Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
Retour
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Hervé Le Corre
Imprimer l'articleLe premier pas qui coûte
Zyeux bleus. Trois dents. Des cheveux noirs comme un cachot ; clairsemés comme des jours de parloir. Sur son cul rembourré pampers, elle essaie de faire entrer un cube rouge dans un trou bleu. Vachement concentrée, la bave aux lèvres, le sourcil froncé. La géométrie dans l’espace c’est dur, et ça fatigue. Du coup, elle se laisse tomber en arrière et se met, les yeux au plafond, à déclamer un théorème trapu que personne n’est en mesure de comprendre ni de démontrer. Puis elle sourit à sa mère à l’envers qui lui dit des mots d’amour, des choses idiotes que la petite écoute en battant des cils, une main tendue vers le visage penché sur elle.
Ça dure un moment. La mère et la fille communiquent en un mystérieux sabir roucoulant de sourires. Elles se touchent. Les mains jouent aux oiseaux. Le petite s’appelle Chloé. Sa mère répète ce prénom, parmi le babil et les douceurs, sans raison apparente.
Des femmes se parlent. Des enfants pleurent, rient, toussent. Un petit garçon est assis au coin de la fenêtre et tapote du doigt la surface froide de la vitre. Au-dessus de lui, un grand rectangle de ciel découpé par le bâtiment d’en face. Bleu, rayé de noir. Tranches d’azur débitées par les barreaux. Sans doute le gamin ne voit-il pas, contre cette clarté qui l’éblouit, la toile d’araignée du dispositif anti-hélicoptères. Une jeune femme décharnée vient s’accroupir tout près de lui et lui montre un nuage à tête de chien. Le petit ne regarde pas. Il fixe l’éclat mouillé des yeux où tremble toute l’immense clarté qui les nargue.
Chloé a repoussé l’assaut d’un sournois qui avait rampé vers elle et tenté de lui ravir le cube rouge. Le tapis éducatif a couiné sous la lutte, des grelots bien planqués dans les replis ont crépité. Les mères ont ri en séparant les combattants. Chloé a balancé le cube contre le mur et s’est cachée dans le giron de maman pour râler un bon coup avec de vraies larmes. Puis elle reste debout, calée entre les jambes de sa mère, à regarder les autres. Sept nains dont un, tout près d’elle, vraiment minuscule dans son couffin, qui pionce en souriant, en dépliant ses doigts, en ruant de ses pieds ridés. Il ouvre un œil, explore vaguement, en roulant comme une bille, son champ visuel. Chloé s’étonne. Elle se penche, sa mère la laisse. La voilà debout, sans appui, une main tendue vers le dormeur qui a refermé son œil. C’est bien la peine qu’on fasse des efforts.
Sauf que maintenant, ça commence à tanguer. Ses bras battent l’air. Nul soutien. Maman. Chloé tente de se retourner, son pied droit refuse de pivoter, et elle bascule entre les mains qui éclatent de rire. Où vas-tu ma fille ?
Bonne question.
La gamine regarde autour d’elle. Tout est trop loin. Les murs, les meubles, les jouets. Les êtres. La gardienne, tache bleu pâle affaissée sur sa chaise, qui semble ne regarder personne. Chloé s’avance. Sur ses flancs, elle ne sent presque plus la pression des mains maternelles. Un pas. Elle vacille, se maintient, entend juste derrière elle la respiration qui la rassure, le souffle qui la pousse. Un autre pas. Puis une sorte de course, comme une fuite en avant, cahotante, brutale. On croirait que rien ne pourrait plus l’arrêter.
La gardienne, en voyant la petite courir ainsi, est sur le point de se lever.
La porte. Chloé s’aplatit contre le fer qui rend un bruit sombre, sans écho. Elle tape de ses mains minuscules le métal peint en bleu ciel.
La gardienne se laisse aller contre le dossier de sa chaise. Tout va bien.
Ça dure un moment. La mère et la fille communiquent en un mystérieux sabir roucoulant de sourires. Elles se touchent. Les mains jouent aux oiseaux. Le petite s’appelle Chloé. Sa mère répète ce prénom, parmi le babil et les douceurs, sans raison apparente.
Des femmes se parlent. Des enfants pleurent, rient, toussent. Un petit garçon est assis au coin de la fenêtre et tapote du doigt la surface froide de la vitre. Au-dessus de lui, un grand rectangle de ciel découpé par le bâtiment d’en face. Bleu, rayé de noir. Tranches d’azur débitées par les barreaux. Sans doute le gamin ne voit-il pas, contre cette clarté qui l’éblouit, la toile d’araignée du dispositif anti-hélicoptères. Une jeune femme décharnée vient s’accroupir tout près de lui et lui montre un nuage à tête de chien. Le petit ne regarde pas. Il fixe l’éclat mouillé des yeux où tremble toute l’immense clarté qui les nargue.
Chloé a repoussé l’assaut d’un sournois qui avait rampé vers elle et tenté de lui ravir le cube rouge. Le tapis éducatif a couiné sous la lutte, des grelots bien planqués dans les replis ont crépité. Les mères ont ri en séparant les combattants. Chloé a balancé le cube contre le mur et s’est cachée dans le giron de maman pour râler un bon coup avec de vraies larmes. Puis elle reste debout, calée entre les jambes de sa mère, à regarder les autres. Sept nains dont un, tout près d’elle, vraiment minuscule dans son couffin, qui pionce en souriant, en dépliant ses doigts, en ruant de ses pieds ridés. Il ouvre un œil, explore vaguement, en roulant comme une bille, son champ visuel. Chloé s’étonne. Elle se penche, sa mère la laisse. La voilà debout, sans appui, une main tendue vers le dormeur qui a refermé son œil. C’est bien la peine qu’on fasse des efforts.
Sauf que maintenant, ça commence à tanguer. Ses bras battent l’air. Nul soutien. Maman. Chloé tente de se retourner, son pied droit refuse de pivoter, et elle bascule entre les mains qui éclatent de rire. Où vas-tu ma fille ?
Bonne question.
La gamine regarde autour d’elle. Tout est trop loin. Les murs, les meubles, les jouets. Les êtres. La gardienne, tache bleu pâle affaissée sur sa chaise, qui semble ne regarder personne. Chloé s’avance. Sur ses flancs, elle ne sent presque plus la pression des mains maternelles. Un pas. Elle vacille, se maintient, entend juste derrière elle la respiration qui la rassure, le souffle qui la pousse. Un autre pas. Puis une sorte de course, comme une fuite en avant, cahotante, brutale. On croirait que rien ne pourrait plus l’arrêter.
La gardienne, en voyant la petite courir ainsi, est sur le point de se lever.
La porte. Chloé s’aplatit contre le fer qui rend un bruit sombre, sans écho. Elle tape de ses mains minuscules le métal peint en bleu ciel.
La gardienne se laisse aller contre le dossier de sa chaise. Tout va bien.