Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
par Michaël Faure
Imprimer l'articleLa sécurité des uns et l’insécurité des autres
Les instituts de sondage et des analyses diverses d’experts en tout genre sont mobilisés pour relayer les points de vue dominants1. Le champ médiatique participe de cette production de définition de la violence en fonction de ses intérêts spécifiques, qui souvent convergent avec les intérêts spécifiques du champ politique.
La question de la sécurité devient alors un enjeu électoral et l’un des principaux thèmes de campagne de nombre de candidats à diverses élections, jusqu’aux élections présidentielles. Pourtant moins grave que l’insécurité sanitaire et sociale, économique, écologique, routière etc., la délinquance des jeunes est stigmatisée. Face à la visibilité de la délinquance des jeunes, pour rassurer « l’opinion publique », élus et responsables institutionnels répondent par une visibilité des forces de l’ordre et par une extension du contrôle social sur certains quartiers ciblés.
L’activité policière va se concentrer alors sur un certain type de délinquance, qui vise en particulier les jeunes de ces quartiers. L’augmentation des arrestations a pour corollaire une hausse des poursuites au niveau des tribunaux.
Cette logique de visibilité policière va le plus souvent de pair avec une logique d’immédiateté judiciaire. Ce type d’approche renvoie à une justice réflexe dont le symbole est la comparution immédiate. L’insécurité est abordée de façon unilatérale et l’on oublie, derrière cette insécurité de façade, l’insécurité matérielle et symbolique d’existence, qui est par ailleurs le plus souvent à la source d’insécurités secondaires.
La délinquance comme
une ressource pour limiter
les inégalités
Ainsi, loin d’être une source d’insécurité pour tous, la délinquance est pour certains jeunes une source de sécurité. Elle est une ressource qui limite l’insécurité dans laquelle ils évoluent. Il est patent que les conditions matérielles d’existence sont un facteur essentiel dans la délinquance ainsi que dans son traitement.
Sans accès à l’emploi et donc à une autonomie matérielle par des voies légales, et sans la possibilité de se tourner vers des familles, qui le plus souvent sont elles-mêmes dans des conditions d’existences précaires, certains jeunes trouvent, à travers la voie de la délinquance, une façon de répondre à la difficulté d’accéder à l’indépendance ainsi qu’à une forme de reconnaissance2. Nombre de faits de délinquance – notamment en matière d’atteinte aux biens (vols) ou d’infraction à la loi sur les stupéfiants – permettent de pallier à un manque de ressources légales. L’expression « d’économie parallèle » exprime assez bien cette réalité. Si la délinquance est considérée par la norme comme une impasse, elle est aussi « une issue » pour certains jeunes et une façon objective de répondre à une situation sociale défavorisée. Cette dimension essentielle de la délinquance est souvent reléguée au second plan. On évoque plus souvent la délinquance initiation ou la délinquance comme mode d’expression symbolique, ou encore comme pulsion visant à assouvir des satisfactions immédiates. De la sorte, on occulte le fait que la délinquance a une dimension économique, d’accroissement des ressources et que c’est parfois sa vocation première et ce qui motive ses acteurs.
On pourrait parler alors d’une délinquance économique, tandis que l’on réserve traditionnellement cette expression à la délinquance « en col blanc ». Les objectifs poursuivis sont pourtant les mêmes : l’accroissement des « richesses », toutes proportions gardées. La question de la proportion paraît d’ailleurs essentielle, tant au niveau des types de délits qu’au niveau de leur traitement judiciaire. D’un côté, des délits d’initiés et des détournements d’argent public qui sont le fait de personnes publiques, le plus souvent d’un certain âge3. De l’autre, des jeunes anonymes qui s’initient aux délits qui leurs sont accessibles. D’aucuns conviendraient que les proportions d’argent ne sont pas exactement les mêmes. Dans un cas, un individu sans travail ou avec un travail précaire essaie de limiter les inégalités en espérant avoir accès à des biens de consommation, qui lui paraissent inaccessibles autrement que par l’illégalité. Certains utilisent l’expression de « délinquance de survie » concernant des jeunes qui essaient de se sortir, par leurs propres moyens, de « la galère »4. Dans l’autre cas, un individu qui cumule des emplois (cumul des mandats, emplois fictifs etc.) et qui, pour accroître ses richesses, pose des actes à une autre échelle et qui ont une autre signification. Pour mettre tout le monde sur un pied d’égalité, disons que dans les deux cas, on vise approximativement à atteindre le même objectif, mais que l’on ne s’y prend pas de la même façon. Chacun utilise les moyens dont il dispose en fonction de ses savoirs, de ses compétences ou de ses réseaux…
Une inégale répression
Venons-en à la répression. Quelques millions de francs détournés par un VIP et quelques mois de prison à la clef. Une simple voiture volée par un jeune banlieusard de vingt ans et c’est à peu près le même tarif selon la logique de « qui vole un œuf vole un bœuf ». Les exemples ne manquent pas.
Que dire des inégalités d’accès à la défense des uns et des autres ? Quatre ténors du barreau qui vont éplucher le dossier de leur client de A jusqu’à Z pour certains, un avocat commis d’office pour les autres, qui va parfois prendre connaissance du dossier quelques minutes avant l’audience. L’un a une plus forte probabilité d’être en liberté provisoire, tandis que l’autre aura une plus forte probabilité à être en détention provisoire. L’un passera en comparution immédiate, l’autre pas…
Derrière la comparaison de statut, de position et de traitement, et entre un VIP ou un notable et des délinquants ordinaires, une chose ressort de façon manifeste et assez significative. Tout est comme si les premiers étaient considérés comme « des personnes à part entière » – VIP signifie littéralement « personne très importante », autrement dit cela désigne des personnalités publiques –, tandis que les seconds sont considérés comme des anonymes et parfois traités comme « des personnes entièrement à part ». Ce regard et cette considération différenciée sont probablement un ressort important des inégalités de traitement des types de délinquance par l’appareil judiciaire. La représentation médiatique des faits sociaux est également patente à cet égard. Outre le fait que les VIP auront facilement accès aux mass media pendant l’instruction de leur affaire et après leur incarcération éventuelle, ceux-ci ne seront jamais traités comme des délinquants, le ton d’usage sera révérencieux, y compris dans la critique des journalistes.
A contrario, la délinquance des jeunes – et ce de façon assez consensuelle sur l’échiquier politique et dans la presse – est représentée comme une menace et un danger objectif, avec une sur-inflation de qualificatifs qui vont grosso modo dans le même sens. « Le péril jeune », peut-on lire en couverture d’un hebdomadaire dit « de gauche ».
Pour les VIP, en revanche, on ne parle pas de « sauvageons », de menace ou d’insécurité. Leurs actes paraissent moins menaçants que les incivilités, notion fourre-tout de peurs et d’hétérophobies les plus archaïques, alors que des menaces réelles plus contemporaines ne sont pas prises en considération, parce que plus dérangeantes pour l’establishment… Lesdites incivilités apparaissent comme plus graves que la délinquance financière. Là où la délinquance de VIP fait des victimes anonymes, le délinquant anonyme fait des victimes singulières. L’un atteint à la propriété privée et l’autre à l’intérêt général. Derrière les actes de délinquance du VIP, il y a comme une dilution et une euphémisation des notions de victime et de préjudice. Du coup les notions de sanction et de réparation sont perçues différemment. Paradoxalement, la « délinquance ordinaire » semble causer un préjudice plus important et menacer les fondements de l’ordre social. Elle menace symboliquement le collectif – en remettant en cause la distribution des richesses – tandis que la délinquance financière porte objectivement préjudice au collectif mais n’est pas perçue comme telle car elle n’infirme pas l’ordre social, mais participe au contraire à sa reproduction.
Un alignement de la justice sur une commande sociale sécuritaire
L’ambiance socio-politique autour d’un phénomène de société induit différents effets sur les politiques pénales. La cristallisation médiatique et politique sur la délinquance des jeunes à travers le prisme des « violences urbaines » – qui désigne certains quartiers comme sensibles et leur population comme cible5 – peut entraîner une surenchère répressive et participer d’amalgames.
La moindre évolution des chiffres de la délinquance est interprétée comme signe de tous les dangers et comme baromètre de l’insécurité et du climat social. Dans les faits, la mesure de l’activité délinquantielle n’est pas évidente, d’autant que l’on dispose de peu d’outils statistiques et que leur maniement comporte de nombreux biais. Par exemple, la hausse des faits de comparution devant une instance judiciaire peut dépendre d’une extension du contrôle social et de la poursuite des faits par l’activité policière.
Dans le même ordre d’idées, on peut se demander si ce n’est pas l’évolution de la tolérance à certains faits qui induit une augmentation des poursuites. Ainsi le discours sécuritaire et les injonctions des discours politiques peuvent orienter vers des politiques pénales plus répressives6. Le corps des magistrats, notamment les parquetiers, n’est pas imperméable aux représentations sociales véhiculées par les médias autour de la question de la délinquance des jeunes. Ils peuvent se sentir investis d’un devoir de réponse judiciaire à ce qui ressemble à une commande sociale. Ceci est d’autant plus marqué que certains magistrats du parquet sont de plus en plus fréquemment amenés à représenter la justice dans des structures inter institutionnelles, de type Comité de Prévention de la Délinquance (CCPD) ou Contrats Locaux de Sécurité (CLS), où ils côtoient les acteurs politiques. Si cela peut être perçu comme une ouverture de la justice et représente un effort de décloisonnement pour essayer d’appréhender la question de la prévention de la délinquance et de la récidive collectivement, à travers une approche de « co-production de la sécurité » (pour reprendre la terminologie officielle), lorsque les magistrats se calent sur les injonctions politiques, il y a alors un risque de « liaisons dangereuses ».
La notion de sécurité étant plus à la mode et faisant plus recette que celle de prévention, le risque est d’emboîter le pas du politique et de se cristalliser sur des réponses répressives qui visent plus à répondre au sentiment d’insécurité qu’à traiter au mieux le phénomène social de la délinquance7.
Une logique de visibilité
ou les mascarades
de l’insécurité
Si la commande sociale et politique exige des réponses visibles et immédiates, la réponse pénale doit s’inscrire dans un autre temps8.
Certains juges ont conscience de cette pression et essaient de s’en départir en passant outre. Le discours sur l’impunité des jeunes s’avère faux si l’on observe l’activité pénale. Si les réponses pénales ne se limitent pas à l’usage de l’incarcération, ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de traitement pénal de la délinquance. Pour certains magistrats, l’incarcération ne doit pas être surinvestie, elle doit être au contraire l’exception, et être sollicitée en dernier recours, d’autant que ses effets sont aléatoires.
La focalisation sur la délinquance des jeunes induit des raisonnements erronés et complètement disproportionnés avec la réalité et la dangerosité qu’elle représente. Tout est comme si, derrière des actes de délinquance circonscrits, toute la société était menacée et se trouvait dans un climat d’insécurité permanente. Contrairement à d’autres formes de délinquances organisées de façon durable mais moins visibles et pourtant plus nocives, la délinquance des jeunes, par les formes spectaculaires qu’elle prend certaines fois (incendie de voitures, dégradations de biens, affrontements de bandes etc.), laisse un impact visuel et émotionnel plus fort. Dans l’imaginaire collectif, la trace de la délinquance est plus durable. L’acte semble signé, c’est une délinquance qui s’expose à ciel ouvert, qui s’affiche. La lecture qui en est donnée par nombre de médias est celle d’un danger généralisé. Délinquance « naïve » et localisée, dont les acteurs sont relativement faciles à identifier et à appréhender in situ, le plus souvent, elle se signale et est signalée plus aisément que d’autres (dénonciations et victimes identifiées). Par opposition à la délinquance d’initiés – moins manifeste et où ni le flagrant délit (stade de l’appréhension), ni la comparution immédiate (stade du traitement judiciaire) ne peuvent opérer –, la délinquance des jeunes se donne à voir à un double niveau9. D’une part, elle est facilement repérable matériellement, d’autre part elle est facilement identifiable ou reconnaissable. Elle se dénonce en même temps qu’elle s’énonce.
La manifestation visible, voire sensationnelle, de la délinquance des jeunes semble structurer des attentes de réponses visibles auprès de l’opinion publique. Plus facile à contrôler socialement, il est plus aisé de donner l’impression qu’on veut la traiter (extension du contrôle social localisé dans l’espace – les banlieues – et dans la cible – les jeunes –) et de montrer qu’on la traite (arrestations), ou au contraire qu’il y a un défaut de traitement ou une insuffisance, contrairement à une délinquance plus maligne qui n’apparaît pas comme telle, ne se donne pas à voir comme une évidence et dont de fait on ne perçoit pas le manque de traitement (de contrôle) ni le déficit des réponses des institutions policières ou judiciaires. Aucun politique, aucun média, ne parle de « délinquance de vieux » ou de moins jeunes, ou de centre-ville, ou de quartiers huppés, ou de vieux issus de « vieilles souches ». Personne ne pointe le fait que ces délits sont le fait de personnes très intégrées, « issues de l’intégration intégrée et intégrale », tellement intégrées, que leurs déviances sont intégrées au « jeu social » dont elles maîtrisent les règles. Personne ne réclame un policier derrière chaque élu ou chaque chef d’entreprise ou chaque notable. Si la catégorie « issu de l’immigration » est très usitée, celle « d’issu de l’intérieur » n’est pas établie. Nul ne dira qu’une personne « issue de souche » a encore, ou à nouveau, commis un délit ou un crime. Haro au multirécidiviste ! Nul ne criera à l’impunité. Au-delà de l’immunité de certains, la présomption d’innocence – et on le voit au niveau de la détention provisoire – sera appliquée avec plus de parcimonie à l’endroit des personnes défavorisées. Quant aux garanties de représentations, gageons que ceux qui en disposent en usent.
« Jeunesses ennemies »
[…] et pas n’importe quelle jeunesse bien évidemment
Dans le même ordre d’idées, on parle de bavure policière lorsqu’un policier a malencontreusement appuyé sur sa gâchette et que le coup est parti, comme par inadvertance. Lorsque des jeunes volent une voiture et sont poursuivis, que l’un d’entre eux est atteint par une balle, que celui-ci est tué ou dans le coma, cela fera un fait divers, et personne, surtout pas la presse, ne sera à son chevet. Des jeunes qui manifestent suite à la mort de l’un des leurs, et cela deviendra une émeute et un phénomène social incarnant une menace pour l’ordre social. Lorsque des agriculteurs brûlent des pneus devant une préfecture, déversent du fumier, empalent des moutons ou saccagent le bureau d’un ministre, on ne parle pas de délinquance, de déviance, d’émeutes, de vandalisme10. Personne n’est arrêté ni même poursuivi pour dégradation de biens publics. Lorsque des chauffeurs routiers immobilisent la circulation et prennent en otage des usagers, on ne parle pas d’incivilités, etc. Dans tous ces cas de figure, ce que l’on retient, c’est la dimension participative à un mouvement social qui passe par l’expression d’une colère – perçue comme légitime – et qui peut prendre différentes formes. Il ne s’agit pas ici de juger les modes d’expression, ni les moyens de pressions des uns et des autres sur les institutions pour être écoutés ou se faire entendre, et faire aboutir des revendications, mais d’observer et de considérer qu’il y a une différenciation d’appréhension des mouvements sociaux en fonction, non pas de leur forme, mais surtout en fonction de ceux qui les portent, c’est-à-dire des origines de leurs groupes sociaux. La terminologie utilisée selon les cas est significative. Ainsi, pour les mouvements sociaux traditionnels, on considère souvent qu’ils sont l’expression d’un malaise social, qu’ils révèlent une crise au niveau de l’emploi ou des conditions de travail précaires, ou des salaires insuffisants, etc. En aucun cas ces mouvements ne sont considérés comme « le » malaise social, ou un malaise social en soi, cela paraîtrait d’ailleurs incongru. C’est pourtant ce qui s’opère à bien des égards au niveau de certains mouvements sociaux des jeunes des banlieues. On substitue le malaise au symptôme. Le symptôme devient le malaise. Les manifestations des jeunes des banlieues ne sont pas l’expression d’un malaise, mais elles sont alors un malaise en soi, elles deviennent parfois même, selon certains auteurs ou selon le sens commun, « le » malaise, voire un « malaise de civilisation ». La portée symbolique de ces manifestations, qui sont pour leur grande majorité circonscrites dans le temps et localisées (ce n’est pas partout et tout le temps que des manifestations interviennent), s’étend et se généralise à l’ensemble du territoire national, elles sont perçues comme une menace et un danger de tous les jours. Ainsi on leur donne une dimension totale.
Force est également de constater que la perception des incidents qui émaillent les relations entre les jeunes et les forces de l’ordre suscitent des émotions collectives différentes. Une manifestation de 3000 personnes pour un crime contre un policier, c’est légitime, plusieurs ministres exprimeront publiquement leurs condoléances à la famille. Quelques centaines de personnes qui se réunissent pour s’indigner de l’assassinat d’un jeune, c’est une « émeute urbaine », et les objectifs des journalistes seront plus tournés vers la manifestation spectaculaire que vers le drame qui est à son origine11. De même, nul ne parle de crise de l’autorité judiciaire à l’endroit d’une délinquance intégrée. Nul ne parle de dégradation de biens publics. La question de ce qu’on a intégré comme allant de soi est rarement soulevée par les discours dominants du champ médiatique et du champ politique, lorsqu’il est question de délinquance. La notion « issu de » est bien pratique pour désigner des « ennemis commodes » – pour reprendre l’expression de Loïc Wacquant – et révèle une vision de la réalité sociale dans laquelle on se complaît, d’autant qu’elle conforte « le dedans » en désignant « au dehors » des victimes émissaires.
Le masque de l’insécurité
L’insécurité dont on parle aujourd’hui en France tient lieu d’exutoire et de divertissement. C’est peut-être à ce titre que l’on en parle autant, car, pendant ce temps, point n’est question de la menace de la sécurité sociale et de la protection sociale, ni des inégalités sociales. Les affaires AZF, Erika, ELF… sont reléguées au second plan, tout comme celles du sang contaminé, de la vache folle, de l’amiante, des dioxines en tous genres, de la couche d’ozone etc. A ces endroits on ne parle pas d’insécurité, car cela évite de parler d’impunité ou de responsabilité. On ne parle pas non plus de l’insécurité qui découle des rapports inégalitaires centre / périphérie ou Nord / Sud. Pourtant, plus que jamais, nous constatons que fatalement l’insécurité des uns a partie liée avec l’insécurité des autres.
es instituts de sondage et des analyses diverses d’experts en tout genre sont mobilisés pour relayer les points de vue dominants1. Le champ médiatique participe de cette production de définition de la violence en fonction de ses intérêts spécifiques, qui souvent convergent avec les intérêts spécifiques du champ politique.
La question de la sécurité devient alors un enjeu électoral et l’un des principaux thèmes de campagne de nombre de candidats à diverses élections, jusqu’aux élections présidentielles. Pourtant moins grave que l’insécurité sanitaire et sociale, économique, écologique, routière etc., la délinquance des jeunes est stigmatisée. Face à la visibilité de la délinquance des jeunes, pour rassurer « l’opinion publique », élus et responsables institutionnels répondent par une visibilité des forces de l’ordre et par une extension du contrôle social sur certains quartiers ciblés.
L’activité policière va se concentrer alors sur un certain type de délinquance, qui vise en particulier les jeunes de ces quartiers. L’augmentation des arrestations a pour corollaire une hausse des poursuites au niveau des tribunaux.
Cette logique de visibilité policière va le plus souvent de pair avec une logique d’immédiateté judiciaire. Ce type d’approche renvoie à une justice réflexe dont le symbole est la comparution immédiate. L’insécurité est abordée de façon unilatérale et l’on oublie, derrière cette insécurité de façade, l’insécurité matérielle et symbolique d’existence, qui est par ailleurs le plus souvent à la source d’insécurités secondaires.
La délinquance comme
une ressource pour limiter
les inégalités
Ainsi, loin d’être une source d’insécurité pour tous, la délinquance est pour certains jeunes une source de sécurité. Elle est une ressource qui limite l’insécurité dans laquelle ils évoluent. Il est patent que les conditions matérielles d’existence sont un facteur essentiel dans la délinquance ainsi que dans son traitement.
Sans accès à l’emploi et donc à une autonomie matérielle par des voies légales, et sans la possibilité de se tourner vers des familles, qui le plus souvent sont elles-mêmes dans des conditions d’existences précaires, certains jeunes trouvent, à travers la voie de la délinquance, une façon de répondre à la difficulté d’accéder à l’indépendance ainsi qu’à une forme de reconnaissance2. Nombre de faits de délinquance – notamment en matière d’atteinte aux biens (vols) ou d’infraction à la loi sur les stupéfiants – permettent de pallier à un manque de ressources légales. L’expression « d’économie parallèle » exprime assez bien cette réalité. Si la délinquance est considérée par la norme comme une impasse, elle est aussi « une issue » pour certains jeunes et une façon objective de répondre à une situation sociale défavorisée. Cette dimension essentielle de la délinquance est souvent reléguée au second plan. On évoque plus souvent la délinquance initiation ou la délinquance comme mode d’expression symbolique, ou encore comme pulsion visant à assouvir des satisfactions immédiates. De la sorte, on occulte le fait que la délinquance a une dimension économique, d’accroissement des ressources et que c’est parfois sa vocation première et ce qui motive ses acteurs.
On pourrait parler alors d’une délinquance économique, tandis que l’on réserve traditionnellement cette expression à la délinquance « en col blanc ». Les objectifs poursuivis sont pourtant les mêmes : l’accroissement des « richesses », toutes proportions gardées. La question de la proportion paraît d’ailleurs essentielle, tant au niveau des types de délits qu’au niveau de leur traitement judiciaire. D’un côté, des délits d’initiés et des détournements d’argent public qui sont le fait de personnes publiques, le plus souvent d’un certain âge3. De l’autre, des jeunes anonymes qui s’initient aux délits qui leurs sont accessibles. D’aucuns conviendraient que les proportions d’argent ne sont pas exactement les mêmes. Dans un cas, un individu sans travail ou avec un travail précaire essaie de limiter les inégalités en espérant avoir accès à des biens de consommation, qui lui paraissent inaccessibles autrement que par l’illégalité. Certains utilisent l’expression de « délinquance de survie » concernant des jeunes qui essaient de se sortir, par leurs propres moyens, de « la galère »4. Dans l’autre cas, un individu qui cumule des emplois (cumul des mandats, emplois fictifs etc.) et qui, pour accroître ses richesses, pose des actes à une autre échelle et qui ont une autre signification. Pour mettre tout le monde sur un pied d’égalité, disons que dans les deux cas, on vise approximativement à atteindre le même objectif, mais que l’on ne s’y prend pas de la même façon. Chacun utilise les moyens dont il dispose en fonction de ses savoirs, de ses compétences ou de ses réseaux…
Une inégale répression
Venons-en à la répression. Quelques millions de francs détournés par un VIP et quelques mois de prison à la clef. Une simple voiture volée par un jeune banlieusard de vingt ans et c’est à peu près le même tarif selon la logique de « qui vole un œuf vole un bœuf ». Les exemples ne manquent pas.
Que dire des inégalités d’accès à la défense des uns et des autres ? Quatre ténors du barreau qui vont éplucher le dossier de leur client de A jusqu’à Z pour certains, un avocat commis d’office pour les autres, qui va parfois prendre connaissance du dossier quelques minutes avant l’audience. L’un a une plus forte probabilité d’être en liberté provisoire, tandis que l’autre aura une plus forte probabilité à être en détention provisoire. L’un passera en comparution immédiate, l’autre pas…
Derrière la comparaison de statut, de position et de traitement, et entre un VIP ou un notable et des délinquants ordinaires, une chose ressort de façon manifeste et assez significative. Tout est comme si les premiers étaient considérés comme « des personnes à part entière » – VIP signifie littéralement « personne très importante », autrement dit cela désigne des personnalités publiques –, tandis que les seconds sont considérés comme des anonymes et parfois traités comme « des personnes entièrement à part ». Ce regard et cette considération différenciée sont probablement un ressort important des inégalités de traitement des types de délinquance par l’appareil judiciaire. La représentation médiatique des faits sociaux est également patente à cet égard. Outre le fait que les VIP auront facilement accès aux mass media pendant l’instruction de leur affaire et après leur incarcération éventuelle, ceux-ci ne seront jamais traités comme des délinquants, le ton d’usage sera révérencieux, y compris dans la critique des journalistes.
A contrario, la délinquance des jeunes – et ce de façon assez consensuelle sur l’échiquier politique et dans la presse – est représentée comme une menace et un danger objectif, avec une sur-inflation de qualificatifs qui vont grosso modo dans le même sens. « Le péril jeune », peut-on lire en couverture d’un hebdomadaire dit « de gauche ».
Pour les VIP, en revanche, on ne parle pas de « sauvageons », de menace ou d’insécurité. Leurs actes paraissent moins menaçants que les incivilités, notion fourre-tout de peurs et d’hétérophobies les plus archaïques, alors que des menaces réelles plus contemporaines ne sont pas prises en considération, parce que plus dérangeantes pour l’establishment… Lesdites incivilités apparaissent comme plus graves que la délinquance financière. Là où la délinquance de VIP fait des victimes anonymes, le délinquant anonyme fait des victimes singulières. L’un atteint à la propriété privée et l’autre à l’intérêt général. Derrière les actes de délinquance du VIP, il y a comme une dilution et une euphémisation des notions de victime et de préjudice. Du coup les notions de sanction et de réparation sont perçues différemment. Paradoxalement, la « délinquance ordinaire » semble causer un préjudice plus important et menacer les fondements de l’ordre social. Elle menace symboliquement le collectif – en remettant en cause la distribution des richesses – tandis que la délinquance financière porte objectivement préjudice au collectif mais n’est pas perçue comme telle car elle n’infirme pas l’ordre social, mais participe au contraire à sa reproduction.
Un alignement de la justice sur une commande sociale sécuritaire
L’ambiance socio-politique autour d’un phénomène de société induit différents effets sur les politiques pénales. La cristallisation médiatique et politique sur la délinquance des jeunes à travers le prisme des « violences urbaines » – qui désigne certains quartiers comme sensibles et leur population comme cible5 – peut entraîner une surenchère répressive et participer d’amalgames.
La moindre évolution des chiffres de la délinquance est interprétée comme signe de tous les dangers et comme baromètre de l’insécurité et du climat social. Dans les faits, la mesure de l’activité délinquantielle n’est pas évidente, d’autant que l’on dispose de peu d’outils statistiques et que leur maniement comporte de nombreux biais. Par exemple, la hausse des faits de comparution devant une instance judiciaire peut dépendre d’une extension du contrôle social et de la poursuite des faits par l’activité policière.
Dans le même ordre d’idées, on peut se demander si ce n’est pas l’évolution de la tolérance à certains faits qui induit une augmentation des poursuites. Ainsi le discours sécuritaire et les injonctions des discours politiques peuvent orienter vers des politiques pénales plus répressives6. Le corps des magistrats, notamment les parquetiers, n’est pas imperméable aux représentations sociales véhiculées par les médias autour de la question de la délinquance des jeunes. Ils peuvent se sentir investis d’un devoir de réponse judiciaire à ce qui ressemble à une commande sociale. Ceci est d’autant plus marqué que certains magistrats du parquet sont de plus en plus fréquemment amenés à représenter la justice dans des structures inter institutionnelles, de type Comité de Prévention de la Délinquance (CCPD) ou Contrats Locaux de Sécurité (CLS), où ils côtoient les acteurs politiques. Si cela peut être perçu comme une ouverture de la justice et représente un effort de décloisonnement pour essayer d’appréhender la question de la prévention de la délinquance et de la récidive collectivement, à travers une approche de « co-production de la sécurité » (pour reprendre la terminologie officielle), lorsque les magistrats se calent sur les injonctions politiques, il y a alors un risque de « liaisons dangereuses ».
La notion de sécurité étant plus à la mode et faisant plus recette que celle de prévention, le risque est d’emboîter le pas du politique et de se cristalliser sur des réponses répressives qui visent plus à répondre au sentiment d’insécurité qu’à traiter au mieux le phénomène social de la délinquance7.
Une logique de visibilité
ou les mascarades
de l’insécurité
Si la commande sociale et politique exige des réponses visibles et immédiates, la réponse pénale doit s’inscrire dans un autre temps8.
Certains juges ont conscience de cette pression et essaient de s’en départir en passant outre. Le discours sur l’impunité des jeunes s’avère faux si l’on observe l’activité pénale. Si les réponses pénales ne se limitent pas à l’usage de l’incarcération, ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de traitement pénal de la délinquance. Pour certains magistrats, l’incarcération ne doit pas être surinvestie, elle doit être au contraire l’exception, et être sollicitée en dernier recours, d’autant que ses effets sont aléatoires.
La focalisation sur la délinquance des jeunes induit des raisonnements erronés et complètement disproportionnés avec la réalité et la dangerosité qu’elle représente. Tout est comme si, derrière des actes de délinquance circonscrits, toute la société était menacée et se trouvait dans un climat d’insécurité permanente. Contrairement à d’autres formes de délinquances organisées de façon durable mais moins visibles et pourtant plus nocives, la délinquance des jeunes, par les formes spectaculaires qu’elle prend certaines fois (incendie de voitures, dégradations de biens, affrontements de bandes etc.), laisse un impact visuel et émotionnel plus fort. Dans l’imaginaire collectif, la trace de la délinquance est plus durable. L’acte semble signé, c’est une délinquance qui s’expose à ciel ouvert, qui s’affiche. La lecture qui en est donnée par nombre de médias est celle d’un danger généralisé. Délinquance « naïve » et localisée, dont les acteurs sont relativement faciles à identifier et à appréhender in situ, le plus souvent, elle se signale et est signalée plus aisément que d’autres (dénonciations et victimes identifiées). Par opposition à la délinquance d’initiés – moins manifeste et où ni le flagrant délit (stade de l’appréhension), ni la comparution immédiate (stade du traitement judiciaire) ne peuvent opérer –, la délinquance des jeunes se donne à voir à un double niveau9. D’une part, elle est facilement repérable matériellement, d’autre part elle est facilement identifiable ou reconnaissable. Elle se dénonce en même temps qu’elle s’énonce.
La manifestation visible, voire sensationnelle, de la délinquance des jeunes semble structurer des attentes de réponses visibles auprès de l’opinion publique. Plus facile à contrôler socialement, il est plus aisé de donner l’impression qu’on veut la traiter (extension du contrôle social localisé dans l’espace – les banlieues – et dans la cible – les jeunes –) et de montrer qu’on la traite (arrestations), ou au contraire qu’il y a un défaut de traitement ou une insuffisance, contrairement à une délinquance plus maligne qui n’apparaît pas comme telle, ne se donne pas à voir comme une évidence et dont de fait on ne perçoit pas le manque de traitement (de contrôle) ni le déficit des réponses des institutions policières ou judiciaires. Aucun politique, aucun média, ne parle de « délinquance de vieux » ou de moins jeunes, ou de centre-ville, ou de quartiers huppés, ou de vieux issus de « vieilles souches ». Personne ne pointe le fait que ces délits sont le fait de personnes très intégrées, « issues de l’intégration intégrée et intégrale », tellement intégrées, que leurs déviances sont intégrées au « jeu social » dont elles maîtrisent les règles. Personne ne réclame un policier derrière chaque élu ou chaque chef d’entreprise ou chaque notable. Si la catégorie « issu de l’immigration » est très usitée, celle « d’issu de l’intérieur » n’est pas établie. Nul ne dira qu’une personne « issue de souche » a encore, ou à nouveau, commis un délit ou un crime. Haro au multirécidiviste ! Nul ne criera à l’impunité. Au-delà de l’immunité de certains, la présomption d’innocence – et on le voit au niveau de la détention provisoire – sera appliquée avec plus de parcimonie à l’endroit des personnes défavorisées. Quant aux garanties de représentations, gageons que ceux qui en disposent en usent.
« Jeunesses ennemies »
[…] et pas n’importe quelle jeunesse bien évidemment
Dans le même ordre d’idées, on parle de bavure policière lorsqu’un policier a malencontreusement appuyé sur sa gâchette et que le coup est parti, comme par inadvertance. Lorsque des jeunes volent une voiture et sont poursuivis, que l’un d’entre eux est atteint par une balle, que celui-ci est tué ou dans le coma, cela fera un fait divers, et personne, surtout pas la presse, ne sera à son chevet. Des jeunes qui manifestent suite à la mort de l’un des leurs, et cela deviendra une émeute et un phénomène social incarnant une menace pour l’ordre social. Lorsque des agriculteurs brûlent des pneus devant une préfecture, déversent du fumier, empalent des moutons ou saccagent le bureau d’un ministre, on ne parle pas de délinquance, de déviance, d’émeutes, de vandalisme10. Personne n’est arrêté ni même poursuivi pour dégradation de biens publics. Lorsque des chauffeurs routiers immobilisent la circulation et prennent en otage des usagers, on ne parle pas d’incivilités, etc. Dans tous ces cas de figure, ce que l’on retient, c’est la dimension participative à un mouvement social qui passe par l’expression d’une colère – perçue comme légitime – et qui peut prendre différentes formes. Il ne s’agit pas ici de juger les modes d’expression, ni les moyens de pressions des uns et des autres sur les institutions pour être écoutés ou se faire entendre, et faire aboutir des revendications, mais d’observer et de considérer qu’il y a une différenciation d’appréhension des mouvements sociaux en fonction, non pas de leur forme, mais surtout en fonction de ceux qui les portent, c’est-à-dire des origines de leurs groupes sociaux. La terminologie utilisée selon les cas est significative. Ainsi, pour les mouvements sociaux traditionnels, on considère souvent qu’ils sont l’expression d’un malaise social, qu’ils révèlent une crise au niveau de l’emploi ou des conditions de travail précaires, ou des salaires insuffisants, etc. En aucun cas ces mouvements ne sont considérés comme « le » malaise social, ou un malaise social en soi, cela paraîtrait d’ailleurs incongru. C’est pourtant ce qui s’opère à bien des égards au niveau de certains mouvements sociaux des jeunes des banlieues. On substitue le malaise au symptôme. Le symptôme devient le malaise. Les manifestations des jeunes des banlieues ne sont pas l’expression d’un malaise, mais elles sont alors un malaise en soi, elles deviennent parfois même, selon certains auteurs ou selon le sens commun, « le » malaise, voire un « malaise de civilisation ». La portée symbolique de ces manifestations, qui sont pour leur grande majorité circonscrites dans le temps et localisées (ce n’est pas partout et tout le temps que des manifestations interviennent), s’étend et se généralise à l’ensemble du territoire national, elles sont perçues comme une menace et un danger de tous les jours. Ainsi on leur donne une dimension totale.
Force est également de constater que la perception des incidents qui émaillent les relations entre les jeunes et les forces de l’ordre suscitent des émotions collectives différentes. Une manifestation de 3000 personnes pour un crime contre un policier, c’est légitime, plusieurs ministres exprimeront publiquement leurs condoléances à la famille. Quelques centaines de personnes qui se réunissent pour s’indigner de l’assassinat d’un jeune, c’est une « émeute urbaine », et les objectifs des journalistes seront plus tournés vers la manifestation spectaculaire que vers le drame qui est à son origine11. De même, nul ne parle de crise de l’autorité judiciaire à l’endroit d’une délinquance intégrée. Nul ne parle de dégradation de biens publics. La question de ce qu’on a intégré comme allant de soi est rarement soulevée par les discours dominants du champ médiatique et du champ politique, lorsqu’il est question de délinquance. La notion « issu de » est bien pratique pour désigner des « ennemis commodes » – pour reprendre l’expression de Loïc Wacquant – et révèle une vision de la réalité sociale dans laquelle on se complaît, d’autant qu’elle conforte « le dedans » en désignant « au dehors » des victimes émissaires.
Le masque de l’insécurité
L’insécurité dont on parle aujourd’hui en France tient lieu d’exutoire et de divertissement. C’est peut-être à ce titre que l’on en parle autant, car, pendant ce temps, point n’est question de la menace de la sécurité sociale et de la protection sociale, ni des inégalités sociales. Les affaires AZF, Erika, ELF… sont reléguées au second plan, tout comme celles du sang contaminé, de la vache folle, de l’amiante, des dioxines en tous genres, de la couche d’ozone etc. A ces endroits on ne parle pas d’insécurité, car cela évite de parler d’impunité ou de responsabilité. On ne parle pas non plus de l’insécurité qui découle des rapports inégalitaires centre / périphérie ou Nord / Sud. Pourtant, plus que jamais, nous constatons que fatalement l’insécurité des uns a partie liée avec l’insécurité des autres.
La question de la sécurité devient alors un enjeu électoral et l’un des principaux thèmes de campagne de nombre de candidats à diverses élections, jusqu’aux élections présidentielles. Pourtant moins grave que l’insécurité sanitaire et sociale, économique, écologique, routière etc., la délinquance des jeunes est stigmatisée. Face à la visibilité de la délinquance des jeunes, pour rassurer « l’opinion publique », élus et responsables institutionnels répondent par une visibilité des forces de l’ordre et par une extension du contrôle social sur certains quartiers ciblés.
L’activité policière va se concentrer alors sur un certain type de délinquance, qui vise en particulier les jeunes de ces quartiers. L’augmentation des arrestations a pour corollaire une hausse des poursuites au niveau des tribunaux.
Cette logique de visibilité policière va le plus souvent de pair avec une logique d’immédiateté judiciaire. Ce type d’approche renvoie à une justice réflexe dont le symbole est la comparution immédiate. L’insécurité est abordée de façon unilatérale et l’on oublie, derrière cette insécurité de façade, l’insécurité matérielle et symbolique d’existence, qui est par ailleurs le plus souvent à la source d’insécurités secondaires.
La délinquance comme
une ressource pour limiter
les inégalités
Ainsi, loin d’être une source d’insécurité pour tous, la délinquance est pour certains jeunes une source de sécurité. Elle est une ressource qui limite l’insécurité dans laquelle ils évoluent. Il est patent que les conditions matérielles d’existence sont un facteur essentiel dans la délinquance ainsi que dans son traitement.
Sans accès à l’emploi et donc à une autonomie matérielle par des voies légales, et sans la possibilité de se tourner vers des familles, qui le plus souvent sont elles-mêmes dans des conditions d’existences précaires, certains jeunes trouvent, à travers la voie de la délinquance, une façon de répondre à la difficulté d’accéder à l’indépendance ainsi qu’à une forme de reconnaissance2. Nombre de faits de délinquance – notamment en matière d’atteinte aux biens (vols) ou d’infraction à la loi sur les stupéfiants – permettent de pallier à un manque de ressources légales. L’expression « d’économie parallèle » exprime assez bien cette réalité. Si la délinquance est considérée par la norme comme une impasse, elle est aussi « une issue » pour certains jeunes et une façon objective de répondre à une situation sociale défavorisée. Cette dimension essentielle de la délinquance est souvent reléguée au second plan. On évoque plus souvent la délinquance initiation ou la délinquance comme mode d’expression symbolique, ou encore comme pulsion visant à assouvir des satisfactions immédiates. De la sorte, on occulte le fait que la délinquance a une dimension économique, d’accroissement des ressources et que c’est parfois sa vocation première et ce qui motive ses acteurs.
On pourrait parler alors d’une délinquance économique, tandis que l’on réserve traditionnellement cette expression à la délinquance « en col blanc ». Les objectifs poursuivis sont pourtant les mêmes : l’accroissement des « richesses », toutes proportions gardées. La question de la proportion paraît d’ailleurs essentielle, tant au niveau des types de délits qu’au niveau de leur traitement judiciaire. D’un côté, des délits d’initiés et des détournements d’argent public qui sont le fait de personnes publiques, le plus souvent d’un certain âge3. De l’autre, des jeunes anonymes qui s’initient aux délits qui leurs sont accessibles. D’aucuns conviendraient que les proportions d’argent ne sont pas exactement les mêmes. Dans un cas, un individu sans travail ou avec un travail précaire essaie de limiter les inégalités en espérant avoir accès à des biens de consommation, qui lui paraissent inaccessibles autrement que par l’illégalité. Certains utilisent l’expression de « délinquance de survie » concernant des jeunes qui essaient de se sortir, par leurs propres moyens, de « la galère »4. Dans l’autre cas, un individu qui cumule des emplois (cumul des mandats, emplois fictifs etc.) et qui, pour accroître ses richesses, pose des actes à une autre échelle et qui ont une autre signification. Pour mettre tout le monde sur un pied d’égalité, disons que dans les deux cas, on vise approximativement à atteindre le même objectif, mais que l’on ne s’y prend pas de la même façon. Chacun utilise les moyens dont il dispose en fonction de ses savoirs, de ses compétences ou de ses réseaux…
Une inégale répression
Venons-en à la répression. Quelques millions de francs détournés par un VIP et quelques mois de prison à la clef. Une simple voiture volée par un jeune banlieusard de vingt ans et c’est à peu près le même tarif selon la logique de « qui vole un œuf vole un bœuf ». Les exemples ne manquent pas.
Que dire des inégalités d’accès à la défense des uns et des autres ? Quatre ténors du barreau qui vont éplucher le dossier de leur client de A jusqu’à Z pour certains, un avocat commis d’office pour les autres, qui va parfois prendre connaissance du dossier quelques minutes avant l’audience. L’un a une plus forte probabilité d’être en liberté provisoire, tandis que l’autre aura une plus forte probabilité à être en détention provisoire. L’un passera en comparution immédiate, l’autre pas…
Derrière la comparaison de statut, de position et de traitement, et entre un VIP ou un notable et des délinquants ordinaires, une chose ressort de façon manifeste et assez significative. Tout est comme si les premiers étaient considérés comme « des personnes à part entière » – VIP signifie littéralement « personne très importante », autrement dit cela désigne des personnalités publiques –, tandis que les seconds sont considérés comme des anonymes et parfois traités comme « des personnes entièrement à part ». Ce regard et cette considération différenciée sont probablement un ressort important des inégalités de traitement des types de délinquance par l’appareil judiciaire. La représentation médiatique des faits sociaux est également patente à cet égard. Outre le fait que les VIP auront facilement accès aux mass media pendant l’instruction de leur affaire et après leur incarcération éventuelle, ceux-ci ne seront jamais traités comme des délinquants, le ton d’usage sera révérencieux, y compris dans la critique des journalistes.
A contrario, la délinquance des jeunes – et ce de façon assez consensuelle sur l’échiquier politique et dans la presse – est représentée comme une menace et un danger objectif, avec une sur-inflation de qualificatifs qui vont grosso modo dans le même sens. « Le péril jeune », peut-on lire en couverture d’un hebdomadaire dit « de gauche ».
Pour les VIP, en revanche, on ne parle pas de « sauvageons », de menace ou d’insécurité. Leurs actes paraissent moins menaçants que les incivilités, notion fourre-tout de peurs et d’hétérophobies les plus archaïques, alors que des menaces réelles plus contemporaines ne sont pas prises en considération, parce que plus dérangeantes pour l’establishment… Lesdites incivilités apparaissent comme plus graves que la délinquance financière. Là où la délinquance de VIP fait des victimes anonymes, le délinquant anonyme fait des victimes singulières. L’un atteint à la propriété privée et l’autre à l’intérêt général. Derrière les actes de délinquance du VIP, il y a comme une dilution et une euphémisation des notions de victime et de préjudice. Du coup les notions de sanction et de réparation sont perçues différemment. Paradoxalement, la « délinquance ordinaire » semble causer un préjudice plus important et menacer les fondements de l’ordre social. Elle menace symboliquement le collectif – en remettant en cause la distribution des richesses – tandis que la délinquance financière porte objectivement préjudice au collectif mais n’est pas perçue comme telle car elle n’infirme pas l’ordre social, mais participe au contraire à sa reproduction.
Un alignement de la justice sur une commande sociale sécuritaire
L’ambiance socio-politique autour d’un phénomène de société induit différents effets sur les politiques pénales. La cristallisation médiatique et politique sur la délinquance des jeunes à travers le prisme des « violences urbaines » – qui désigne certains quartiers comme sensibles et leur population comme cible5 – peut entraîner une surenchère répressive et participer d’amalgames.
La moindre évolution des chiffres de la délinquance est interprétée comme signe de tous les dangers et comme baromètre de l’insécurité et du climat social. Dans les faits, la mesure de l’activité délinquantielle n’est pas évidente, d’autant que l’on dispose de peu d’outils statistiques et que leur maniement comporte de nombreux biais. Par exemple, la hausse des faits de comparution devant une instance judiciaire peut dépendre d’une extension du contrôle social et de la poursuite des faits par l’activité policière.
Dans le même ordre d’idées, on peut se demander si ce n’est pas l’évolution de la tolérance à certains faits qui induit une augmentation des poursuites. Ainsi le discours sécuritaire et les injonctions des discours politiques peuvent orienter vers des politiques pénales plus répressives6. Le corps des magistrats, notamment les parquetiers, n’est pas imperméable aux représentations sociales véhiculées par les médias autour de la question de la délinquance des jeunes. Ils peuvent se sentir investis d’un devoir de réponse judiciaire à ce qui ressemble à une commande sociale. Ceci est d’autant plus marqué que certains magistrats du parquet sont de plus en plus fréquemment amenés à représenter la justice dans des structures inter institutionnelles, de type Comité de Prévention de la Délinquance (CCPD) ou Contrats Locaux de Sécurité (CLS), où ils côtoient les acteurs politiques. Si cela peut être perçu comme une ouverture de la justice et représente un effort de décloisonnement pour essayer d’appréhender la question de la prévention de la délinquance et de la récidive collectivement, à travers une approche de « co-production de la sécurité » (pour reprendre la terminologie officielle), lorsque les magistrats se calent sur les injonctions politiques, il y a alors un risque de « liaisons dangereuses ».
La notion de sécurité étant plus à la mode et faisant plus recette que celle de prévention, le risque est d’emboîter le pas du politique et de se cristalliser sur des réponses répressives qui visent plus à répondre au sentiment d’insécurité qu’à traiter au mieux le phénomène social de la délinquance7.
Une logique de visibilité
ou les mascarades
de l’insécurité
Si la commande sociale et politique exige des réponses visibles et immédiates, la réponse pénale doit s’inscrire dans un autre temps8.
Certains juges ont conscience de cette pression et essaient de s’en départir en passant outre. Le discours sur l’impunité des jeunes s’avère faux si l’on observe l’activité pénale. Si les réponses pénales ne se limitent pas à l’usage de l’incarcération, ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de traitement pénal de la délinquance. Pour certains magistrats, l’incarcération ne doit pas être surinvestie, elle doit être au contraire l’exception, et être sollicitée en dernier recours, d’autant que ses effets sont aléatoires.
La focalisation sur la délinquance des jeunes induit des raisonnements erronés et complètement disproportionnés avec la réalité et la dangerosité qu’elle représente. Tout est comme si, derrière des actes de délinquance circonscrits, toute la société était menacée et se trouvait dans un climat d’insécurité permanente. Contrairement à d’autres formes de délinquances organisées de façon durable mais moins visibles et pourtant plus nocives, la délinquance des jeunes, par les formes spectaculaires qu’elle prend certaines fois (incendie de voitures, dégradations de biens, affrontements de bandes etc.), laisse un impact visuel et émotionnel plus fort. Dans l’imaginaire collectif, la trace de la délinquance est plus durable. L’acte semble signé, c’est une délinquance qui s’expose à ciel ouvert, qui s’affiche. La lecture qui en est donnée par nombre de médias est celle d’un danger généralisé. Délinquance « naïve » et localisée, dont les acteurs sont relativement faciles à identifier et à appréhender in situ, le plus souvent, elle se signale et est signalée plus aisément que d’autres (dénonciations et victimes identifiées). Par opposition à la délinquance d’initiés – moins manifeste et où ni le flagrant délit (stade de l’appréhension), ni la comparution immédiate (stade du traitement judiciaire) ne peuvent opérer –, la délinquance des jeunes se donne à voir à un double niveau9. D’une part, elle est facilement repérable matériellement, d’autre part elle est facilement identifiable ou reconnaissable. Elle se dénonce en même temps qu’elle s’énonce.
La manifestation visible, voire sensationnelle, de la délinquance des jeunes semble structurer des attentes de réponses visibles auprès de l’opinion publique. Plus facile à contrôler socialement, il est plus aisé de donner l’impression qu’on veut la traiter (extension du contrôle social localisé dans l’espace – les banlieues – et dans la cible – les jeunes –) et de montrer qu’on la traite (arrestations), ou au contraire qu’il y a un défaut de traitement ou une insuffisance, contrairement à une délinquance plus maligne qui n’apparaît pas comme telle, ne se donne pas à voir comme une évidence et dont de fait on ne perçoit pas le manque de traitement (de contrôle) ni le déficit des réponses des institutions policières ou judiciaires. Aucun politique, aucun média, ne parle de « délinquance de vieux » ou de moins jeunes, ou de centre-ville, ou de quartiers huppés, ou de vieux issus de « vieilles souches ». Personne ne pointe le fait que ces délits sont le fait de personnes très intégrées, « issues de l’intégration intégrée et intégrale », tellement intégrées, que leurs déviances sont intégrées au « jeu social » dont elles maîtrisent les règles. Personne ne réclame un policier derrière chaque élu ou chaque chef d’entreprise ou chaque notable. Si la catégorie « issu de l’immigration » est très usitée, celle « d’issu de l’intérieur » n’est pas établie. Nul ne dira qu’une personne « issue de souche » a encore, ou à nouveau, commis un délit ou un crime. Haro au multirécidiviste ! Nul ne criera à l’impunité. Au-delà de l’immunité de certains, la présomption d’innocence – et on le voit au niveau de la détention provisoire – sera appliquée avec plus de parcimonie à l’endroit des personnes défavorisées. Quant aux garanties de représentations, gageons que ceux qui en disposent en usent.
« Jeunesses ennemies »
[…] et pas n’importe quelle jeunesse bien évidemment
Dans le même ordre d’idées, on parle de bavure policière lorsqu’un policier a malencontreusement appuyé sur sa gâchette et que le coup est parti, comme par inadvertance. Lorsque des jeunes volent une voiture et sont poursuivis, que l’un d’entre eux est atteint par une balle, que celui-ci est tué ou dans le coma, cela fera un fait divers, et personne, surtout pas la presse, ne sera à son chevet. Des jeunes qui manifestent suite à la mort de l’un des leurs, et cela deviendra une émeute et un phénomène social incarnant une menace pour l’ordre social. Lorsque des agriculteurs brûlent des pneus devant une préfecture, déversent du fumier, empalent des moutons ou saccagent le bureau d’un ministre, on ne parle pas de délinquance, de déviance, d’émeutes, de vandalisme10. Personne n’est arrêté ni même poursuivi pour dégradation de biens publics. Lorsque des chauffeurs routiers immobilisent la circulation et prennent en otage des usagers, on ne parle pas d’incivilités, etc. Dans tous ces cas de figure, ce que l’on retient, c’est la dimension participative à un mouvement social qui passe par l’expression d’une colère – perçue comme légitime – et qui peut prendre différentes formes. Il ne s’agit pas ici de juger les modes d’expression, ni les moyens de pressions des uns et des autres sur les institutions pour être écoutés ou se faire entendre, et faire aboutir des revendications, mais d’observer et de considérer qu’il y a une différenciation d’appréhension des mouvements sociaux en fonction, non pas de leur forme, mais surtout en fonction de ceux qui les portent, c’est-à-dire des origines de leurs groupes sociaux. La terminologie utilisée selon les cas est significative. Ainsi, pour les mouvements sociaux traditionnels, on considère souvent qu’ils sont l’expression d’un malaise social, qu’ils révèlent une crise au niveau de l’emploi ou des conditions de travail précaires, ou des salaires insuffisants, etc. En aucun cas ces mouvements ne sont considérés comme « le » malaise social, ou un malaise social en soi, cela paraîtrait d’ailleurs incongru. C’est pourtant ce qui s’opère à bien des égards au niveau de certains mouvements sociaux des jeunes des banlieues. On substitue le malaise au symptôme. Le symptôme devient le malaise. Les manifestations des jeunes des banlieues ne sont pas l’expression d’un malaise, mais elles sont alors un malaise en soi, elles deviennent parfois même, selon certains auteurs ou selon le sens commun, « le » malaise, voire un « malaise de civilisation ». La portée symbolique de ces manifestations, qui sont pour leur grande majorité circonscrites dans le temps et localisées (ce n’est pas partout et tout le temps que des manifestations interviennent), s’étend et se généralise à l’ensemble du territoire national, elles sont perçues comme une menace et un danger de tous les jours. Ainsi on leur donne une dimension totale.
Force est également de constater que la perception des incidents qui émaillent les relations entre les jeunes et les forces de l’ordre suscitent des émotions collectives différentes. Une manifestation de 3000 personnes pour un crime contre un policier, c’est légitime, plusieurs ministres exprimeront publiquement leurs condoléances à la famille. Quelques centaines de personnes qui se réunissent pour s’indigner de l’assassinat d’un jeune, c’est une « émeute urbaine », et les objectifs des journalistes seront plus tournés vers la manifestation spectaculaire que vers le drame qui est à son origine11. De même, nul ne parle de crise de l’autorité judiciaire à l’endroit d’une délinquance intégrée. Nul ne parle de dégradation de biens publics. La question de ce qu’on a intégré comme allant de soi est rarement soulevée par les discours dominants du champ médiatique et du champ politique, lorsqu’il est question de délinquance. La notion « issu de » est bien pratique pour désigner des « ennemis commodes » – pour reprendre l’expression de Loïc Wacquant – et révèle une vision de la réalité sociale dans laquelle on se complaît, d’autant qu’elle conforte « le dedans » en désignant « au dehors » des victimes émissaires.
Le masque de l’insécurité
L’insécurité dont on parle aujourd’hui en France tient lieu d’exutoire et de divertissement. C’est peut-être à ce titre que l’on en parle autant, car, pendant ce temps, point n’est question de la menace de la sécurité sociale et de la protection sociale, ni des inégalités sociales. Les affaires AZF, Erika, ELF… sont reléguées au second plan, tout comme celles du sang contaminé, de la vache folle, de l’amiante, des dioxines en tous genres, de la couche d’ozone etc. A ces endroits on ne parle pas d’insécurité, car cela évite de parler d’impunité ou de responsabilité. On ne parle pas non plus de l’insécurité qui découle des rapports inégalitaires centre / périphérie ou Nord / Sud. Pourtant, plus que jamais, nous constatons que fatalement l’insécurité des uns a partie liée avec l’insécurité des autres.
es instituts de sondage et des analyses diverses d’experts en tout genre sont mobilisés pour relayer les points de vue dominants1. Le champ médiatique participe de cette production de définition de la violence en fonction de ses intérêts spécifiques, qui souvent convergent avec les intérêts spécifiques du champ politique.
La question de la sécurité devient alors un enjeu électoral et l’un des principaux thèmes de campagne de nombre de candidats à diverses élections, jusqu’aux élections présidentielles. Pourtant moins grave que l’insécurité sanitaire et sociale, économique, écologique, routière etc., la délinquance des jeunes est stigmatisée. Face à la visibilité de la délinquance des jeunes, pour rassurer « l’opinion publique », élus et responsables institutionnels répondent par une visibilité des forces de l’ordre et par une extension du contrôle social sur certains quartiers ciblés.
L’activité policière va se concentrer alors sur un certain type de délinquance, qui vise en particulier les jeunes de ces quartiers. L’augmentation des arrestations a pour corollaire une hausse des poursuites au niveau des tribunaux.
Cette logique de visibilité policière va le plus souvent de pair avec une logique d’immédiateté judiciaire. Ce type d’approche renvoie à une justice réflexe dont le symbole est la comparution immédiate. L’insécurité est abordée de façon unilatérale et l’on oublie, derrière cette insécurité de façade, l’insécurité matérielle et symbolique d’existence, qui est par ailleurs le plus souvent à la source d’insécurités secondaires.
La délinquance comme
une ressource pour limiter
les inégalités
Ainsi, loin d’être une source d’insécurité pour tous, la délinquance est pour certains jeunes une source de sécurité. Elle est une ressource qui limite l’insécurité dans laquelle ils évoluent. Il est patent que les conditions matérielles d’existence sont un facteur essentiel dans la délinquance ainsi que dans son traitement.
Sans accès à l’emploi et donc à une autonomie matérielle par des voies légales, et sans la possibilité de se tourner vers des familles, qui le plus souvent sont elles-mêmes dans des conditions d’existences précaires, certains jeunes trouvent, à travers la voie de la délinquance, une façon de répondre à la difficulté d’accéder à l’indépendance ainsi qu’à une forme de reconnaissance2. Nombre de faits de délinquance – notamment en matière d’atteinte aux biens (vols) ou d’infraction à la loi sur les stupéfiants – permettent de pallier à un manque de ressources légales. L’expression « d’économie parallèle » exprime assez bien cette réalité. Si la délinquance est considérée par la norme comme une impasse, elle est aussi « une issue » pour certains jeunes et une façon objective de répondre à une situation sociale défavorisée. Cette dimension essentielle de la délinquance est souvent reléguée au second plan. On évoque plus souvent la délinquance initiation ou la délinquance comme mode d’expression symbolique, ou encore comme pulsion visant à assouvir des satisfactions immédiates. De la sorte, on occulte le fait que la délinquance a une dimension économique, d’accroissement des ressources et que c’est parfois sa vocation première et ce qui motive ses acteurs.
On pourrait parler alors d’une délinquance économique, tandis que l’on réserve traditionnellement cette expression à la délinquance « en col blanc ». Les objectifs poursuivis sont pourtant les mêmes : l’accroissement des « richesses », toutes proportions gardées. La question de la proportion paraît d’ailleurs essentielle, tant au niveau des types de délits qu’au niveau de leur traitement judiciaire. D’un côté, des délits d’initiés et des détournements d’argent public qui sont le fait de personnes publiques, le plus souvent d’un certain âge3. De l’autre, des jeunes anonymes qui s’initient aux délits qui leurs sont accessibles. D’aucuns conviendraient que les proportions d’argent ne sont pas exactement les mêmes. Dans un cas, un individu sans travail ou avec un travail précaire essaie de limiter les inégalités en espérant avoir accès à des biens de consommation, qui lui paraissent inaccessibles autrement que par l’illégalité. Certains utilisent l’expression de « délinquance de survie » concernant des jeunes qui essaient de se sortir, par leurs propres moyens, de « la galère »4. Dans l’autre cas, un individu qui cumule des emplois (cumul des mandats, emplois fictifs etc.) et qui, pour accroître ses richesses, pose des actes à une autre échelle et qui ont une autre signification. Pour mettre tout le monde sur un pied d’égalité, disons que dans les deux cas, on vise approximativement à atteindre le même objectif, mais que l’on ne s’y prend pas de la même façon. Chacun utilise les moyens dont il dispose en fonction de ses savoirs, de ses compétences ou de ses réseaux…
Une inégale répression
Venons-en à la répression. Quelques millions de francs détournés par un VIP et quelques mois de prison à la clef. Une simple voiture volée par un jeune banlieusard de vingt ans et c’est à peu près le même tarif selon la logique de « qui vole un œuf vole un bœuf ». Les exemples ne manquent pas.
Que dire des inégalités d’accès à la défense des uns et des autres ? Quatre ténors du barreau qui vont éplucher le dossier de leur client de A jusqu’à Z pour certains, un avocat commis d’office pour les autres, qui va parfois prendre connaissance du dossier quelques minutes avant l’audience. L’un a une plus forte probabilité d’être en liberté provisoire, tandis que l’autre aura une plus forte probabilité à être en détention provisoire. L’un passera en comparution immédiate, l’autre pas…
Derrière la comparaison de statut, de position et de traitement, et entre un VIP ou un notable et des délinquants ordinaires, une chose ressort de façon manifeste et assez significative. Tout est comme si les premiers étaient considérés comme « des personnes à part entière » – VIP signifie littéralement « personne très importante », autrement dit cela désigne des personnalités publiques –, tandis que les seconds sont considérés comme des anonymes et parfois traités comme « des personnes entièrement à part ». Ce regard et cette considération différenciée sont probablement un ressort important des inégalités de traitement des types de délinquance par l’appareil judiciaire. La représentation médiatique des faits sociaux est également patente à cet égard. Outre le fait que les VIP auront facilement accès aux mass media pendant l’instruction de leur affaire et après leur incarcération éventuelle, ceux-ci ne seront jamais traités comme des délinquants, le ton d’usage sera révérencieux, y compris dans la critique des journalistes.
A contrario, la délinquance des jeunes – et ce de façon assez consensuelle sur l’échiquier politique et dans la presse – est représentée comme une menace et un danger objectif, avec une sur-inflation de qualificatifs qui vont grosso modo dans le même sens. « Le péril jeune », peut-on lire en couverture d’un hebdomadaire dit « de gauche ».
Pour les VIP, en revanche, on ne parle pas de « sauvageons », de menace ou d’insécurité. Leurs actes paraissent moins menaçants que les incivilités, notion fourre-tout de peurs et d’hétérophobies les plus archaïques, alors que des menaces réelles plus contemporaines ne sont pas prises en considération, parce que plus dérangeantes pour l’establishment… Lesdites incivilités apparaissent comme plus graves que la délinquance financière. Là où la délinquance de VIP fait des victimes anonymes, le délinquant anonyme fait des victimes singulières. L’un atteint à la propriété privée et l’autre à l’intérêt général. Derrière les actes de délinquance du VIP, il y a comme une dilution et une euphémisation des notions de victime et de préjudice. Du coup les notions de sanction et de réparation sont perçues différemment. Paradoxalement, la « délinquance ordinaire » semble causer un préjudice plus important et menacer les fondements de l’ordre social. Elle menace symboliquement le collectif – en remettant en cause la distribution des richesses – tandis que la délinquance financière porte objectivement préjudice au collectif mais n’est pas perçue comme telle car elle n’infirme pas l’ordre social, mais participe au contraire à sa reproduction.
Un alignement de la justice sur une commande sociale sécuritaire
L’ambiance socio-politique autour d’un phénomène de société induit différents effets sur les politiques pénales. La cristallisation médiatique et politique sur la délinquance des jeunes à travers le prisme des « violences urbaines » – qui désigne certains quartiers comme sensibles et leur population comme cible5 – peut entraîner une surenchère répressive et participer d’amalgames.
La moindre évolution des chiffres de la délinquance est interprétée comme signe de tous les dangers et comme baromètre de l’insécurité et du climat social. Dans les faits, la mesure de l’activité délinquantielle n’est pas évidente, d’autant que l’on dispose de peu d’outils statistiques et que leur maniement comporte de nombreux biais. Par exemple, la hausse des faits de comparution devant une instance judiciaire peut dépendre d’une extension du contrôle social et de la poursuite des faits par l’activité policière.
Dans le même ordre d’idées, on peut se demander si ce n’est pas l’évolution de la tolérance à certains faits qui induit une augmentation des poursuites. Ainsi le discours sécuritaire et les injonctions des discours politiques peuvent orienter vers des politiques pénales plus répressives6. Le corps des magistrats, notamment les parquetiers, n’est pas imperméable aux représentations sociales véhiculées par les médias autour de la question de la délinquance des jeunes. Ils peuvent se sentir investis d’un devoir de réponse judiciaire à ce qui ressemble à une commande sociale. Ceci est d’autant plus marqué que certains magistrats du parquet sont de plus en plus fréquemment amenés à représenter la justice dans des structures inter institutionnelles, de type Comité de Prévention de la Délinquance (CCPD) ou Contrats Locaux de Sécurité (CLS), où ils côtoient les acteurs politiques. Si cela peut être perçu comme une ouverture de la justice et représente un effort de décloisonnement pour essayer d’appréhender la question de la prévention de la délinquance et de la récidive collectivement, à travers une approche de « co-production de la sécurité » (pour reprendre la terminologie officielle), lorsque les magistrats se calent sur les injonctions politiques, il y a alors un risque de « liaisons dangereuses ».
La notion de sécurité étant plus à la mode et faisant plus recette que celle de prévention, le risque est d’emboîter le pas du politique et de se cristalliser sur des réponses répressives qui visent plus à répondre au sentiment d’insécurité qu’à traiter au mieux le phénomène social de la délinquance7.
Une logique de visibilité
ou les mascarades
de l’insécurité
Si la commande sociale et politique exige des réponses visibles et immédiates, la réponse pénale doit s’inscrire dans un autre temps8.
Certains juges ont conscience de cette pression et essaient de s’en départir en passant outre. Le discours sur l’impunité des jeunes s’avère faux si l’on observe l’activité pénale. Si les réponses pénales ne se limitent pas à l’usage de l’incarcération, ce n’est pas pour autant qu’il n’y a pas de traitement pénal de la délinquance. Pour certains magistrats, l’incarcération ne doit pas être surinvestie, elle doit être au contraire l’exception, et être sollicitée en dernier recours, d’autant que ses effets sont aléatoires.
La focalisation sur la délinquance des jeunes induit des raisonnements erronés et complètement disproportionnés avec la réalité et la dangerosité qu’elle représente. Tout est comme si, derrière des actes de délinquance circonscrits, toute la société était menacée et se trouvait dans un climat d’insécurité permanente. Contrairement à d’autres formes de délinquances organisées de façon durable mais moins visibles et pourtant plus nocives, la délinquance des jeunes, par les formes spectaculaires qu’elle prend certaines fois (incendie de voitures, dégradations de biens, affrontements de bandes etc.), laisse un impact visuel et émotionnel plus fort. Dans l’imaginaire collectif, la trace de la délinquance est plus durable. L’acte semble signé, c’est une délinquance qui s’expose à ciel ouvert, qui s’affiche. La lecture qui en est donnée par nombre de médias est celle d’un danger généralisé. Délinquance « naïve » et localisée, dont les acteurs sont relativement faciles à identifier et à appréhender in situ, le plus souvent, elle se signale et est signalée plus aisément que d’autres (dénonciations et victimes identifiées). Par opposition à la délinquance d’initiés – moins manifeste et où ni le flagrant délit (stade de l’appréhension), ni la comparution immédiate (stade du traitement judiciaire) ne peuvent opérer –, la délinquance des jeunes se donne à voir à un double niveau9. D’une part, elle est facilement repérable matériellement, d’autre part elle est facilement identifiable ou reconnaissable. Elle se dénonce en même temps qu’elle s’énonce.
La manifestation visible, voire sensationnelle, de la délinquance des jeunes semble structurer des attentes de réponses visibles auprès de l’opinion publique. Plus facile à contrôler socialement, il est plus aisé de donner l’impression qu’on veut la traiter (extension du contrôle social localisé dans l’espace – les banlieues – et dans la cible – les jeunes –) et de montrer qu’on la traite (arrestations), ou au contraire qu’il y a un défaut de traitement ou une insuffisance, contrairement à une délinquance plus maligne qui n’apparaît pas comme telle, ne se donne pas à voir comme une évidence et dont de fait on ne perçoit pas le manque de traitement (de contrôle) ni le déficit des réponses des institutions policières ou judiciaires. Aucun politique, aucun média, ne parle de « délinquance de vieux » ou de moins jeunes, ou de centre-ville, ou de quartiers huppés, ou de vieux issus de « vieilles souches ». Personne ne pointe le fait que ces délits sont le fait de personnes très intégrées, « issues de l’intégration intégrée et intégrale », tellement intégrées, que leurs déviances sont intégrées au « jeu social » dont elles maîtrisent les règles. Personne ne réclame un policier derrière chaque élu ou chaque chef d’entreprise ou chaque notable. Si la catégorie « issu de l’immigration » est très usitée, celle « d’issu de l’intérieur » n’est pas établie. Nul ne dira qu’une personne « issue de souche » a encore, ou à nouveau, commis un délit ou un crime. Haro au multirécidiviste ! Nul ne criera à l’impunité. Au-delà de l’immunité de certains, la présomption d’innocence – et on le voit au niveau de la détention provisoire – sera appliquée avec plus de parcimonie à l’endroit des personnes défavorisées. Quant aux garanties de représentations, gageons que ceux qui en disposent en usent.
« Jeunesses ennemies »
[…] et pas n’importe quelle jeunesse bien évidemment
Dans le même ordre d’idées, on parle de bavure policière lorsqu’un policier a malencontreusement appuyé sur sa gâchette et que le coup est parti, comme par inadvertance. Lorsque des jeunes volent une voiture et sont poursuivis, que l’un d’entre eux est atteint par une balle, que celui-ci est tué ou dans le coma, cela fera un fait divers, et personne, surtout pas la presse, ne sera à son chevet. Des jeunes qui manifestent suite à la mort de l’un des leurs, et cela deviendra une émeute et un phénomène social incarnant une menace pour l’ordre social. Lorsque des agriculteurs brûlent des pneus devant une préfecture, déversent du fumier, empalent des moutons ou saccagent le bureau d’un ministre, on ne parle pas de délinquance, de déviance, d’émeutes, de vandalisme10. Personne n’est arrêté ni même poursuivi pour dégradation de biens publics. Lorsque des chauffeurs routiers immobilisent la circulation et prennent en otage des usagers, on ne parle pas d’incivilités, etc. Dans tous ces cas de figure, ce que l’on retient, c’est la dimension participative à un mouvement social qui passe par l’expression d’une colère – perçue comme légitime – et qui peut prendre différentes formes. Il ne s’agit pas ici de juger les modes d’expression, ni les moyens de pressions des uns et des autres sur les institutions pour être écoutés ou se faire entendre, et faire aboutir des revendications, mais d’observer et de considérer qu’il y a une différenciation d’appréhension des mouvements sociaux en fonction, non pas de leur forme, mais surtout en fonction de ceux qui les portent, c’est-à-dire des origines de leurs groupes sociaux. La terminologie utilisée selon les cas est significative. Ainsi, pour les mouvements sociaux traditionnels, on considère souvent qu’ils sont l’expression d’un malaise social, qu’ils révèlent une crise au niveau de l’emploi ou des conditions de travail précaires, ou des salaires insuffisants, etc. En aucun cas ces mouvements ne sont considérés comme « le » malaise social, ou un malaise social en soi, cela paraîtrait d’ailleurs incongru. C’est pourtant ce qui s’opère à bien des égards au niveau de certains mouvements sociaux des jeunes des banlieues. On substitue le malaise au symptôme. Le symptôme devient le malaise. Les manifestations des jeunes des banlieues ne sont pas l’expression d’un malaise, mais elles sont alors un malaise en soi, elles deviennent parfois même, selon certains auteurs ou selon le sens commun, « le » malaise, voire un « malaise de civilisation ». La portée symbolique de ces manifestations, qui sont pour leur grande majorité circonscrites dans le temps et localisées (ce n’est pas partout et tout le temps que des manifestations interviennent), s’étend et se généralise à l’ensemble du territoire national, elles sont perçues comme une menace et un danger de tous les jours. Ainsi on leur donne une dimension totale.
Force est également de constater que la perception des incidents qui émaillent les relations entre les jeunes et les forces de l’ordre suscitent des émotions collectives différentes. Une manifestation de 3000 personnes pour un crime contre un policier, c’est légitime, plusieurs ministres exprimeront publiquement leurs condoléances à la famille. Quelques centaines de personnes qui se réunissent pour s’indigner de l’assassinat d’un jeune, c’est une « émeute urbaine », et les objectifs des journalistes seront plus tournés vers la manifestation spectaculaire que vers le drame qui est à son origine11. De même, nul ne parle de crise de l’autorité judiciaire à l’endroit d’une délinquance intégrée. Nul ne parle de dégradation de biens publics. La question de ce qu’on a intégré comme allant de soi est rarement soulevée par les discours dominants du champ médiatique et du champ politique, lorsqu’il est question de délinquance. La notion « issu de » est bien pratique pour désigner des « ennemis commodes » – pour reprendre l’expression de Loïc Wacquant – et révèle une vision de la réalité sociale dans laquelle on se complaît, d’autant qu’elle conforte « le dedans » en désignant « au dehors » des victimes émissaires.
Le masque de l’insécurité
L’insécurité dont on parle aujourd’hui en France tient lieu d’exutoire et de divertissement. C’est peut-être à ce titre que l’on en parle autant, car, pendant ce temps, point n’est question de la menace de la sécurité sociale et de la protection sociale, ni des inégalités sociales. Les affaires AZF, Erika, ELF… sont reléguées au second plan, tout comme celles du sang contaminé, de la vache folle, de l’amiante, des dioxines en tous genres, de la couche d’ozone etc. A ces endroits on ne parle pas d’insécurité, car cela évite de parler d’impunité ou de responsabilité. On ne parle pas non plus de l’insécurité qui découle des rapports inégalitaires centre / périphérie ou Nord / Sud. Pourtant, plus que jamais, nous constatons que fatalement l’insécurité des uns a partie liée avec l’insécurité des autres.
Sociologue, auteur de Voyage au pays de la double peine, éd. L’Esprit Frappeur, 2000.
(1) P. Champagne, in Faire l’opinion – le nouveau jeu politique, p. 83, éd. de Minuit, 1990.
(2) « Inhérente aux rapports humains, la frustration, en atteignant un groupe social dans son ensemble, prend une dimension sociale et politique, devient déni de reconnaissance », Cf. H. Lagrange, « Reconnaissance, délinquance et violences collectives », Esprit n°268, octobre 2000. p. 137.
(3) « L’appareil judiciaire, en donnant une visibilité aux pratiques illégales des classes dominées et aux sanctions qui leur sont appliquées (… alors que sont) occultées les illégalités des classes dominantes, participe ainsi à la disqualification symbolique des classes populaires ».
« […] les plus démunis sont aussi les plus vulnérables face à la justice pénale. Ce qui revient en quelque sorte à déplacer la relation de causalité traditionnellement colportée : la pauvreté ne favoriserait pas particulièrement la criminalité mais elle permettrait moins d’échapper à l’emprisonnement » Cf. A.-M. Marchetti, Pauvretés en prison, p. 28 et 29, éd. Erès, 1997.
(4) Cf. F. Dubet, La galère : jeunes en survie, éd. Fayard, 1987.
(5) « La jeunesse faisant souvent figure de point de cristallisation des conflits et des problèmes du grand ensemble, ses membres se trouvent être les porteurs privilégiés du stigmate spatial. De plus, les adolescents sont profondément inscrits dans les lieux pour y avoir passé l’essentiel de leur existence ; il leur faut par conséquent assumer pleinement l’image de la cité ». D. Lepoutre, in Cœur de banlieue, p. 39, éd. Odile Jacob, février 1997.
(6) Sur toutes ces questions, voir l’ouvrage collectif La machine à punir, pratiques et discours sécuritaires, sous la direction de G. Sainati et L. Bonelli, éd. L’Esprit Frappeur, 2001 Paris.
(7) « La comparution en justice n’est plus le premier pas d’une démarche éducative mais une fin en soi à tonalité punitive », Cf. O. Mongin, D. Salas « Entre le tout éducatif et le tout répressif, quelles alternatives ? A propos de la justice des mineurs », Esprit n°248, décembre 1998, p. 195.
(8) Or, en France, les pouvoirs publics paraissent ignorer cette économie générale du propos sur la sanction. Depuis une vingtaine d’années, la justice est entrée dans un « activisme judiciaire », selon l’expression de D. Salas, successivement pour prendre en compte le sentiment d’insécurité puis pour lutter contre les « violences urbaines » et, enfin, au nom des victimes. Concrètement, cet activisme se traduit par un traitement de plus en plus rapide des agressions – une justice en « temps réel ». […] Mais on peut se demander si l’intention de sécuriser – croit-on – les populations ne contredit pas une des fonctions de la justice : introduire de la distance entre l’événement qui trouble l’ordre social et la réaction à ce trouble et, de la sorte, apaiser les passions. Cf. D. Dray, « L’imaginaire de la sanction chez les victimes d’agressions », Esprit n°248, décembre 1998, p. 120.
(9) « On peut ainsi parler de population cible dans le circuit le plus répressif de la justice constituée par un sous-prolotariat et par la population la plus fragile sur le marché du travail, c’est-à-dire les jeunes et les étrangers » Cf. Th. Godeffroy et B. Laffargue, Pauvreté, crime et prison, cité par A.-M. Marchetti, Pauvretés en prison, p. 30, éd. Erès, 1997.
« Ajoutons à cela que les plus démunis, de nombreux travaux l’ont montré – notamment ceux des chercheurs du CESDIP, précédemment cités –, font preuve d’une délinquance plus visible (elle s’exerce souvent dans l’espace public, à la différence, par exemple de la délinquance en col blanc, délinquance de l’ombre), davantage repérée (c’est à leur égard que la police est la plus vigilante et la plus proactive) et pour laquelle il est plus facile de porter plainte et d’être entendu. On perçoit ainsi la pertinence de la formule de B. Aubusson de Carvalay : si l’amende est bourgeoise et petite bourgeoise, l’emprisonnement ferme est prolétarien… ». Cf. A.-M. Marchetti, Pauvretés en prison, p. 30, éd. Erès, 1997.
(10) La société française et les institutions semblent beaucoup plus tolérantes et indulgentes vis-à-vis des agriculteurs qu’envers les jeunes des banlieues. Peut-être que la société française à un sentiment de dette envers les paysans d’autrefois. Peut-être aussi qu’une filiation, une notion d’origine (aussi lointaine soit-elle) et une identification peut s’opérer symboliquement de façon plus facile que vis-à-vis des jeunes des banlieues, a fortiori s’ils sont issus de l’immigration. Pourtant, en terme de dette, à y regarder de plus près : « On estime que les immigrés recrutés depuis la seconde guerre mondiale ont construit l’équivalent d’un logement sur deux, 90 % des autoroutes du pays, une machine sur sept ». Cf. G. Noiriel, Le Creuset français. Histoire de l’immigration, Seuil, Paris, 1988, p. 312. Cité par L. Muchielli, op.cit, p. 96. Alors que l’on offre des subventions importantes aux agriculteurs (sans lesquelles la plupart ne pourrait survivre) pour faire face aux mutations économiques de la société industrielle, l’Etat propose sur les bases de cette même crise « une prime au retour » pour inciter les travailleurs étrangers à repartir dans leur pays d’origine, comme le rappelle L. Muchielli.
(11) « On doit sanctionner les auteurs des infractions, mais la première chose qu’un homme politique doit dire est qu’il entend, au-delà du procédé parfois inacceptable, le message politique, comme il le fait pour une manifestation violente d’agriculteurs ou de chauffeurs routiers. En se situant seulement sur le terrain pénal, on dénie toute dimension politique à ces violences, on les disqualifie comme acteurs. C’est sans doute là que se situe la première erreur. Sans cette reconnaissance, on ne dispose pas du préalable nécessaire pour mettre en œuvre une politique cohérente et contraignante pour tous les acteurs. », Cf. H. Lagrange, Reconnaissance, délinquance et violences collectives, Esprit n°268, octobre 2000. p. 149 et 150.
(1) P. Champagne, in Faire l’opinion – le nouveau jeu politique, p. 83, éd. de Minuit, 1990.
(2) « Inhérente aux rapports humains, la frustration, en atteignant un groupe social dans son ensemble, prend une dimension sociale et politique, devient déni de reconnaissance », Cf. H. Lagrange, « Reconnaissance, délinquance et violences collectives », Esprit n°268, octobre 2000. p. 137.
(3) « L’appareil judiciaire, en donnant une visibilité aux pratiques illégales des classes dominées et aux sanctions qui leur sont appliquées (… alors que sont) occultées les illégalités des classes dominantes, participe ainsi à la disqualification symbolique des classes populaires ».
« […] les plus démunis sont aussi les plus vulnérables face à la justice pénale. Ce qui revient en quelque sorte à déplacer la relation de causalité traditionnellement colportée : la pauvreté ne favoriserait pas particulièrement la criminalité mais elle permettrait moins d’échapper à l’emprisonnement » Cf. A.-M. Marchetti, Pauvretés en prison, p. 28 et 29, éd. Erès, 1997.
(4) Cf. F. Dubet, La galère : jeunes en survie, éd. Fayard, 1987.
(5) « La jeunesse faisant souvent figure de point de cristallisation des conflits et des problèmes du grand ensemble, ses membres se trouvent être les porteurs privilégiés du stigmate spatial. De plus, les adolescents sont profondément inscrits dans les lieux pour y avoir passé l’essentiel de leur existence ; il leur faut par conséquent assumer pleinement l’image de la cité ». D. Lepoutre, in Cœur de banlieue, p. 39, éd. Odile Jacob, février 1997.
(6) Sur toutes ces questions, voir l’ouvrage collectif La machine à punir, pratiques et discours sécuritaires, sous la direction de G. Sainati et L. Bonelli, éd. L’Esprit Frappeur, 2001 Paris.
(7) « La comparution en justice n’est plus le premier pas d’une démarche éducative mais une fin en soi à tonalité punitive », Cf. O. Mongin, D. Salas « Entre le tout éducatif et le tout répressif, quelles alternatives ? A propos de la justice des mineurs », Esprit n°248, décembre 1998, p. 195.
(8) Or, en France, les pouvoirs publics paraissent ignorer cette économie générale du propos sur la sanction. Depuis une vingtaine d’années, la justice est entrée dans un « activisme judiciaire », selon l’expression de D. Salas, successivement pour prendre en compte le sentiment d’insécurité puis pour lutter contre les « violences urbaines » et, enfin, au nom des victimes. Concrètement, cet activisme se traduit par un traitement de plus en plus rapide des agressions – une justice en « temps réel ». […] Mais on peut se demander si l’intention de sécuriser – croit-on – les populations ne contredit pas une des fonctions de la justice : introduire de la distance entre l’événement qui trouble l’ordre social et la réaction à ce trouble et, de la sorte, apaiser les passions. Cf. D. Dray, « L’imaginaire de la sanction chez les victimes d’agressions », Esprit n°248, décembre 1998, p. 120.
(9) « On peut ainsi parler de population cible dans le circuit le plus répressif de la justice constituée par un sous-prolotariat et par la population la plus fragile sur le marché du travail, c’est-à-dire les jeunes et les étrangers » Cf. Th. Godeffroy et B. Laffargue, Pauvreté, crime et prison, cité par A.-M. Marchetti, Pauvretés en prison, p. 30, éd. Erès, 1997.
« Ajoutons à cela que les plus démunis, de nombreux travaux l’ont montré – notamment ceux des chercheurs du CESDIP, précédemment cités –, font preuve d’une délinquance plus visible (elle s’exerce souvent dans l’espace public, à la différence, par exemple de la délinquance en col blanc, délinquance de l’ombre), davantage repérée (c’est à leur égard que la police est la plus vigilante et la plus proactive) et pour laquelle il est plus facile de porter plainte et d’être entendu. On perçoit ainsi la pertinence de la formule de B. Aubusson de Carvalay : si l’amende est bourgeoise et petite bourgeoise, l’emprisonnement ferme est prolétarien… ». Cf. A.-M. Marchetti, Pauvretés en prison, p. 30, éd. Erès, 1997.
(10) La société française et les institutions semblent beaucoup plus tolérantes et indulgentes vis-à-vis des agriculteurs qu’envers les jeunes des banlieues. Peut-être que la société française à un sentiment de dette envers les paysans d’autrefois. Peut-être aussi qu’une filiation, une notion d’origine (aussi lointaine soit-elle) et une identification peut s’opérer symboliquement de façon plus facile que vis-à-vis des jeunes des banlieues, a fortiori s’ils sont issus de l’immigration. Pourtant, en terme de dette, à y regarder de plus près : « On estime que les immigrés recrutés depuis la seconde guerre mondiale ont construit l’équivalent d’un logement sur deux, 90 % des autoroutes du pays, une machine sur sept ». Cf. G. Noiriel, Le Creuset français. Histoire de l’immigration, Seuil, Paris, 1988, p. 312. Cité par L. Muchielli, op.cit, p. 96. Alors que l’on offre des subventions importantes aux agriculteurs (sans lesquelles la plupart ne pourrait survivre) pour faire face aux mutations économiques de la société industrielle, l’Etat propose sur les bases de cette même crise « une prime au retour » pour inciter les travailleurs étrangers à repartir dans leur pays d’origine, comme le rappelle L. Muchielli.
(11) « On doit sanctionner les auteurs des infractions, mais la première chose qu’un homme politique doit dire est qu’il entend, au-delà du procédé parfois inacceptable, le message politique, comme il le fait pour une manifestation violente d’agriculteurs ou de chauffeurs routiers. En se situant seulement sur le terrain pénal, on dénie toute dimension politique à ces violences, on les disqualifie comme acteurs. C’est sans doute là que se situe la première erreur. Sans cette reconnaissance, on ne dispose pas du préalable nécessaire pour mettre en œuvre une politique cohérente et contraignante pour tous les acteurs. », Cf. H. Lagrange, Reconnaissance, délinquance et violences collectives, Esprit n°268, octobre 2000. p. 149 et 150.