interpréter la morale de société qui y correspond comme étant une forme de l’articulation normative de ces principes, qui, dans une formation sociale donnée, règlent la manière dont les sujets doivent se reconnaître réciproquement. Cette fonction qui n’est pour l’instant qu’affirmative, et peut-être même conservatrice, correspond à la représentation selon laquelle aujourd’hui, une théorie de la justice doit comprendre trois principes de même valeur, que l’on peut concevoir sans exception comme principes de reconnaissance. Afin de pouvoir réellement user de leur autonomie individuelle, il revient de manière égale à chaque sujet d’être reconnu, selon le type de relation sociale, dans ses besoins, dans son égal accès aux droits et dans sa contribution à la société. Comme le laisse entendre une telle formulation, le contenu de ce que l’on qualifie de « juste » se mesure chaque fois en fonction du type de relation sociale que les sujets entretiennent entre eux: s’il s’agit d’une relation caractérisée par la référence à l’amour, c’est le principe du besoin qui prévaut, tandis que dans les relations se référant au droit, c’est le principe d’égalité qui vient en priorité et que dans les relations de type coopératif, on applique le principe de la rémunération. A la différence de David Miller, qui part d’un pluralisme comparable entre trois principes de justice (need, equality, desert), la tripartition que je propose ne résulte ni d’un simple accord avec les résultats de la recherche empirique sur la justice, ni de la différence socio-ontologique de modèles de relations, mais de la connaissance des conditions historiques de la formation de l’identité personnelle : c’est parce que nous vivons dans un ordre social où les individus ont la possibilité de développer une identité intacte grâce à l’attention affective, l’accès égal aux droits et, enfin, l’estime sociale, qu’il semble approprié, au nom de l’autonomie individuelle, de faire des trois principes de reconnaissance qui y correspondent, le cœur normatif d’une conception de justice sociale. Une autre différence, par rapport à l’approche de David Miller, réside dans le fait qu’il aimerait que ces trois principes ne soient compris que comme des principes de redistribution, réglant en fonction des sphères spécifiques la manière dont les biens estimés doivent être répartis, alors qu’en ce qui me concerne, je cherche à appréhender les trois principes avant tout comme des formes de reconnaissance, de sorte que des conceptions spécifiques et des considérations morales soient à chaque fois obligatoirement associées. Ce n’est que lorsque ces types de respect moral ont à la fois des conséquences sur la répartition de certains biens que je parlerais également, au sens indirect du terme, de principes de redistribution.
Malgré ces différences, les points communs essentiels qui existent entre ces deux approches ne doivent cependant pas être oubliés. Sans recourir à des hypothèses téléologiques ou à des présuppositions éthiques, David Miller part lui aussi d’une certitude, à savoir que l’idée moderne de justice sociale doit être décomposée en trois facettes désignant chacune un des points de vue à partir duquel les individus doivent être traités de la même manière6. Il fait une distinction entre les principes de besoin, d’égalité et de rémunération, à la manière de celle que j’ai faite en parlant précédemment de la différenciation entre les trois principes basés sur la reconnaissance de l’amour, de l’égalité juridique et de l’estime sociale. Dans les deux cas, il ne faut pas être étonné de voir apparaître en deux endroits à la fois le terme d’« égalité », parce que cela touche à deux niveaux de la conception de la justice: à un niveau supérieur, cela signifie que tous les sujets gagnent de la même manière à être reconnus selon le type de relation sociale, dans leurs besoins, dans leur autonomie juridique ou dans leur contribution à la société ; à un niveau inférieur, c’est le principe de l’autonomie juridique qui joue, ce qui implique l’égalité de traitement entre tous et revêt ainsi, au sens strict, un caractère égalitaire7. On peut donc, au nom d’une égalité de niveau supérieur, pour l’exprimer de manière paradoxale, faire valoir, en fonction de la sphère prise en considération, soit l’utilisation du principe d’égalité juridique, soit celle des deux autres principes de reconnaissance qui ne sont pas égalitaires au sens strict du terme.
Le rôle critique d’une conception de la justice basée sur la théorie
de la reconnaissance
Mais la question décisive concerne certainement le problème de savoir comment une telle conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance peut, au-delà de la simple tâche affirmative, jouer également un rôle critique et progressif8. En effet, la controverse entre Nancy Fraser et moi-même, porte essentiellement sur la question de savoir dans quelle mesure, à l’aide d’une telle théorie, il est possible de s’exprimer de manière normative sur l’orientation que devrait prendre autant que possible le développement des confrontations sociales actuelles. Jusqu’ici, il n’était question que du rôle affirmatif que devrait pouvoir jouer la conception de la justice esquissée, dans la mesure où elle tente de garder en tête la pluralité irréductible des principes de justice dans la modernité: nous sommes ici en présence de trois principes indépendants de reconnaissance, spécifiques à des sphères – c’est ce que j’ai voulu mettre en lumière – qui doivent être validés en tant que modèles standards distincts de justice, lorsque les conditions intersubjectives de l’intégrité personnelle de tous les sujets doivent être protégées. Certes avec une telle faculté de différenciation, que l’on pourrait peut-être qualifier avec Michael Walzer de « Art of separation », de justice immanente, on n’a encore rien dit sur le rôle critique qu’une telle conception de justice devrait pouvoir jouer lorsqu’il est question de l’évaluation morale des luttes sociales.
Dans ce second cas, il ne s’agit plus simplement d’expliciter dans leur pluralité les principes de justice existants et ancrés dans le social, mais de la tâche beaucoup plus ardue de développer des critères normatifs à partir du concept pluriel de justice, à l’aide desquels des développements actuels peuvent être critiqués à la lumière de potentialités futures. Quiconque ne veut pas s’empêtrer dans une actualité à courte vue partant des buts visés par les mouvements sociaux actuellement les plus influents ne parviendra pas à développer de tels critères en lien avec des formulations sur le progrès moral des sociétés dans leur ensemble. En effet, l’évaluation des confrontations actuelles exige une appréciation du potentiel normatif contenu dans certaines revendications visant un changement, qui ne promettent pas seulement des améliorations à court terme, mais laissent espérer également un relèvement durable du niveau moral de l’intégration sociale. Il est nécessaire, alors, d’inscrire la théorie de la justice, esquissée jusqu’ici à grands traits, dans le cadre englobant d’une conception du progrès, qui est en mesure de rendre compte de l’évolution de la constitution morale des sociétés. Ce n’est qu’à partir de là que l’on peut voir, avec un fondement qui n’est pas seulement relativiste, dans quelle mesure certaines exigences sociales gagnent à pouvoir être justifiées de façon normative.
Malheureusement, le temps qui m’est imparti pour mon exposé me laisse à peine le celui d’esquisser les contours d’une telle conception du progrès. J’ai certes sans cesse donné jusqu’ici dans ma réplique des indications éparses quant à la nécessité et la possibilité tout à la fois, d’une conception du développement des rapports sociaux de reconnaissance, mais je ne peux livrer ici qu’un résumé sommaire, dont la fonction essentielle doit être de permettre au concept de la justice basé sur la théorie de la reconnaissance de fournir des jugements normatifs justifiés sur des confrontations sociales du temps présent. Dans le passage où j’ai exposé succinctement les rapports de reconnaissance dans les sociétés capitalistes libérales9, j’ai dû naturellement partir d’une série d’hypothèses implicites concernant l’orientation morale du développement social. En effet, leurs principes internes ne peuvent être considérés comme le point de départ légitime et justifié d’un projet d’éthique politique qu’à condition qu’il s’agisse, dans l’ordre social renouvelé, d’une forme moralement supérieure d’intégration sociale. Comme tous les théoriciens de la société attachés à une approche interne partant de la légitimité de l’ordre social moderne, qu’il s’agisse de Hegel, de Marx ou de Durkheim, j’ai dû également, dans un premier temps, partir de l’hypothèse d’une supériorité morale de la modernité, dans la mesure où je suppose que sa constitution normative est le résultat d’un développement dans le passé doté d’une visée. Je n’ai fait qu’évoquer en passant les critères qui me permettaient de décrire la différenciation de trois sphères de reconnaissance distinctes comme relevant d’un progrès moral: avec la formation de trois sphères distinctes, tous les membres du nouveau type de société ont une chance accrue de parvenir à un degré supérieur d’individualité car ils peuvent expérimenter leur propre personnalité à travers les différents modèles de reconnaissance. Maintenant, si ces convictions d’arrière-plan sont explicitées, on obtient deux critères, qui pris ensemble, peuvent justifier l’idée d’un progrès dans les rapports de reconnaissance : d’un côté nous avons affaire à un processus d’individualisation, donc à une augmentation des chances d’articulation légitime des différents aspects de la personnalité, et de l’autre côté, à un processus d’inclusion sociale, à savoir une intégration croissante de sujets dans l’univers des membres à part entière de la société. Il est facile de constater à quel point ces deux critères sont liés de manière interne aux prémisses théoriques et sociales d’une théorie de la reconnaissance, dans la mesure où ils esquissent deux possibilités de surcroît de reconnaissance sociale : si l’intégration sociale s’opère par le biais de l’établissement de rapports de reconnaissance, à travers lesquels les sujets obtiennent une approbation sociale pour certains aspects de leur personnalité et deviennent ainsi membres de la société, la qualité morale de cette intégration sociale peut alors s’améliorer grâce à une augmentation des aspects reconnus de la personnalité ou par l’inclusion des individus, en résumé, soit par individualisation, soit par croissance de l’inclusion sociale. L’essentiel de cette amélioration qualitative réside avant tout dans le fait que, avec le découplage entre reconnaissance juridique et estime sociale au niveau le plus basique, cette idée parvienne en même temps à percer et par conséquent que tous les sujets doivent disposer des mêmes chances de parvenir à l’épanouissement individuel à travers la participation à des rapports de reconnaissance.
Evaluation des progrès moraux
Ainsi, avec quelques mots-clé, on a justifié pourquoi l’infrastructure morale des sociétés modernes capitalistes libérales peut être considérée comme le point de départ légitime d’une éthique politique. Vient alors la question de savoir comment évaluer les progrès moraux au sein de telles sociétés. Il est évident que la solution à ce problème ne peut se trouver que dans le cadre de ce modèle d’égalité tripolaire, qui est apparu comme réalité normative avec la différenciation des trois sphères de reconnaissance : ce qui doit être désormais appelé « juste » sera estimé, selon les sphères, soit par rapport à l’idée de réponse à un besoin affectif, d’égalité des droits ou d’équité dans la rémunération, et les paramètres du progrès moral au sein du nouvel ordre social ne peuvent être définis que par rapport aux trois principes. C’est par l’idée de « valeur de surplomb » (Geltungsüberhang) que cela prend la signification déjà mentionnée dans le cadre de la présentation des trois sphères de reconnaissance. Par la suite, je peux, dans un second temps, montrer que la fonction critique d’une conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance ne doit pas se limiter à la revendication juridique de ces « valeurs de surplomb » spécifiques aux sphères, mais qu’elle doit au contraire englober également l’examen de la délimitation des frontières entre les sphères de valeur. Il est vrai que je dois ici aussi me contenter de maigres explications.
Comme je l’ai dit jusqu’à présent, les progrès au sein des rapports sociaux de reconnaissance s’accomplissent
le long des deux dimensions de l’individualisation et de l’inclusion sociale : soit de nouveaux aspects de la personnalité s’ouvrent à la reconnaissance réciproque, de telle sorte qu’augmente la proportion de l’individualité socialement confirmée, soit un surplus de personnes est intégré aux rapports de reconnaissance existants, de sorte que s’élargit le cercle des sujets se reconnaissant réciproquement. Avec le nouvel ordre tripartite de reconnaissance, apparu avec la société capitaliste moderne, on ne sait cependant plus très bien, en effet, si ce (double) critère de progrès peut encore trouver une application. En effet, les trois sphères de reconnaissance sont respectivement caractérisées par des principes normatifs, dont les critères internes déterminent ce qui peut être tenu pour « juste » ou « injuste ». Sur ce point, je suis d’avis que seule l’idée auparavant esquissée peut nous aider à progresser, à savoir que chaque principe de reconnaissance possède respectivement une « valeur de surplomb » spécifique, dont la signification normative s’exprime dans les faits par une lutte incessante pour son application adéquate et son interprétation. Il est ainsi possible à tout moment, au sein de chaque sphère, d’amorcer à nouveau une dialectique morale du général et du particulier, qui fait valoir un point de vue particulier (besoin, conditions de vie, contribution à la société) par référence au principe général de reconnaissance (amour, droit, prestation) et qui n’a pas encore été raisonnablement prise en considération. C’est cette « valeur de surplomb » des principes de reconnaissance face à la facticité de leur interprétation sociale, auquel se rattache la théorie de la justice esquissée, qui peut être hissée en tant que fonction critique: face aux pratiques dominantes d’interprétation, elle fait valoir qu’il existe à ce jour des états de faits particuliers et négligés, dont la considération morale exigerait l’élargissement respectif des sphères de reconnaissance. A vrai dire, une telle critique ne parvient à gagner un point de vue lui permettant de faire la différence entre des formes fondées ou non fondées du particulier, qu’après avoir traduit le critère général de progrès, auparavant esquissé, dans la sémantique des sphères de reconnaissance respectives : une exigence raisonnable et légitime se reconnaît ici par la possibilité de comprendre les conséquences de sa mise en place possible comme un gain en individualité ou en inclusion sociale.
Même si ces formulations peuvent rappeler de loin la philosophie de l’histoire de Hegel, elles ne doivent être utilisées que pour rendre compte des conditions théoriques dans lesquelles le concept de justice basé sur la théorie de la reconnaissance puisse aujourd’hui jouer un rôle critique. L’identification de prétentions morales justifiées, qui semble nécessaire pour une telle tâche, n’est possible que si l’on a tout d’abord mis des termes sur les principes de justice, en référence desquels une prétention peut être légitimement élevée. Dans mon modèle, cela correspond à l’idée selon laquelle nous avons affaire, dans notre société, à trois principes de reconnaissance fondamentaux dotés respectivement d’une « valeur de surplomb » normative qui leur est spécifique et qui permettent de revendiquer des différences ou des états de faits restés jusque là négligés. Parmi le grand nombre d’exigences particulières faisant typiquement l’objet de revendications de reconnaissance dans les luttes sociales, il faut trier celles qui sont justifiées moralement, et en second lieu, utiliser nécessairement un critère de progrès explicite et toujours formulé. En effet, seules les exigences conduisant potentiellement à un élargissement des rapports sociaux de reconnaissance, peuvent vraiment être considérées de manière valable comme normatives, car elles vont dans le sens d’un relèvement du niveau moral de l’intégration sociale. Les deux points de repère que sont l’individualisation et l’augmentation de l’inclusion, que j’ai esquissés précédemment, représentent les critères grâce auxquels un tel examen peut être entrepris.
Pour rendre compte de la manière avec laquelle le critère de progrès mentionné peut s’appliquer au sein des trois sphères de reconnaissance, nous avons besoin d’une certaine plausibilité. En effet, il semble que la question du progrès dans l’application du principe d’égalité ne soit claire, et dans une certaine mesure, que pour la sphère du droit moderne, alors qu’il n’en va pas de même pour les principes de reconnaissance de l’amour et de la contribution à la société. Comme dans de nombreux contextes normatifs, il peut être utile dans un premier temps de reformuler le critère positif en négatif et, conformément à cela, prendre comme point de départ l’idée d’une suppression des obstacles correspondants : un progrès moral dans la sphère de l’amour peut ainsi vouloir dire supprimer pas à pas ces clichés relatifs aux rôles, ces stéréotypes et affectations culturelles qui gênent de manière structurelle la possibilité d’une adaptation réciproque aux besoins des autres. Pour les sphères basées sur la reconnaissance de l’estime sociale, un tel progrès signifiera mettre radicalement en question ces constructions culturelles qui, dans le passé du capitalisme industriel, n’ont pris soin de ne compter qu’un petit cercle d’activités parmi le travail digne d’un salaire (Erwerbsarbeit). Mais un tel modèle de progrès basé sur la différenciation sectorielle se trouve confronté à une nouvelle difficulté, que j’aimerais aborder pour finir, car elle illustre toute la complexité de la tâche à surmonter.
Dans l’exposé de la situation montrant que le principe de l’égalité de traitement devant la justice dans la sphère de l’estime liée à l’activité avait progressé avec la construction de l’Etat social, il est apparu à quel point les progrès moraux dans l’ordre social moderne pouvaient aussi mener à de nouvelles délimitations de frontières entre les différentes sphères basées sur la reconnaissance, car il ne fait pas de doute que c’était dans l’intérêt des classes en permanence menacées par la misère économique, que de détacher une partie du statut social basé sur le travail et de le transformer en une obligation de la reconnaissance par des droits. Dans de tels cas de déplacements de frontières, on ne peut parler de progrès moral, que si les conditions sociales de formation de l’identité personnelle sont durablement améliorées pour les membres de groupes particuliers ou de classes, à travers le déplacement partiel sur un nouveau principe. Il semble que ce soit surtout des processus d’extension du droit, c’est-à-dire des tendances à l’expansion du principe juridique d’égalité de traitement, qui soient dotés de la capacité d’intervenir dans d’autres sphères de reconnaissance pour procéder à des corrections et veiller ainsi à la garantie des conditions d’identité minimale. C’est cette circonstance qui permet de reconnaître la logique morale étant à l’origine de ce déplacement de frontière, tant qu’elle se déroule à partir de la sphère du droit en direction des deux sphères de reconnaissance : car comme le principe normatif du droit moderne, pris en tant que principe de respect réciproque entre personnes autonomes, possède à l’origine un caractère inconditionnel, tous les sujets concernés peuvent s’en prévaloir dès le moment où ils constatent que les conditions nécessaires à l’autonomie individuelle dans d’autres sphères ne sont plus suffisamment sauvegardées. Les luttes pour imposer les droits sociaux, que nous avons déjà évoquées, ne sont pas les seuls exemples qui illustrent ces processus d’extension du droit partis depuis le «« bas ». Il y a aussi les débats largement ramifiés qui sont menés aujourd’hui sur la garantie juridique d’un traitement d’égalité réciproque au sein du couple et de la famille: l’argument central est qu’eu égard à la domination structurelle des hommes dans la sphère privée, les conditions pour une autodétermination des femmes ne peuvent être sauvegardées, que si elles prennent la forme de droits garantis de manière contractuelle et deviennent ainsi un devoir propre à la reconnaissance juridique.
Il découle de ces réflexions qu’un concept de la justice basé sur la théorie de la reconnaissance peut assumer une fonction critique, et non pas seulement là ou il est question de la défense juridique de progrès moraux dans les sphères de reconnaissance respectives. On a également constamment besoin d’un examen réflexif des frontières qui se sont établies entre les territoires respectifs des différents principes de reconnaissance, car le soupçon ne peut jamais être levé, que le partage du travail établi entre les sphères morales ne porte atteinte aux possibilités de formation de l’identité individuelle. Et il n’est pas rare qu’une telle remise en question en vienne à la conclusion qu’un élargissement des droits individuels est nécessaire lorsque, sous le régime des principes normatifs de « l’amour » ou de la « contribution », les conditions de respect et d’autonomie ne sont pas suffisamment garanties. L’esprit critique d’un tel concept de justice peut bien sûr ici entrer en conflit avec sa fonction propre de préservation, puisque toutes les légitimations morales en faveur des déplacements de frontières comportent également la nécessité d’un maintien de la séparation des sphères, car les conditions de la réalisation individuelle dans la société moderne ne sont, comme nous l’avons vu, garanties que socialement, lorsque les sujets ont la possibilité de faire l’expérience d’une reconnaissance intersubjective, non seulement de leur autonomie personnelle, mais aussi de leurs besoins spécifiques et de leurs capacités particulières.
Axel Honneth
* Politologue.
ses catégories centrales. Utilisant une formule choc qui devait rapidement devenir paradigmatique, Nancy Fraser a qualifié ce changement de passage de l’idée de « redistribution » à l’idée de « reconnaissance ». Tandis que le premier concept est associé à l’idée de justice, qui vise la mise en place de la justice sociale à travers la redistribution des biens, conçus comme vecteurs de liberté, le second concept définit les conditions d’une société juste ayant pour objectif la reconnaissance de la dignité individuelle de tout un chacun2.
Dans la suite de mon exposé, je souhaite esquisser les contours d’une théorie de la justice qui parte du fait social et moral de la nécessité de la reconnaissance sociale. Je procéderai en trois étapes. Dans un premier temps, j’essaierai d’expliquer pourquoi il est nécessaire de faire un lien entre la justice et la reconnaissance. Dans un second temps je me pencherai sur la justification de cette thèse et, pour terminer, j’aborderai la question de l’application concrète de cette théorie dans la réalité sociale d’aujourd’hui.
I. Reconnaissance et justice
Dans les travaux que j’ai menés jusqu’à présent, j’ai fait usage de l’idée normative de la reconnaissance principalement dans un sens purement descriptif ; il s’agissait de défendre la thèse selon laquelle les attentes morales formulées réciproquement par les sujets sociaux portent sur la reconnaissance sociale par autrui de leurs aptitudes, autrui conçu à la fois comme entité générale et différente. Les implications de ce constat socio-moral sont développées dans deux directions, la première portant sur la socialisation morale des sujets et la seconde sur l’intégration morale de la société. Pour ce qui concerne la théorie de la socialisation des sujets, nous avons de bonnes raisons de supposer que la genèse de l’identité individuelle passe généralement par des stades d’intériorisation de schémas standardisés de reconnaissance sociale : l’individu apprend à se percevoir comme membre particulier et à part entière de la société en prenant progressivement conscience de besoins et de capacités propres constitutives de sa personnalité à travers les modèles de réaction positive de ses partenaires d’interaction. Dans ce sens, chaque sujet social est, de manière élémentaire, dépendant d’un univers fait de formes de comportements sociaux réglés par des principes normatifs de reconnaissance réciproque; la suppression de telles relations de reconnaissance a pour conséquence des expériences du mépris ou de l’humiliation, ce qui n’est pas sans conséquences néfastes sur la formation de l’identité de l’individu. Dans la direction opposée, celle d’un concept adéquat de société, il résulte de cette imbrication étroite entre reconnaissance et socialisation que nous ne pouvons représenter l’intégration sociale qu’en tant que processus d’inclusion réglé par des formes de reconnaissance : dans l’optique de leurs membres, les sociétés sont uniquement considérées comme des entités sociales légitimes dans la mesure où elles sont en mesure d’assurer des relations fiables de reconnaissance réciproque à tous les niveaux3. Dans cette optique, l’intégration normative des sociétés ne peut se faire que par le bais de l’institutionnalisation de principes de reconnaissance définissant à travers quelles formes de reconnaissance mutuelle les membres peuvent être intégrés dans l’ensemble de la vie sociale.
Si nous nous laissons guider par ces prémisses théorico-sociales, la conséquence qui selon moi s’impose, est qu’une éthique politique ou une morale de la société doit être conçue de façon à recouper la qualité des relations de reconnaissance assurées par la société : la justice ou le bien-être d’une société se mesure à son degré d’aptitude à garantir des conditions de reconnaissance mutuelle dans lesquelles la formation de l’identité personnelle et ce faisant, l’épanouissement individuel, pourront se réaliser dans des conditions suffisamment bonnes. Bien sûr, il ne faut pas se représenter une telle orientation vers le normatif en en tirant la simple conclusion que la cohabitation sociale idéale découle d’exigences fonctionnelles objectives. Bien plus, les exigences d’intégration sociale peuvent uniquement être comprises comme des indications de principes normatifs d’une éthique politique dans la mesure où elles se reflètent elles-mêmes dans les attentes de comportements sociaux de sujets socialisés. C’est lorsque cette condition préliminaire est remplie – et un grand nombre d’indices mentionnés auparavant abondent à mon avis dans ce sens – qu’une telle orientation me semble justifiée. Dans ce cas, notre choix des principes fondamentaux d’orientation de notre éthique politique n’est pas guidé simplement par des intérêts empiriques mais plutôt par les comportements d’attente relativement stabilisés que nous pouvons saisir comme des « dépôts » subjectifs d’impératifs d’intégration sociale. Peut-être n’est-il pas tout à fait faux de parler ici d’« intérêts quasi-transcendantaux » de l’espèce humaine et peut-être est-il même justifié de parler à ce propos d’un intérêt à « l’émancipation » dirigé vers l’abolition des dissymétries sociales et des formes d’exclusion.
Cela dit, l’expérience nous a également montré que le contenu de telles attentes de reconnaissance sociale pouvait se modifier sous le coup de la transformation structurelle des sociétés. C’est uniquement de par leur forme que ces attentes se présentent comme des constantes anthropologiques alors que leur orientation et leur destination renvoient au type d’intégration sociale qui s’est établi au sein d’une société. Ce n’est ici pas le lieu adéquat pour défendre la thèse plus poussée selon laquelle la transformation structurelle normative des sociétés doit être renvoyée à l’impulsion donnée par la lutte pour
la reconnaissance4. D’une manière générale je peux parfaitement m’imaginer qu’il soit au moins possible, en regardant l’évolution sociale, de parler d’un progrès moral dans le sens où l’exigence de reconnaissance renferme toujours un changement de valeurs qui, dans le cadre de la mobilisation, veille à tenir compte de raisons et d’arguments difficilement réfutables, ce qui aboutit à long terme à une augmentation de la qualité de l’intégration sociale. A des fins d’argumentation, il est nécessaire ici de souligner que l’intérêt fondamental qu’il y a à être socialement reconnu est toujours modelé par les principes normatifs liés aux structures élémentaires de la reconnaissance mutuelle au sein d’une formation sociale donnée. La conclusion en est qu’aujourd’hui une éthique politique ou une morale de la société devrait être axée sur les trois principes de reconnaissance qui règlent, dans nos sociétés, quelles sont les attentes légitimes susceptibles d’être reconnues par les autres membres de la société. En conséquence, ce sont les trois principes fondamentaux que sont l’amour, l’égalité et la contribution à la société (Leistung) qui, pris ensemble, déterminent ce que l’on devrait comprendre aujourd’hui par l’idée de justice sociale.
II. Egalité et réalisation individuelle
De manière indirecte, j’ai déjà fait précédemment allusion à ma manière d’imaginer la justification normative de l’idée selon laquelle le point de référence d’une conception de la justice sociale doit trouver son ancrage dans la qualité des relations de reconnaissance mutuelle au sein d’une société. Pour les sociétés modernes, je pars ce faisant de la prémisse que l’égalité sociale consiste à permettre à tous les membres de la société de se forger une identité individuelle. Pour moi, cette formulation revient à dire que le véritable but recherché lorsque l’on parle de l’égalité de traitement de tous les sujets dans nos sociétés doit être la possibilité pour tous de réalisation individuelle. La question qui se pose est cependant de savoir à partir d’un tel point de départ (libéral), s’il est possible d’en arriver à la conclusion que c’est la qualité des conditions de reconnaissance sociale qui doit constituer le cœur d’une éthique politique ou d’une morale de la société. Mon idée est, ici comme je l’ai déjà évoqué, que nous devrions généraliser nos connaissances relatives aux conditions sociales de la formation de l’identité dans une conception qui prenne la forme d’une théorie de la moralité de type égalitaire. Dans une telle conception, nous exprimions quelles conditions nous considérons comme impératives pour donner à chaque individu la même chance de réaliser pleinement sa personnalité individuelle. (…)
A la différence du premier Rawls, je suis convaincu que le fait d’avancer moult arguments de nature théorique ne peut pas remplacer la démarche consistant à regrouper l’ensemble de nos connaissances pour les généraliser et développer une conception de la vie bonne qui soit toujours tangible et actuelle5. Nous pouvons élaborer cette théorie à la lumière de l’ensemble des connaissances dont nous disposons mais nous ne pouvons pas caresser l’espoir de parvenir un jour à lui donner un caractère exhaustif à travers des données empiriques ou des suppositions théoriques. C’est pour cela que la théorie de la reconnaissance, dans la mesure où elle peut désormais être comprise comme une conception téléologique de la justice sociale, prend aussi la forme d’une esquisse de la vie bonne à caractère hypothétique et général. En utilisant toutes les connaissances qui se recoupent, cette ébauche fait un relevé des formes de reconnaissance réciproque dont ont besoin les sujets afin de se forger une identité la plus intacte possible.
III. Principes normatifs
de la justice sociale
Même si ces raisonnements ont tracé les grands traits du statut normatif de la théorie de la reconnaissance face au problème de la justice, la tâche considérable consistant à déterminer les principes directeurs de la justice sociale reste cependant à accomplir. La question de savoir comment les principes correspondants peuvent intervenir dans l’évaluation de conflits sociaux requiert également, au minimum, l’esquisse d’un début de solution.
Jusqu’ici, j’ai esquissé mon raisonnement jusqu’au point où il apparaît de manière claire pourquoi une morale de la société doit se référer à la qualité des relations de reconnaissance sociale. D’après mon analyse, l’argument décisif réside dans la thèse largement fondée selon laquelle la possibilité pour le sujet de réaliser son autonomie individuelle dépend des conditions préalables dont il dispose pour développer un rapport à soi intact à travers l’expérience de la reconnaissance sociale. C’est le lien avec cette conception éthique qui permet l’introduction d’un élément temporel dans le projet d’une morale de société, à mesure que la structure des relations de reconnaissance change de manière durable au cours du processus historique. Ce que les sujets peuvent respectivement considérer comme étant les dimensions de leur personnalité pour lesquelles ils sont en droit d’attendre légitimement une reconnaissance sociale se mesure au mode normatif de leur inclusion dans la société et ainsi, au degré de différenciation des sphères de reconnaissance. On peut par conséquent aussi interpréter la morale de société qui y correspond comme étant une forme de l’articulation normative de ces principes, qui, dans une formation sociale donnée, règlent la manière dont les sujets doivent se reconnaître réciproquement. Cette fonction qui n’est pour l’instant qu’affirmative, et peut-être même conservatrice, correspond à la représentation selon laquelle aujourd’hui, une théorie de la justice doit comprendre trois principes de même valeur, que l’on peut concevoir sans exception comme principes de reconnaissance. Afin de pouvoir réellement user de leur autonomie individuelle, il revient de manière égale à chaque sujet d’être reconnu, selon le type de relation sociale, dans ses besoins, dans son égal accès aux droits et dans sa contribution à la société. Comme le laisse entendre une telle formulation, le contenu de ce que l’on qualifie de « juste » se mesure chaque fois en fonction du type de relation sociale que les sujets entretiennent entre eux: s’il s’agit d’une relation caractérisée par la référence à l’amour, c’est le principe du besoin qui prévaut, tandis que dans les relations se référant au droit, c’est le principe d’égalité qui vient en priorité et que dans les relations de type coopératif, on applique le principe de la rémunération. A la différence de David Miller, qui part d’un pluralisme comparable entre trois principes de justice (need, equality, desert), la tripartition que je propose ne résulte ni d’un simple accord avec les résultats de la recherche empirique sur la justice, ni de la différence socio-ontologique de modèles de relations, mais de la connaissance des conditions historiques de la formation de l’identité personnelle : c’est parce que nous vivons dans un ordre social où les individus ont la possibilité de développer une identité intacte grâce à l’attention affective, l’accès égal aux droits et, enfin, l’estime sociale, qu’il semble approprié, au nom de l’autonomie individuelle, de faire des trois principes de reconnaissance qui y correspondent, le cœur normatif d’une conception de justice sociale. Une autre différence, par rapport à l’approche de David Miller, réside dans le fait qu’il aimerait que ces trois principes ne soient compris que comme des principes de redistribution, réglant en fonction des sphères spécifiques la manière dont les biens estimés doivent être répartis, alors qu’en ce qui me concerne, je cherche à appréhender les trois principes avant tout comme des formes de reconnaissance, de sorte que des conceptions spécifiques et des considérations morales soient à chaque fois obligatoirement associées. Ce n’est que lorsque ces types de respect moral ont à la fois des conséquences sur la répartition de certains biens que je parlerais également, au sens indirect du terme, de principes de redistribution.
Malgré ces différences, les points communs essentiels qui existent entre ces deux approches ne doivent cependant pas être oubliés. Sans recourir à des hypothèses téléologiques ou à des présuppositions éthiques, David Miller part lui aussi d’une certitude, à savoir que l’idée moderne de justice sociale doit être décomposée en trois facettes désignant chacune un des points de vue à partir duquel les individus doivent être traités de la même manière6. Il fait une distinction entre les principes de besoin, d’égalité et de rémunération, à la manière de celle que j’ai faite en parlant précédemment de la différenciation entre les trois principes basés sur la reconnaissance de l’amour, de l’égalité juridique et de l’estime sociale. Dans les deux cas, il ne faut pas être étonné de voir apparaître en deux endroits à la fois le terme d’« égalité », parce que cela touche à deux niveaux de la conception de la justice: à un niveau supérieur, cela signifie que tous les sujets gagnent de la même manière à être reconnus selon le type de relation sociale, dans leurs besoins, dans leur autonomie juridique ou dans leur contribution à la société ; à un niveau inférieur, c’est le principe de l’autonomie juridique qui joue, ce qui implique l’égalité de traitement entre tous et revêt ainsi, au sens strict, un caractère égalitaire7. On peut donc, au nom d’une égalité de niveau supérieur, pour l’exprimer de manière paradoxale, faire valoir, en fonction de la sphère prise en considération, soit l’utilisation du principe d’égalité juridique, soit celle des deux autres principes de reconnaissance qui ne sont pas égalitaires au sens strict du terme.
Le rôle critique d’une conception de la justice basée sur la théorie
de la reconnaissance
Mais la question décisive concerne certainement le problème de savoir comment une telle conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance peut, au-delà de la simple tâche affirmative, jouer également un rôle critique et progressif8. En effet, la controverse entre Nancy Fraser et moi-même, porte essentiellement sur la question de savoir dans quelle mesure, à l’aide d’une telle théorie, il est possible de s’exprimer de manière normative sur l’orientation que devrait prendre autant que possible le développement des confrontations sociales actuelles. Jusqu’ici, il n’était question que du rôle affirmatif que devrait pouvoir jouer la conception de la justice esquissée, dans la mesure où elle tente de garder en tête la pluralité irréductible des principes de justice dans la modernité: nous sommes ici en présence de trois principes indépendants de reconnaissance, spécifiques à des sphères – c’est ce que j’ai voulu mettre en lumière – qui doivent être validés en tant que modèles standards distincts de justice, lorsque les conditions intersubjectives de l’intégrité personnelle de tous les sujets doivent être protégées. Certes avec une telle faculté de différenciation, que l’on pourrait peut-être qualifier avec Michael Walzer de « Art of separation », de justice immanente, on n’a encore rien dit sur le rôle critique qu’une telle conception de justice devrait pouvoir jouer lorsqu’il est question de l’évaluation morale des luttes sociales.
Dans ce second cas, il ne s’agit plus simplement d’expliciter dans leur pluralité les principes de justice existants et ancrés dans le social, mais de la tâche beaucoup plus ardue de développer des critères normatifs à partir du concept pluriel de justice, à l’aide desquels des développements actuels peuvent être critiqués à la lumière de potentialités futures. Quiconque ne veut pas s’empêtrer dans une actualité à courte vue partant des buts visés par les mouvements sociaux actuellement les plus influents ne parviendra pas à développer de tels critères en lien avec des formulations sur le progrès moral des sociétés dans leur ensemble. En effet, l’évaluation des confrontations actuelles exige une appréciation du potentiel normatif contenu dans certaines revendications visant un changement, qui ne promettent pas seulement des améliorations à court terme, mais laissent espérer également un relèvement durable du niveau moral de l’intégration sociale. Il est nécessaire, alors, d’inscrire la théorie de la justice, esquissée jusqu’ici à grands traits, dans le cadre englobant d’une conception du progrès, qui est en mesure de rendre compte de l’évolution de la constitution morale des sociétés. Ce n’est qu’à partir de là que l’on peut voir, avec un fondement qui n’est pas seulement relativiste, dans quelle mesure certaines exigences sociales gagnent à pouvoir être justifiées de façon normative.
Malheureusement, le temps qui m’est imparti pour mon exposé me laisse à peine le celui d’esquisser les contours d’une telle conception du progrès. J’ai certes sans cesse donné jusqu’ici dans ma réplique des indications éparses quant à la nécessité et la possibilité tout à la fois, d’une conception du développement des rapports sociaux de reconnaissance, mais je ne peux livrer ici qu’un résumé sommaire, dont la fonction essentielle doit être de permettre au concept de la justice basé sur la théorie de la reconnaissance de fournir des jugements normatifs justifiés sur des confrontations sociales du temps présent. Dans le passage où j’ai exposé succinctement les rapports de reconnaissance dans les sociétés capitalistes libérales9, j’ai dû naturellement partir d’une série d’hypothèses implicites concernant l’orientation morale du développement social. En effet, leurs principes internes ne peuvent être considérés comme le point de départ légitime et justifié d’un projet d’éthique politique qu’à condition qu’il s’agisse, dans l’ordre social renouvelé, d’une forme moralement supérieure d’intégration sociale. Comme tous les théoriciens de la société attachés à une approche interne partant de la légitimité de l’ordre social moderne, qu’il s’agisse de Hegel, de Marx ou de Durkheim, j’ai dû également, dans un premier temps, partir de l’hypothèse d’une supériorité morale de la modernité, dans la mesure où je suppose que sa constitution normative est le résultat d’un développement dans le passé doté d’une visée. Je n’ai fait qu’évoquer en passant les critères qui me permettaient de décrire la différenciation de trois sphères de reconnaissance distinctes comme relevant d’un progrès moral: avec la formation de trois sphères distinctes, tous les membres du nouveau type de société ont une chance accrue de parvenir à un degré supérieur d’individualité car ils peuvent expérimenter leur propre personnalité à travers les différents modèles de reconnaissance. Maintenant, si ces convictions d’arrière-plan sont explicitées, on obtient deux critères, qui pris ensemble, peuvent justifier l’idée d’un progrès dans les rapports de reconnaissance : d’un côté nous avons affaire à un processus d’individualisation, donc à une augmentation des chances d’articulation légitime des différents aspects de la personnalité, et de l’autre côté, à un processus d’inclusion sociale, à savoir une intégration croissante de sujets dans l’univers des membres à part entière de la société. Il est facile de constater à quel point ces deux critères sont liés de manière interne aux prémisses théoriques et sociales d’une théorie de la reconnaissance, dans la mesure où ils esquissent deux possibilités de surcroît de reconnaissance sociale : si l’intégration sociale s’opère par le biais de l’établissement de rapports de reconnaissance, à travers lesquels les sujets obtiennent une approbation sociale pour certains aspects de leur personnalité et deviennent ainsi membres de la société, la qualité morale de cette intégration sociale peut alors s’améliorer grâce à une augmentation des aspects reconnus de la personnalité ou par l’inclusion des individus, en résumé, soit par individualisation, soit par croissance de l’inclusion sociale. L’essentiel de cette amélioration qualitative réside avant tout dans le fait que, avec le découplage entre reconnaissance juridique et estime sociale au niveau le plus basique, cette idée parvienne en même temps à percer et par conséquent que tous les sujets doivent disposer des mêmes chances de parvenir à l’épanouissement individuel à travers la participation à des rapports de reconnaissance.
Evaluation des progrès moraux
Ainsi, avec quelques mots-clé, on a justifié pourquoi l’infrastructure morale des sociétés modernes capitalistes libérales peut être considérée comme le point de départ légitime d’une éthique politique. Vient alors la question de savoir comment évaluer les progrès moraux au sein de telles sociétés. Il est évident que la solution à ce problème ne peut se trouver que dans le cadre de ce modèle d’égalité tripolaire, qui est apparu comme réalité normative avec la différenciation des trois sphères de reconnaissance : ce qui doit être désormais appelé « juste » sera estimé, selon les sphères, soit par rapport à l’idée de réponse à un besoin affectif, d’égalité des droits ou d’équité dans la rémunération, et les paramètres du progrès moral au sein du nouvel ordre social ne peuvent être définis que par rapport aux trois principes. C’est par l’idée de « valeur de surplomb » (Geltungsüberhang) que cela prend la signification déjà mentionnée dans le cadre de la présentation des trois sphères de reconnaissance. Par la suite, je peux, dans un second temps, montrer que la fonction critique d’une conception de la justice basée sur la théorie de la reconnaissance ne doit pas se limiter à la revendication juridique de ces « valeurs de surplomb » spécifiques aux sphères, mais qu’elle doit au contraire englober également l’examen de la délimitation des frontières entre les sphères de valeur. Il est vrai que je dois ici aussi me contenter de maigres explications.
Comme je l’ai dit jusqu’à présent, les progrès au sein des rapports sociaux de reconnaissance s’accomplissent
le long des deux dimensions de l’individualisation et de l’inclusion sociale : soit de nouveaux aspects de la personnalité s’ouvrent à la reconnaissance réciproque, de telle sorte qu’augmente la proportion de l’individualité socialement confirmée, soit un surplus de personnes est intégré aux rapports de reconnaissance existants, de sorte que s’élargit le cercle des sujets se reconnaissant réciproquement. Avec le nouvel ordre tripartite de reconnaissance, apparu avec la société capitaliste moderne, on ne sait cependant plus très bien, en effet, si ce (double) critère de progrès peut encore trouver une application. En effet, les trois sphères de reconnaissance sont respectivement caractérisées par des principes normatifs, dont les critères internes déterminent ce qui peut être tenu pour « juste » ou « injuste ». Sur ce point, je suis d’avis que seule l’idée auparavant esquissée peut nous aider à progresser, à savoir que chaque principe de reconnaissance possède respectivement une « valeur de surplomb » spécifique, dont la signification normative s’exprime dans les faits par une lutte incessante pour son application adéquate et son interprétation. Il est ainsi possible à tout moment, au sein de chaque sphère, d’amorcer à nouveau une dialectique morale du général et du particulier, qui fait valoir un point de vue particulier (besoin, conditions de vie, contribution à la société) par référence au principe général de reconnaissance (amour, droit, prestation) et qui n’a pas encore été raisonnablement prise en considération. C’est cette « valeur de surplomb » des principes de reconnaissance face à la facticité de leur interprétation sociale, auquel se rattache la théorie de la justice esquissée, qui peut être hissée en tant que fonction critique: face aux pratiques dominantes d’interprétation, elle fait valoir qu’il existe à ce jour des états de faits particuliers et négligés, dont la considération morale exigerait l’élargissement respectif des sphères de reconnaissance. A vrai dire, une telle critique ne parvient à gagner un point de vue lui permettant de faire la différence entre des formes fondées ou non fondées du particulier, qu’après avoir traduit le critère général de progrès, auparavant esquissé, dans la sémantique des sphères de reconnaissance respectives : une exigence raisonnable et légitime se reconnaît ici par la possibilité de comprendre les conséquences de sa mise en place possible comme un gain en individualité ou en inclusion sociale.
Même si ces formulations peuvent rappeler de loin la philosophie de l’histoire de Hegel, elles ne doivent être utilisées que pour rendre compte des conditions théoriques dans lesquelles le concept de justice basé sur la théorie de la reconnaissance puisse aujourd’hui jouer un rôle critique. L’identification de prétentions morales justifiées, qui semble nécessaire pour une telle tâche, n’est possible que si l’on a tout d’abord mis des termes sur les principes de justice, en référence desquels une prétention peut être légitimement élevée. Dans mon modèle, cela correspond à l’idée selon laquelle nous avons affaire, dans notre société, à trois principes de reconnaissance fondamentaux dotés respectivement d’une « valeur de surplomb » normative qui leur est spécifique et qui permettent de revendiquer des différences ou des états de faits restés jusque là négligés. Parmi le grand nombre d’exigences particulières faisant typiquement l’objet de revendications de reconnaissance dans les luttes sociales, il faut trier celles qui sont justifiées moralement, et en second lieu, utiliser nécessairement un critère de progrès explicite et toujours formulé. En effet, seules les exigences conduisant potentiellement à un élargissement des rapports sociaux de reconnaissance, peuvent vraiment être considérées de manière valable comme normatives, car elles vont dans le sens d’un relèvement du niveau moral de l’intégration sociale. Les deux points de repère que sont l’individualisation et l’augmentation de l’inclusion, que j’ai esquissés précédemment, représentent les critères grâce auxquels un tel examen peut être entrepris.
Pour rendre compte de la manière avec laquelle le critère de progrès mentionné peut s’appliquer au sein des trois sphères de reconnaissance, nous avons besoin d’une certaine plausibilité. En effet, il semble que la question du progrès dans l’application du principe d’égalité ne soit claire, et dans une certaine mesure, que pour la sphère du droit moderne, alors qu’il n’en va pas de même pour les principes de reconnaissance de l’amour et de la contribution à la société. Comme dans de nombreux contextes normatifs, il peut être utile dans un premier temps de reformuler le critère positif en négatif et, conformément à cela, prendre comme point de départ l’idée d’une suppression des obstacles correspondants : un progrès moral dans la sphère de l’amour peut ainsi vouloir dire supprimer pas à pas ces clichés relatifs aux rôles, ces stéréotypes et affectations culturelles qui gênent de manière structurelle la possibilité d’une adaptation réciproque aux besoins des autres. Pour les sphères basées sur la reconnaissance de l’estime sociale, un tel progrès signifiera mettre radicalement en question ces constructions culturelles qui, dans le passé du capitalisme industriel, n’ont pris soin de ne compter qu’un petit cercle d’activités parmi le travail digne d’un salaire (Erwerbsarbeit). Mais un tel modèle de progrès basé sur la différenciation sectorielle se trouve confronté à une nouvelle difficulté, que j’aimerais aborder pour finir, car elle illustre toute la complexité de la tâche à surmonter.
Dans l’exposé de la situation montrant que le principe de l’égalité de traitement devant la justice dans la sphère de l’estime liée à l’activité avait progressé avec la construction de l’Etat social, il est apparu à quel point les progrès moraux dans l’ordre social moderne pouvaient aussi mener à de nouvelles délimitations de frontières entre les différentes sphères basées sur la reconnaissance, car il ne fait pas de doute que c’était dans l’intérêt des classes en permanence menacées par la misère économique, que de détacher une partie du statut social basé sur le travail et de le transformer en une obligation de la reconnaissance par des droits. Dans de tels cas de déplacements de frontières, on ne peut parler de progrès moral, que si les conditions sociales de formation de l’identité personnelle sont durablement améliorées pour les membres de groupes particuliers ou de classes, à travers le déplacement partiel sur un nouveau principe. Il semble que ce soit surtout des processus d’extension du droit, c’est-à-dire des tendances à l’expansion du principe juridique d’égalité de traitement, qui soient dotés de la capacité d’intervenir dans d’autres sphères de reconnaissance pour procéder à des corrections et veiller ainsi à la garantie des conditions d’identité minimale. C’est cette circonstance qui permet de reconnaître la logique morale étant à l’origine de ce déplacement de frontière, tant qu’elle se déroule à partir de la sphère du droit en direction des deux sphères de reconnaissance : car comme le principe normatif du droit moderne, pris en tant que principe de respect réciproque entre personnes autonomes, possède à l’origine un caractère inconditionnel, tous les sujets concernés peuvent s’en prévaloir dès le moment où ils constatent que les conditions nécessaires à l’autonomie individuelle dans d’autres sphères ne sont plus suffisamment sauvegardées. Les luttes pour imposer les droits sociaux, que nous avons déjà évoquées, ne sont pas les seuls exemples qui illustrent ces processus d’extension du droit partis depuis le «« bas ». Il y a aussi les débats largement ramifiés qui sont menés aujourd’hui sur la garantie juridique d’un traitement d’égalité réciproque au sein du couple et de la famille: l’argument central est qu’eu égard à la domination structurelle des hommes dans la sphère privée, les conditions pour une autodétermination des femmes ne peuvent être sauvegardées, que si elles prennent la forme de droits garantis de manière contractuelle et deviennent ainsi un devoir propre à la reconnaissance juridique.
Il découle de ces réflexions qu’un concept de la justice basé sur la théorie de la reconnaissance peut assumer une fonction critique, et non pas seulement là ou il est question de la défense juridique de progrès moraux dans les sphères de reconnaissance respectives. On a également constamment besoin d’un examen réflexif des frontières qui se sont établies entre les territoires respectifs des différents principes de reconnaissance, car le soupçon ne peut jamais être levé, que le partage du travail établi entre les sphères morales ne porte atteinte aux possibilités de formation de l’identité individuelle. Et il n’est pas rare qu’une telle remise en question en vienne à la conclusion qu’un élargissement des droits individuels est nécessaire lorsque, sous le régime des principes normatifs de « l’amour » ou de la « contribution », les conditions de respect et d’autonomie ne sont pas suffisamment garanties. L’esprit critique d’un tel concept de justice peut bien sûr ici entrer en conflit avec sa fonction propre de préservation, puisque toutes les légitimations morales en faveur des déplacements de frontières comportent également la nécessité d’un maintien de la séparation des sphères, car les conditions de la réalisation individuelle dans la société moderne ne sont, comme nous l’avons vu, garanties que socialement, lorsque les sujets ont la possibilité de faire l’expérience d’une reconnaissance intersubjective, non seulement de leur autonomie personnelle, mais aussi de leurs besoins spécifiques et de leurs capacités particulières.
Axel Honneth
* Politologue.
* Philosophe et sociologue allemand (professeur à l’Université de Francfort). Axel Honneth est un des représentants contemporains de la Théorie critique de « l’Ecole de Francfort », à laquelle il a consacré plusieurs écrits et qu’il tente de reformuler selon une théorie de la reconnaissance. Il est, en outre, l’auteur de nombreux ouvrages de philosophie sociale, de philosophie politique et de sociologie. Ses principales publications sont : Kritik der Macht (Suhrkamp, 1986), Die zerrissene Welt des Sozialen (Suhrkamp, 1990), Kampf um Anerkennung (Suhrkamp, 1992 ; La lutte pour la reconnaissance, trad. française de Pierre Rusch, Ed. du Cerf, 2000), Desintegration (Fischer, 1994), Das Andere der Gerechtigkeit (Suhrkamp, 2000), Leiden an Unbestimmtheit (2001).
(1) Nous remercions chaleureusement le personnel du salutaire Goethe Institut de Bordeaux pour, et grâce à l’intermédiaire de son directeur Jochen Neuberger, son vigilant rôle de passeur (ndlr).
(2) Les tenants de la théorie de la reconnaissance considèrent qu’une politique égalitaire de type redistributive ne saurait venir à bout d’un ensemble de dominations portant sur les systèmes de valeurs de collectivités sociales spécifiques, d’où la nécessité de faire intervenir des droits qui les protègent contre la discrimination. Il est courant d’opposer les luttes sociales visant la reconnaissance aux luttes sociales visant la redistribution. Nancy Fraser parle d’un changement de paradigme caractéristique du passage de la redistribution vers la reconnaissance, tout en proposant elle-même une unification des deux perspectives en vue d’une politique d’émancipation actuelle. Axel Honneth défend un point de vue proche, mais toutefois différent, puisqu’il remet en cause la distinction elle-même entre conflits pour la reconnaissance et conflits pour la redistribution, en montrant que les motifs moraux des conflits sociaux relèvent de demandes de reconnaissance, y compris ceux ayant en leur centre des enjeux redistributifs.
(3) Axel Honneth dégage un modèle comportant trois sphères de reconnaissance, qui rend compte des conditions réussies de réalisation de soi dans les sociétés modernes. La sphère de l’amour suppose que la relation de reconnaissance est liée à l’existence d’autres personnes charnelles, avec lesquelles la personne fait l’expérience d’une reconnaissance affective et peut développer à l’égard de soi-même une attitude de confiance se traduisant par une sécurité émotionnelle dans l’expression de ses besoins. La sphère du droit suppose qu’une personne puisse se sentir porteuse des mêmes droits qu’autrui et développer ainsi un sentiment de respect de soi. Ici, la relation de reconnaissance se fonde sur des droits égaux entre individus et repose sur un savoir partagé des normes réglant des droits et devoirs égaux. Enfin, le modèle de la contribution à la société suppose que l’apport des sujets à la collectivité, dont les particularités individuelles se sont construites à travers une histoire de vie singulière, soit considéré sans discrimination et qu’ils puissent ainsi développer un sentiment d’estime de soi.
4) Dans la conception d’Axel Honneth, les luttes entre les individus et les groupes aboutissent à une transformation de la structure normative des sociétés et à une forme d’élévation des rapports de reconnaissance. La conquête des droits est par exemple le fruit, objectivé dans des institutions, de luttes sociales menées par des groupes ou des classes dominés en vue de faire reconnaître par les institutions un certain nombre de nécessités exprimées (sur ce point, voir La lutte pour la reconnaissance, chap. 5 et 8).
(5) Axel Honneth se distingue ici de John Rawls, qui esquisse des conditions de la justice de manière spéculative. Rawls procède à une « critique constructive » basée sur l’élaboration abstraite d’une situation de justice idéale, modèle à la lumière duquel les conditions existantes peuvent être soumises à la critique si elles ne concrétisent pas les principes abstraits de justice. Honneth oppose un autre concept de critique, non fondé sur une construction des principes de la justice mais sur une reconstruction des principes à l’œuvre dans l’expérience pratique des individus et groupes sociaux.
(6) David Miller, Principles of Social Justice, Cambridge, Mass., 1999.
(7) Sur un tel type de différenciation entre un ordre premier et un ordre second de justice, qui rend possible, au nom d’une égalité universelle (au sens d’absence de prise de parti), de faire appel à une éthique de la sollicitude au second niveau, voir les réflexions de Brian Barry, Justice as Impartiality, Oxford, Chap. 9 et 10.
(8) Axel Honneth est de ceux qui défendent l’idée qu’une des tâches des théories ayant une prétention critique sur le monde social consiste à fonder les critères normatifs à partir desquels la critique des conditions existantes peut être menée. Sans fondements normatifs justifiés et validés de manière argumentative, la prétention théorique prend le risque de masquer le point de vue de son discours et de sombrer dans l’arbitraire. La seconde exigence de la critique est de se rattacher à un point de vue existant et effectif dans le monde social plutôt que de partir d’un niveau purement abstrait. Ainsi, ce sont les expériences mêmes des acteurs sociaux dans leur vie de tous les jours, et en l’occurrence, leur expérience du mépris ou d’atteinte à leur intégrité, sur lesquelles la théorie s’appuie pour mener une critique de l’ordre établi, à la lumière de potentialités comprises dans cet ordre lui-même. (Voir « La dynamique sociale du mépris ? D’où parle une théorie critique de la société ? », in Habermas, la raison, la critique, Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz (sous la dir.), Paris, Cerf, 1996, pp. 215-238).
(9) Axel Honneth se réfère ici au fait que la modernité se caractérise : 1) par une différenciation des relations sociales (privé/public, société/Etat), qui est l’une des caractéristiques du capitalisme et qui est à l’origine de la distinctions des trois sphères de reconnaissance qui viennent d’être décrites, 2) par l’affirmation du principe libéral (au sens du libéralisme politique) de l’égalité des droits.
(1) Nous remercions chaleureusement le personnel du salutaire Goethe Institut de Bordeaux pour, et grâce à l’intermédiaire de son directeur Jochen Neuberger, son vigilant rôle de passeur (ndlr).
(2) Les tenants de la théorie de la reconnaissance considèrent qu’une politique égalitaire de type redistributive ne saurait venir à bout d’un ensemble de dominations portant sur les systèmes de valeurs de collectivités sociales spécifiques, d’où la nécessité de faire intervenir des droits qui les protègent contre la discrimination. Il est courant d’opposer les luttes sociales visant la reconnaissance aux luttes sociales visant la redistribution. Nancy Fraser parle d’un changement de paradigme caractéristique du passage de la redistribution vers la reconnaissance, tout en proposant elle-même une unification des deux perspectives en vue d’une politique d’émancipation actuelle. Axel Honneth défend un point de vue proche, mais toutefois différent, puisqu’il remet en cause la distinction elle-même entre conflits pour la reconnaissance et conflits pour la redistribution, en montrant que les motifs moraux des conflits sociaux relèvent de demandes de reconnaissance, y compris ceux ayant en leur centre des enjeux redistributifs.
(3) Axel Honneth dégage un modèle comportant trois sphères de reconnaissance, qui rend compte des conditions réussies de réalisation de soi dans les sociétés modernes. La sphère de l’amour suppose que la relation de reconnaissance est liée à l’existence d’autres personnes charnelles, avec lesquelles la personne fait l’expérience d’une reconnaissance affective et peut développer à l’égard de soi-même une attitude de confiance se traduisant par une sécurité émotionnelle dans l’expression de ses besoins. La sphère du droit suppose qu’une personne puisse se sentir porteuse des mêmes droits qu’autrui et développer ainsi un sentiment de respect de soi. Ici, la relation de reconnaissance se fonde sur des droits égaux entre individus et repose sur un savoir partagé des normes réglant des droits et devoirs égaux. Enfin, le modèle de la contribution à la société suppose que l’apport des sujets à la collectivité, dont les particularités individuelles se sont construites à travers une histoire de vie singulière, soit considéré sans discrimination et qu’ils puissent ainsi développer un sentiment d’estime de soi.
4) Dans la conception d’Axel Honneth, les luttes entre les individus et les groupes aboutissent à une transformation de la structure normative des sociétés et à une forme d’élévation des rapports de reconnaissance. La conquête des droits est par exemple le fruit, objectivé dans des institutions, de luttes sociales menées par des groupes ou des classes dominés en vue de faire reconnaître par les institutions un certain nombre de nécessités exprimées (sur ce point, voir La lutte pour la reconnaissance, chap. 5 et 8).
(5) Axel Honneth se distingue ici de John Rawls, qui esquisse des conditions de la justice de manière spéculative. Rawls procède à une « critique constructive » basée sur l’élaboration abstraite d’une situation de justice idéale, modèle à la lumière duquel les conditions existantes peuvent être soumises à la critique si elles ne concrétisent pas les principes abstraits de justice. Honneth oppose un autre concept de critique, non fondé sur une construction des principes de la justice mais sur une reconstruction des principes à l’œuvre dans l’expérience pratique des individus et groupes sociaux.
(6) David Miller, Principles of Social Justice, Cambridge, Mass., 1999.
(7) Sur un tel type de différenciation entre un ordre premier et un ordre second de justice, qui rend possible, au nom d’une égalité universelle (au sens d’absence de prise de parti), de faire appel à une éthique de la sollicitude au second niveau, voir les réflexions de Brian Barry, Justice as Impartiality, Oxford, Chap. 9 et 10.
(8) Axel Honneth est de ceux qui défendent l’idée qu’une des tâches des théories ayant une prétention critique sur le monde social consiste à fonder les critères normatifs à partir desquels la critique des conditions existantes peut être menée. Sans fondements normatifs justifiés et validés de manière argumentative, la prétention théorique prend le risque de masquer le point de vue de son discours et de sombrer dans l’arbitraire. La seconde exigence de la critique est de se rattacher à un point de vue existant et effectif dans le monde social plutôt que de partir d’un niveau purement abstrait. Ainsi, ce sont les expériences mêmes des acteurs sociaux dans leur vie de tous les jours, et en l’occurrence, leur expérience du mépris ou d’atteinte à leur intégrité, sur lesquelles la théorie s’appuie pour mener une critique de l’ordre établi, à la lumière de potentialités comprises dans cet ordre lui-même. (Voir « La dynamique sociale du mépris ? D’où parle une théorie critique de la société ? », in Habermas, la raison, la critique, Ch. Bouchindhomme et R. Rochlitz (sous la dir.), Paris, Cerf, 1996, pp. 215-238).
(9) Axel Honneth se réfère ici au fait que la modernité se caractérise : 1) par une différenciation des relations sociales (privé/public, société/Etat), qui est l’une des caractéristiques du capitalisme et qui est à l’origine de la distinctions des trois sphères de reconnaissance qui viennent d’être décrites, 2) par l’affirmation du principe libéral (au sens du libéralisme politique) de l’égalité des droits.