Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Nicole Malinconi
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C'est un homme d’une cinquantaine d’années. Bien habillé. D’abord on remarque cela, l’allure bien mise. Manteau, cravate, chaussures de ville. Rouge, la cravate. Je veux dire que là où il se trouve, là où on le voit, cet homme-là se distingue par sa tenue.
Si au lieu d’être assis sur le bord du trottoir, de se tenir comme il se tient, coudes appuyés sur les genoux, mains ballantes, bouteille de Cognac ouverte entre les pieds, il se tenait là, au même endroit dans la rue, mais debout, à parler ou à simplement marcher comme tous les autres autour parlent ou marchent, on n’aurait pas l’attention attirée sur lui, sur son habillement normal de ville.
Et si, assis là comme il est assis, avec la bouteille, il avait sur la tête un chapeau défoncé ou seulement les cheveux où, comme on dit, le peigne n’était plus passé depuis longtemps, et si au lieu de la cravate et des chaussures, il portait autre chose d’aussi sale, d’aussi usé que le trottoir, on ne le remarquerait pas non plus. C’est ainsi. On ne voit plus ce qu’on a l’habitude de voir.
Mais être assis avec une bouteille sur un bord de trottoir dans une tenue normale de ville, c’est faire sortir tout le monde de ce qu’il a l’habitude de voir. C’est déranger, au fond. On passe là avec ses affaires à faire, on marche tranquillement et brusquement, on a devant soi quelqu’un de normal, si on peut dire, de pareil à soi en somme, dans une situation que jusque-là, on ne voyait pas normalement convenir à pareil à soi ; que même, on ne voyait pas du tout. Quelqu’un comme vous et moi, on se dit. Quelle misère. Et vite, avec « quelle misère », on le laisse glisser de l’autre côté où, déjà, il ne vous ressemble plus, où on l’oublie, incorporé au trottoir. Pourtant, trop tard, on l’a vu. C’est comme si, du seul coup d’œil sur lui, on s’était arrêté une heure au bord du gouffre. Manière de dire.
Un seul s’arrête. Un qui tient lui aussi une bouteille. Avec le pull-over et les chaussures aussi sales que le trottoir. Celui-là se penche vers l’autre et lui parle ; c’est le seul. Mais l’homme assis ne veut rien, on dirait, ou ne dit rien. On ne sait pas. Dans le bruit et le passage de la rue, on ne saura pas.
L’homme penché se redresse, fait signe qu’il n’insiste pas et s’éloigne avec, d’une main, la bouteille et de l’autre, comme un salut à son semblable.
Si au lieu d’être assis sur le bord du trottoir, de se tenir comme il se tient, coudes appuyés sur les genoux, mains ballantes, bouteille de Cognac ouverte entre les pieds, il se tenait là, au même endroit dans la rue, mais debout, à parler ou à simplement marcher comme tous les autres autour parlent ou marchent, on n’aurait pas l’attention attirée sur lui, sur son habillement normal de ville.
Et si, assis là comme il est assis, avec la bouteille, il avait sur la tête un chapeau défoncé ou seulement les cheveux où, comme on dit, le peigne n’était plus passé depuis longtemps, et si au lieu de la cravate et des chaussures, il portait autre chose d’aussi sale, d’aussi usé que le trottoir, on ne le remarquerait pas non plus. C’est ainsi. On ne voit plus ce qu’on a l’habitude de voir.
Mais être assis avec une bouteille sur un bord de trottoir dans une tenue normale de ville, c’est faire sortir tout le monde de ce qu’il a l’habitude de voir. C’est déranger, au fond. On passe là avec ses affaires à faire, on marche tranquillement et brusquement, on a devant soi quelqu’un de normal, si on peut dire, de pareil à soi en somme, dans une situation que jusque-là, on ne voyait pas normalement convenir à pareil à soi ; que même, on ne voyait pas du tout. Quelqu’un comme vous et moi, on se dit. Quelle misère. Et vite, avec « quelle misère », on le laisse glisser de l’autre côté où, déjà, il ne vous ressemble plus, où on l’oublie, incorporé au trottoir. Pourtant, trop tard, on l’a vu. C’est comme si, du seul coup d’œil sur lui, on s’était arrêté une heure au bord du gouffre. Manière de dire.
Un seul s’arrête. Un qui tient lui aussi une bouteille. Avec le pull-over et les chaussures aussi sales que le trottoir. Celui-là se penche vers l’autre et lui parle ; c’est le seul. Mais l’homme assis ne veut rien, on dirait, ou ne dit rien. On ne sait pas. Dans le bruit et le passage de la rue, on ne saura pas.
L’homme penché se redresse, fait signe qu’il n’insiste pas et s’éloigne avec, d’une main, la bouteille et de l’autre, comme un salut à son semblable.
Ecrivain. Extrait de Jardin Public éd. du Grand Miroir (Belgique).