Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Maïalen Lafite
Imprimer l'articleLes roses de Gaza
J’ai passé Noël en Palestine, dix jours avec la 6e mission de protection du peuple palestinien, dix
jours de Ramallah à Jérusalem, des collines de Jéricho à la bande de Gaza. J’ai pensé qu’il me serait facile de parler d’une terre martyrisée, d’une occupation militaire où alternent agressions ouvertes et étouffements insidieux, d’une mainmise coloniale arrogante ; j’ai pensé que ma colère et mon émotion trouveraient aisément des mots. Il n’en a rien été. Les mots me fuient, les images m’obsèdent, inoubliées, inoubliables, difficilement
négociables et toute parole, soit elle blanche ou minimale, me paraît suspecte, trop ou trop peu, décorative, coquette, ou d’un pathétisme à mon seul profit. Je comprends, d’expérience, le tourment et les
scrupules des témoins qui ont eu à écrire ce qu’ils ont vu. Et ce sont des choses vues, quelques « détails » saisis ou vécus, que je veux
évoquer.
Sécurité, précarité ? C’est au nom de la sécurité – considérée à courte vue car la seule sécurité d’Israël sera un Etat palestinien viable et souverain, I. Rabin avait ce suffisant pragmatisme à défaut de générosité – que Sharon boucle, bombarde, ruine et punit collectivement. Et évidemment qui sème le vent… Je ne défends pas, entendons-nous bien, toutes les formes de la tempête que récolte Israël, mais la situation en Palestine est si intenable, les droits légitimes de ce peuple sont bafoués depuis si longtemps que l’engrenage du désespoir et de l’extrémisme s’alimente aisément !
Comment oublier les quartiers détruits de Rafah, et toutes les nuits le bruit des tanks et des hélicoptères ? Et c’était la semaine « calme » au regard de celles qui ont précédé et suivi. Comment oublier ce check-point de la honte, à Gaza, où des colons armés et aboyeurs assurent le contrôle, choisissant dans les files leurs ouvriers palestiniens ? Ceux-ci doivent se déshabiller, lever les bras ; dans leur bras, des truelles, de petites caisses à outils, des planches de peintre.
Le bus bat pavillon français. « Pour votre sécurité » dit le guide. Nous traversons Gaza vers le Sud. A droite, à gauche, on devine les taches vertes des colonies israéliennes et on voit les postes miradors qui surveillent les routes. Autour de nous, une terre ruinée. L’impression est terrible et proche du désespoir ; c’est cet air de chantier affreux qu’a la Palestine en tant d’endroits : no man’s land, frontières, terres bousculées, ferrailles, ruines, déchets. Nous nous arrêtons à un feu rouge, bien absurde dans le décor : nous passerons quand le camion et la berline israélienne seront passés. Ici, circulation alternée, ailleurs, des routes de contournement pour les colons, des pistes pierreuses pour les villages palestiniens : comme un air d’apartheid. Et au-delà des grillages, au-delà des maisons à toits rouges des colonies – car elles sont à la fois verrous militarisés et verrues architecturales –, des palmiers, irréels comme une promesse de mer, de côte… elles aussi interdites sur tant de kilomètres et de miles pour… la sécurité d’Israël.
« Là, reprend le guide en désignant les colonies, sont produites les fleurs que vous achetez en Europe sous le nom de roses d’Israël. Ces terres nous ont été prises et toute l’eau de nos nappes est pompée pour les arroser. Chaque jour, un avion décolle d’ici pour Rotterdam avec des roses fraîches coupées… ». J’avais mon titre, Les roses de Gaza, le seul énoncé dont je n’ai jamais douté. Et je songeais aussi aux slogans enivrés des débuts des kibboutz : « nous ferons du désert les vergers d’Israël ». Sur le « désert » vivaient des hommes. Question inédite, dramatique posée ici : une terre pour deux peuples.
« Vous savez, nous sommes la 3e génération Poussière ». Mon interlocuteur, pâle et grave, est instituteur dans le camp de Jabalia. « Ma famille est ici depuis 1948, nous sommes 70 000 sur 2 km2. On reconnaît Jabalia au nuage de poussière qui l’entoure et le précède. Beaucoup des images de nos télévisions, jeunes gens masqués et armés, femmes en pleurs et imprécatives, sont prises à Jabalia. Il me désigne le carrefour boueux, les maisons précaires – un bidonville consolidé –, les grappes d’enfants. « Que faire ? » Et il fait cependant : un atelier de théâtre pour que les enfants aient « les yeux moins fous ». Il évoque sa vie, une jeune allemande qu’il a « trahie » pour l’épouse arabe souhaitée par sa famille ; il cite un vers « l’éducation des frissons est mal faite dans ce pays ».
- Oui, Michaux, dans Je vous écris d’un pays lointain. Quand l’ordinaire ennui des conversations ou des réunions me saisit, je pense à ce dialogue. C’est mon pays lointain.
Mon interlocuteur boîte, « blessure de guerre » dit-il en souriant. Quatorze ans de prison. Il n’évite pas mes questions, mais sourit tristement quand je l’interroge sur les groupes islamistes et le silence assourdissant (à cette date encore) des pays arabes. « Parfois, j’ai l’impression que nous sommes un peuple sacrifié. » Le verre de thé qu’il me tend brûle mes doigts, nous sommes silencieux. Je pense à Antigone. Puissent-ils avoir tort, lui et son ami au prénom indien – « Je suis né dans le Néguev et ma mère est d’origine pakistanaise » –, qui ce soir-là étaient gagnés par la lassitude, et le lendemain revenaient à leur tâche d’analystes, expliquaient et expliquaient encore les espoirs déçus d’Oslo, les colonies y compris sous Barak, la chape de plomb actuelle, et les contradictions en leur sein. « Nos rêves sont légitimes, notre optimisme, légitime. »
Nous étions la 6e mission, nous venions d’horizons différents, portés là par nos histoires, Muriel remarquait toujours surtout les regards des enfants, Mounir rageait souvent d’être sans cesse contrôlé ou interpellé par les soldats israéliens. André répétait les versets du Coran qui lui permettraient d’entrer dans la mosquée interdite aux étrangers de l’esplanade de Jérusalem. Rachida est née en France, Laurence a des grands-parents croates, Samir une mère danoise et un père égyptien. Une belle idée, généreuse et précaire, que ces missions, dont le nom rappelle quelque chose bien sûr, comme un écho persistant des grandes solidarités internationales. Une belle idée.
jours de Ramallah à Jérusalem, des collines de Jéricho à la bande de Gaza. J’ai pensé qu’il me serait facile de parler d’une terre martyrisée, d’une occupation militaire où alternent agressions ouvertes et étouffements insidieux, d’une mainmise coloniale arrogante ; j’ai pensé que ma colère et mon émotion trouveraient aisément des mots. Il n’en a rien été. Les mots me fuient, les images m’obsèdent, inoubliées, inoubliables, difficilement
négociables et toute parole, soit elle blanche ou minimale, me paraît suspecte, trop ou trop peu, décorative, coquette, ou d’un pathétisme à mon seul profit. Je comprends, d’expérience, le tourment et les
scrupules des témoins qui ont eu à écrire ce qu’ils ont vu. Et ce sont des choses vues, quelques « détails » saisis ou vécus, que je veux
évoquer.
Sécurité, précarité ? C’est au nom de la sécurité – considérée à courte vue car la seule sécurité d’Israël sera un Etat palestinien viable et souverain, I. Rabin avait ce suffisant pragmatisme à défaut de générosité – que Sharon boucle, bombarde, ruine et punit collectivement. Et évidemment qui sème le vent… Je ne défends pas, entendons-nous bien, toutes les formes de la tempête que récolte Israël, mais la situation en Palestine est si intenable, les droits légitimes de ce peuple sont bafoués depuis si longtemps que l’engrenage du désespoir et de l’extrémisme s’alimente aisément !
Comment oublier les quartiers détruits de Rafah, et toutes les nuits le bruit des tanks et des hélicoptères ? Et c’était la semaine « calme » au regard de celles qui ont précédé et suivi. Comment oublier ce check-point de la honte, à Gaza, où des colons armés et aboyeurs assurent le contrôle, choisissant dans les files leurs ouvriers palestiniens ? Ceux-ci doivent se déshabiller, lever les bras ; dans leur bras, des truelles, de petites caisses à outils, des planches de peintre.
Le bus bat pavillon français. « Pour votre sécurité » dit le guide. Nous traversons Gaza vers le Sud. A droite, à gauche, on devine les taches vertes des colonies israéliennes et on voit les postes miradors qui surveillent les routes. Autour de nous, une terre ruinée. L’impression est terrible et proche du désespoir ; c’est cet air de chantier affreux qu’a la Palestine en tant d’endroits : no man’s land, frontières, terres bousculées, ferrailles, ruines, déchets. Nous nous arrêtons à un feu rouge, bien absurde dans le décor : nous passerons quand le camion et la berline israélienne seront passés. Ici, circulation alternée, ailleurs, des routes de contournement pour les colons, des pistes pierreuses pour les villages palestiniens : comme un air d’apartheid. Et au-delà des grillages, au-delà des maisons à toits rouges des colonies – car elles sont à la fois verrous militarisés et verrues architecturales –, des palmiers, irréels comme une promesse de mer, de côte… elles aussi interdites sur tant de kilomètres et de miles pour… la sécurité d’Israël.
« Là, reprend le guide en désignant les colonies, sont produites les fleurs que vous achetez en Europe sous le nom de roses d’Israël. Ces terres nous ont été prises et toute l’eau de nos nappes est pompée pour les arroser. Chaque jour, un avion décolle d’ici pour Rotterdam avec des roses fraîches coupées… ». J’avais mon titre, Les roses de Gaza, le seul énoncé dont je n’ai jamais douté. Et je songeais aussi aux slogans enivrés des débuts des kibboutz : « nous ferons du désert les vergers d’Israël ». Sur le « désert » vivaient des hommes. Question inédite, dramatique posée ici : une terre pour deux peuples.
« Vous savez, nous sommes la 3e génération Poussière ». Mon interlocuteur, pâle et grave, est instituteur dans le camp de Jabalia. « Ma famille est ici depuis 1948, nous sommes 70 000 sur 2 km2. On reconnaît Jabalia au nuage de poussière qui l’entoure et le précède. Beaucoup des images de nos télévisions, jeunes gens masqués et armés, femmes en pleurs et imprécatives, sont prises à Jabalia. Il me désigne le carrefour boueux, les maisons précaires – un bidonville consolidé –, les grappes d’enfants. « Que faire ? » Et il fait cependant : un atelier de théâtre pour que les enfants aient « les yeux moins fous ». Il évoque sa vie, une jeune allemande qu’il a « trahie » pour l’épouse arabe souhaitée par sa famille ; il cite un vers « l’éducation des frissons est mal faite dans ce pays ».
- Oui, Michaux, dans Je vous écris d’un pays lointain. Quand l’ordinaire ennui des conversations ou des réunions me saisit, je pense à ce dialogue. C’est mon pays lointain.
Mon interlocuteur boîte, « blessure de guerre » dit-il en souriant. Quatorze ans de prison. Il n’évite pas mes questions, mais sourit tristement quand je l’interroge sur les groupes islamistes et le silence assourdissant (à cette date encore) des pays arabes. « Parfois, j’ai l’impression que nous sommes un peuple sacrifié. » Le verre de thé qu’il me tend brûle mes doigts, nous sommes silencieux. Je pense à Antigone. Puissent-ils avoir tort, lui et son ami au prénom indien – « Je suis né dans le Néguev et ma mère est d’origine pakistanaise » –, qui ce soir-là étaient gagnés par la lassitude, et le lendemain revenaient à leur tâche d’analystes, expliquaient et expliquaient encore les espoirs déçus d’Oslo, les colonies y compris sous Barak, la chape de plomb actuelle, et les contradictions en leur sein. « Nos rêves sont légitimes, notre optimisme, légitime. »
Nous étions la 6e mission, nous venions d’horizons différents, portés là par nos histoires, Muriel remarquait toujours surtout les regards des enfants, Mounir rageait souvent d’être sans cesse contrôlé ou interpellé par les soldats israéliens. André répétait les versets du Coran qui lui permettraient d’entrer dans la mosquée interdite aux étrangers de l’esplanade de Jérusalem. Rachida est née en France, Laurence a des grands-parents croates, Samir une mère danoise et un père égyptien. Une belle idée, généreuse et précaire, que ces missions, dont le nom rappelle quelque chose bien sûr, comme un écho persistant des grandes solidarités internationales. Une belle idée.