Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Claude Corman
Imprimer l'articleGod bless nobody
La brume est encore dense dans la vallée. L’air glacial des montagnes proches a fait taire le fleuve et la lune pâle, comme un disque de givre brisé espère la relève du matin. On entend les chiens aboyer. Le temps baille et se blottit paresseusement, comme recroquevillé sous un chaud édredon, jusqu’à ce qu’un faible halo de soleil se décide enfin à combattre le domaine de la brume. A l’Est, les tiges cassées des maïs, pareilles aux sépultures des champs de guerre, se dressent dans des flaques de lueurs jaunes, au pied de la masse sombre des montagnes.
Le pont qui enjambe la voie ferrée est gardé par deux chiens. Il fait sombre et la brume glaciale résiste aux timides offensives du soleil. Les chiens hurlent. Leurs sinistres aboiements glacent mon sang. Je sens les invisibles crocs des bêtes dans la morsure du froid. On dirait qu’ils gardent le pont comme la garde nationale les palais de la République. Je me méfie de ces chiens du petit matin, serviles défenseurs des foyers à qui d’imbéciles maîtres ont appris à inspirer la peur aux étrangers. Attention, chien méchant, les grilles, les portails fermés… Les passants égarés de la nuit n’ont qu’à coucher à l’auberge de la Grande Ourse, comme des vagabonds. Nous, les chiens, avons nos niches et nos terres.
Quelques heures plus tard… La malade est aveugle. Elle est venue avec son chien, un labrador puissant au poil jaune paille. Elle ne voit plus depuis l’âge de treize ans, à la suite d’un rhumatisme articulaire aigu soigné par de fortes doses d’acétylate de sodium. Elle me raconte sa vie d’aveugle, pendant quarante ans. Et son chien qui lui a changé la vie. Il la guidait tous les jours de la place Esquirol au Lycée Saint-Sernin où elle travaillait. Un chien d’aveugle ne doit jamais faire peur aux enfants ou aux passants, me dit-elle. Jamais !
Deux heures du mat’… Paris. Je prends un taxi. Le chauffeur est noir, la cinquantaine, les cheveux grisonnants et des lunettes aux verres si épais que les yeux paraissent avoir reculé de plusieurs centimètres dans la cage des orbites.
– Je vais au numéro cent, rue des…
– C’est dans quel arrondissement ?
– Je ne sais pas.
– Tu as un plan ?
Passé une certaine heure, les gens sont tous des « tu ». Je me mets à consulter mon petit plan de Paris. Le chauffeur a démarré. Il ne sait pas où on va, mais on roule. Et là, c’est vraiment la panne. Impossible d’identifier quoi que ce soit sur le guide. Les lettres sont si petites. J’ai beau rapprocher ou éloigner le plan, tous mes efforts sont vains.
– Je ne vois rien, lui dis-je, un peu paniqué par ma crise aiguë de presbytie.
– Attends, je vais voir. Passe-moi ce plan. Bon sang, c’est écrit pour des liliputiens. Où t’as trouvé un truc pareil ? C’est indéchiffrable.
Nous étions comme deux aveugles dans la nuit de Paris et il me revint en mémoire ces mots de Georges Bernard Shaw : « A 40 ans, tu penses que tu ne seras plus jamais jeune, mais tu n’as pas renoncé à la jeunesse. Entre 40 et 50 ans, tu passes ton temps à ajuster ce principe et à le décliner. Entre 50 et 60 ans, tu as les pépins de santé. Et à 60 ans… c’est la résurrection. Tu te réveilles. »
Manifestement, nous n’étions ni l’un l’autre dans la tranche de la résurrection mais plutôt dans la période de transition des ajustements aux pépins de santé.
Le chauffeur me dit : – C’est curieux, je n’ai aucun problème de vue le jour. Je vois comme un pilote de chasse. Mais la nuit, ça se gâte.
Je lui indique timidement que son acuité visuelle diurne ne nous est d’aucun secours puisqu’il est taxi de nuit. Heureusement, il a dans sa voiture un plan de Paris au format monumental qui a tôt fait de nous remettre sur le chemin.
Il redémarre. Sur les palissades et les murs des immeubles, les tags se mêlent aux slogans : « Dehors la racaille arabe, mort aux juifs, encule les juifs, vive les Arabes, à mort Israël… »
Le chauffeur de taxi a allumé la radio. Un nouvel attentat-suicide à Jérusalem. Le Hamas ou le Djihad islamique ! Même scénario funeste avec ces shahids vêtus de bures blanches et vertes défilant au pas de course sous les ovations d’une foule affamée de mort. ¡Viva la muerte! Ce con de général manchot qui apostrophait Unamuno à Salamanque en 1936 imaginait-il la fortune universelle de son slogan ? Les ondes nous accoutument au pire. La défaite de la pensée loge dans la fatigante litanie des horreurs réciproques. Parfois, on se reprend à espérer en lisant Sanbar et Vidal-Naquet. On suit le professeur Ilan Greilsammer de l’université Bar-Ilan opposer le génie des peuples à la médiocrité décourageante de leurs dirigeants. Il y a toujours quelque chose de sénile dans l’expérience, disait déjà Léon Blum. Voir tant de créativité littéraire, poétique, humaine, sociale, épuisée par l’aveuglement politique de vieillards entraînant leurs jeunesses dans la solennelle boucherie de la guerre. Zweig : « Hélas ! L’histoire universelle n’est pas seulement, comme on la montre le plus souvent, une histoire du courage humain ; elle est aussi une histoire de la lâcheté humaine ; et la politique n’est pas, comme on veut absolument le faire croire, l’art de conduire l’opinion publique, mais bien la façon dont les chefs s’inclinent en esclaves devant les courants qu’eux-mêmes ont créés et orientés. C’est ainsi que naissent toujours les guerres : en jouant avec des paroles dangereuses, en surexcitant les passions nationales ; c’est ainsi que naissent les crimes politiques ; aucun vice, aucune brutalité sur la terre n’a fait verser autant de sang que la lâcheté humaine. »
Quoi ? Le royaume d’Hadès a-t-il besoin de tant de victimes, de cadavres, d’horreurs, alors que tout esprit raisonnable connaît l’issue du conflit ? Greilsammer : « Un jour, dans cinq, dix ou vingt ans, il y aura un Etat palestinien souverain et totalement démilitarisé à côté de l’Etat d’Israël, sur l’ensemble des territoires occupés en 1967 ; les implantations juives seront évacuées et leurs habitants généreusement réintégrés en Israël ; le droit au retour des réfugiés sera reconnu dans le seul cadre de l’Etat palestinien ; il y aura un partage de souveraineté à Jérusalem. »
Et ici, sur ces palissades de la France, d’indignes slogans puant le vinaigre rance des haines antisémites ou l’esprit lyncheur des ratonnades d’antan écrivent la nouvelle nuit des démocraties.
Je regarde le taxi. Il ne bronche pas. La routine de l’horreur, des massacres, du sang ! Lui, le taxi congolais promenant ses fantômes de Brazzaville dans la nuit de Paris, peut-il encore rêver ?
Qu’est-ce qui a changé depuis le 11 septembre ? Le politologue Pierre Hassner répond dans Critique internationale : « Je suis persuadé qu’il y aura des attentats avec des armes chimiques et biologiques, et que peut-être un jour un avion ira se précipiter sur une centrale nucléaire avec des effets bien supérieurs à Tchernobyl… Il y aura d’autres attentats parce que la conjonction du progrès technique et du fanatisme permet de causer de plus en plus de destructions avec de moins en moins d’argent et d’hommes. Une période s’ouvre où des civils tueront des civils, avec des effets comparables à ceux d’une guerre. C’est pourquoi la distinction entre civils et militaires, ou entre guerres et opérations de police, tend à diminuer. »
Le taxi : – Tu vois, mon pote, pendant qu’on parle d’Europe culturelle et sociale, les amerloques, eux, ils ont tranché. 15 % d’augmentation du budget militaire. Des avions furtifs, des drones, des satellites, des missiles anti-missiles, des bombes à neutrons et tout le saint-frusquin. God is on our side ! Même leurs intellectuels démocrates les plus prestigieux publient des manifestes en faveur de la guerre : il arrive que la guerre soit non seulement moralement permise, mais moralement nécessaire, pour répondre à d’ignominieuses démonstrations de violence, d’injustice et de haine. C’est le cas aujourd’hui. Alors, les états d’âme de Vedrine et les provocs de Baudrillard sur le suicide programmé de l’Empire, ça les laisse de marbre. Tant que les alliés européens n’auront pas triplé par tête de pipe leurs dépenses militaires, les ricains nous laisseront protester mollement, mais ils nous tiendront toujours pour des vassaux, des intendants ou des banquiers.
– Tu me fais peur, répondis-je au taxi politologue. Alors c’est quoi, notre avenir, les parades des képis et le garde-à-vous généralisé ?
Notre avenir ? Ce patrouillotisme que Rimbaud s’amusait à moquer quand, au crépuscule du second Empire, le peuple acclamait les pioupious chantant la mensongère victoire de la France sur la place-forte de Mézières ?
– La victoire appartient à ceux qui ont fait la guerre sans l’aimer, mon gars ! Mais nous, on est plus capables de faire la guerre. Alors la victoire !.. persifle le taxi.
– La victoire n’est pas toujours au bout du fusil. Les empires, comme les civilisations, meurent aussi ! protestai-je. L’URSS est morte sans combattre. Et l’écroulement du mur de Berlin n’a pas enseveli sous les pierres les jeunes allemands révoltés.
– Hélas, il y a d’autres murs aujourd’hui, mon pote. Ils parlent d’en ériger un pour séparer Jérusalem en deux, la ville arabe et la ville juive. On en sortira pas, je te dis. Fini l’entracte des Lumières ! God bless nobody. God is outside ! And the reason too !..
Le taxi que l’entretien rendait à chaque instant plus familier se mit alors à me poser toutes sortes de questions étranges : – Pourquoi préfères-tu les peintures de la maison du sourd aux aimables divertissements mondains de la plaine de San Isidro et les désastres de la guerre aux peintures galantes du jeune Goya ? Et le Tres de Mayo jetant ses lumières blafardes sur la poitrine ensanglantée de la rébellion espagnole ? Ou le vol des corbeaux sur les cieux épouvantés de Van Gogh ? Pourquoi t’attardes-tu sur les Belzébuth fumants des Enfers et n’as-tu qu’un œil pressé sur l’oisive et béate félicité des élus dans le Campo Santo de Pise ? Et Guernica reposant sagement dans le musée de la reine Sophie dans un décor courtois d’art contemporain, as-tu songé au trouble qu’inspirait la même peinture, quand protégée par une vitre blindée, au fond de la petite chapelle du Casón del buen retiro, chaque visiteur pénétrant dans l’enceinte sacrée lui faisait face sous l’œil inquiet de la police ?
Comment cet inconnu, avec qui je ne partageais au début de la course qu’une commune infirmité ophtalmique, a-t-il pu se glisser dans mes intimes inclinations artistiques, afin de m’en faire percevoir le côté sombre et belliqueux ? Qui est cet objecteur de conscience plus soucieux d’apostropher son client que de le guider, comme tout taxi sait le faire, à l’adresse demandée ?
Les murs défilent, avec leurs slogans de dégoût mêlés aux flaques d’urine sur les éternels chantiers de la reconstruction. Je secoue le conducteur, lui ordonne de me conduire au numéro cent de la rue... Mais le taxi reste muet. Encore quelques palissades, deux ou trois hangars isolés, des pylônes électriques et la ville n’est plus. Des champs et des arbres poussent maintenant sur un paysage silencieux. Les slogans assassins des murs ont cédé la place aux panneaux publicitaires des candidats à la présidentielle, souriants carnassiers à la parole câline. La voiture roule, indifférente au paysage. J’aperçois la masse sombre des montagnes et dans la vallée encore enfouie dans une brume glaciale, des chiens hurlent…
Le pont qui enjambe la voie ferrée est gardé par deux chiens. Il fait sombre et la brume glaciale résiste aux timides offensives du soleil. Les chiens hurlent. Leurs sinistres aboiements glacent mon sang. Je sens les invisibles crocs des bêtes dans la morsure du froid. On dirait qu’ils gardent le pont comme la garde nationale les palais de la République. Je me méfie de ces chiens du petit matin, serviles défenseurs des foyers à qui d’imbéciles maîtres ont appris à inspirer la peur aux étrangers. Attention, chien méchant, les grilles, les portails fermés… Les passants égarés de la nuit n’ont qu’à coucher à l’auberge de la Grande Ourse, comme des vagabonds. Nous, les chiens, avons nos niches et nos terres.
Quelques heures plus tard… La malade est aveugle. Elle est venue avec son chien, un labrador puissant au poil jaune paille. Elle ne voit plus depuis l’âge de treize ans, à la suite d’un rhumatisme articulaire aigu soigné par de fortes doses d’acétylate de sodium. Elle me raconte sa vie d’aveugle, pendant quarante ans. Et son chien qui lui a changé la vie. Il la guidait tous les jours de la place Esquirol au Lycée Saint-Sernin où elle travaillait. Un chien d’aveugle ne doit jamais faire peur aux enfants ou aux passants, me dit-elle. Jamais !
Deux heures du mat’… Paris. Je prends un taxi. Le chauffeur est noir, la cinquantaine, les cheveux grisonnants et des lunettes aux verres si épais que les yeux paraissent avoir reculé de plusieurs centimètres dans la cage des orbites.
– Je vais au numéro cent, rue des…
– C’est dans quel arrondissement ?
– Je ne sais pas.
– Tu as un plan ?
Passé une certaine heure, les gens sont tous des « tu ». Je me mets à consulter mon petit plan de Paris. Le chauffeur a démarré. Il ne sait pas où on va, mais on roule. Et là, c’est vraiment la panne. Impossible d’identifier quoi que ce soit sur le guide. Les lettres sont si petites. J’ai beau rapprocher ou éloigner le plan, tous mes efforts sont vains.
– Je ne vois rien, lui dis-je, un peu paniqué par ma crise aiguë de presbytie.
– Attends, je vais voir. Passe-moi ce plan. Bon sang, c’est écrit pour des liliputiens. Où t’as trouvé un truc pareil ? C’est indéchiffrable.
Nous étions comme deux aveugles dans la nuit de Paris et il me revint en mémoire ces mots de Georges Bernard Shaw : « A 40 ans, tu penses que tu ne seras plus jamais jeune, mais tu n’as pas renoncé à la jeunesse. Entre 40 et 50 ans, tu passes ton temps à ajuster ce principe et à le décliner. Entre 50 et 60 ans, tu as les pépins de santé. Et à 60 ans… c’est la résurrection. Tu te réveilles. »
Manifestement, nous n’étions ni l’un l’autre dans la tranche de la résurrection mais plutôt dans la période de transition des ajustements aux pépins de santé.
Le chauffeur me dit : – C’est curieux, je n’ai aucun problème de vue le jour. Je vois comme un pilote de chasse. Mais la nuit, ça se gâte.
Je lui indique timidement que son acuité visuelle diurne ne nous est d’aucun secours puisqu’il est taxi de nuit. Heureusement, il a dans sa voiture un plan de Paris au format monumental qui a tôt fait de nous remettre sur le chemin.
Il redémarre. Sur les palissades et les murs des immeubles, les tags se mêlent aux slogans : « Dehors la racaille arabe, mort aux juifs, encule les juifs, vive les Arabes, à mort Israël… »
Le chauffeur de taxi a allumé la radio. Un nouvel attentat-suicide à Jérusalem. Le Hamas ou le Djihad islamique ! Même scénario funeste avec ces shahids vêtus de bures blanches et vertes défilant au pas de course sous les ovations d’une foule affamée de mort. ¡Viva la muerte! Ce con de général manchot qui apostrophait Unamuno à Salamanque en 1936 imaginait-il la fortune universelle de son slogan ? Les ondes nous accoutument au pire. La défaite de la pensée loge dans la fatigante litanie des horreurs réciproques. Parfois, on se reprend à espérer en lisant Sanbar et Vidal-Naquet. On suit le professeur Ilan Greilsammer de l’université Bar-Ilan opposer le génie des peuples à la médiocrité décourageante de leurs dirigeants. Il y a toujours quelque chose de sénile dans l’expérience, disait déjà Léon Blum. Voir tant de créativité littéraire, poétique, humaine, sociale, épuisée par l’aveuglement politique de vieillards entraînant leurs jeunesses dans la solennelle boucherie de la guerre. Zweig : « Hélas ! L’histoire universelle n’est pas seulement, comme on la montre le plus souvent, une histoire du courage humain ; elle est aussi une histoire de la lâcheté humaine ; et la politique n’est pas, comme on veut absolument le faire croire, l’art de conduire l’opinion publique, mais bien la façon dont les chefs s’inclinent en esclaves devant les courants qu’eux-mêmes ont créés et orientés. C’est ainsi que naissent toujours les guerres : en jouant avec des paroles dangereuses, en surexcitant les passions nationales ; c’est ainsi que naissent les crimes politiques ; aucun vice, aucune brutalité sur la terre n’a fait verser autant de sang que la lâcheté humaine. »
Quoi ? Le royaume d’Hadès a-t-il besoin de tant de victimes, de cadavres, d’horreurs, alors que tout esprit raisonnable connaît l’issue du conflit ? Greilsammer : « Un jour, dans cinq, dix ou vingt ans, il y aura un Etat palestinien souverain et totalement démilitarisé à côté de l’Etat d’Israël, sur l’ensemble des territoires occupés en 1967 ; les implantations juives seront évacuées et leurs habitants généreusement réintégrés en Israël ; le droit au retour des réfugiés sera reconnu dans le seul cadre de l’Etat palestinien ; il y aura un partage de souveraineté à Jérusalem. »
Et ici, sur ces palissades de la France, d’indignes slogans puant le vinaigre rance des haines antisémites ou l’esprit lyncheur des ratonnades d’antan écrivent la nouvelle nuit des démocraties.
Je regarde le taxi. Il ne bronche pas. La routine de l’horreur, des massacres, du sang ! Lui, le taxi congolais promenant ses fantômes de Brazzaville dans la nuit de Paris, peut-il encore rêver ?
Qu’est-ce qui a changé depuis le 11 septembre ? Le politologue Pierre Hassner répond dans Critique internationale : « Je suis persuadé qu’il y aura des attentats avec des armes chimiques et biologiques, et que peut-être un jour un avion ira se précipiter sur une centrale nucléaire avec des effets bien supérieurs à Tchernobyl… Il y aura d’autres attentats parce que la conjonction du progrès technique et du fanatisme permet de causer de plus en plus de destructions avec de moins en moins d’argent et d’hommes. Une période s’ouvre où des civils tueront des civils, avec des effets comparables à ceux d’une guerre. C’est pourquoi la distinction entre civils et militaires, ou entre guerres et opérations de police, tend à diminuer. »
Le taxi : – Tu vois, mon pote, pendant qu’on parle d’Europe culturelle et sociale, les amerloques, eux, ils ont tranché. 15 % d’augmentation du budget militaire. Des avions furtifs, des drones, des satellites, des missiles anti-missiles, des bombes à neutrons et tout le saint-frusquin. God is on our side ! Même leurs intellectuels démocrates les plus prestigieux publient des manifestes en faveur de la guerre : il arrive que la guerre soit non seulement moralement permise, mais moralement nécessaire, pour répondre à d’ignominieuses démonstrations de violence, d’injustice et de haine. C’est le cas aujourd’hui. Alors, les états d’âme de Vedrine et les provocs de Baudrillard sur le suicide programmé de l’Empire, ça les laisse de marbre. Tant que les alliés européens n’auront pas triplé par tête de pipe leurs dépenses militaires, les ricains nous laisseront protester mollement, mais ils nous tiendront toujours pour des vassaux, des intendants ou des banquiers.
– Tu me fais peur, répondis-je au taxi politologue. Alors c’est quoi, notre avenir, les parades des képis et le garde-à-vous généralisé ?
Notre avenir ? Ce patrouillotisme que Rimbaud s’amusait à moquer quand, au crépuscule du second Empire, le peuple acclamait les pioupious chantant la mensongère victoire de la France sur la place-forte de Mézières ?
– La victoire appartient à ceux qui ont fait la guerre sans l’aimer, mon gars ! Mais nous, on est plus capables de faire la guerre. Alors la victoire !.. persifle le taxi.
– La victoire n’est pas toujours au bout du fusil. Les empires, comme les civilisations, meurent aussi ! protestai-je. L’URSS est morte sans combattre. Et l’écroulement du mur de Berlin n’a pas enseveli sous les pierres les jeunes allemands révoltés.
– Hélas, il y a d’autres murs aujourd’hui, mon pote. Ils parlent d’en ériger un pour séparer Jérusalem en deux, la ville arabe et la ville juive. On en sortira pas, je te dis. Fini l’entracte des Lumières ! God bless nobody. God is outside ! And the reason too !..
Le taxi que l’entretien rendait à chaque instant plus familier se mit alors à me poser toutes sortes de questions étranges : – Pourquoi préfères-tu les peintures de la maison du sourd aux aimables divertissements mondains de la plaine de San Isidro et les désastres de la guerre aux peintures galantes du jeune Goya ? Et le Tres de Mayo jetant ses lumières blafardes sur la poitrine ensanglantée de la rébellion espagnole ? Ou le vol des corbeaux sur les cieux épouvantés de Van Gogh ? Pourquoi t’attardes-tu sur les Belzébuth fumants des Enfers et n’as-tu qu’un œil pressé sur l’oisive et béate félicité des élus dans le Campo Santo de Pise ? Et Guernica reposant sagement dans le musée de la reine Sophie dans un décor courtois d’art contemporain, as-tu songé au trouble qu’inspirait la même peinture, quand protégée par une vitre blindée, au fond de la petite chapelle du Casón del buen retiro, chaque visiteur pénétrant dans l’enceinte sacrée lui faisait face sous l’œil inquiet de la police ?
Comment cet inconnu, avec qui je ne partageais au début de la course qu’une commune infirmité ophtalmique, a-t-il pu se glisser dans mes intimes inclinations artistiques, afin de m’en faire percevoir le côté sombre et belliqueux ? Qui est cet objecteur de conscience plus soucieux d’apostropher son client que de le guider, comme tout taxi sait le faire, à l’adresse demandée ?
Les murs défilent, avec leurs slogans de dégoût mêlés aux flaques d’urine sur les éternels chantiers de la reconstruction. Je secoue le conducteur, lui ordonne de me conduire au numéro cent de la rue... Mais le taxi reste muet. Encore quelques palissades, deux ou trois hangars isolés, des pylônes électriques et la ville n’est plus. Des champs et des arbres poussent maintenant sur un paysage silencieux. Les slogans assassins des murs ont cédé la place aux panneaux publicitaires des candidats à la présidentielle, souriants carnassiers à la parole câline. La voiture roule, indifférente au paysage. J’aperçois la masse sombre des montagnes et dans la vallée encore enfouie dans une brume glaciale, des chiens hurlent…