Sortie du DVD de Notre Monde
Notre Monde Notre Monde (2013, 119') un film de Thomas LacosteRassemblant plus de 35 intervenants, philosophes, sociologues, économistes, magistrats, médecins, universitaires et écrivains, Notre Monde propose un espace d’expression pour travailler, comme nous y enjoint Jean–Luc Nancy à « une pensée commune ». Plus encore qu’un libre espace de parole, Notre Monde s’appuie sur un ensemble foisonnant de propositions concrètes pour agir comme un rappel essentiel, individuel et collectif : « faites de la politique » et de préférence autrement.
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© Passant n°39 [mars 2002 - avril 2002]
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Appartement 112
Quand l’insécurité s’ajoute à la précarité sociale. Un fait divers a occupé la chronique pendant des semaines en décembre et janvier dernier. La disparition, puis la découverte du cadavre d’un enfant victime d’un déséquilibré aux Aubiers, l’une des zones de relégation de Bordeaux où la misère sociale concentrée met les plus pauvres en danger. L’insécurité est bien réelle pour ceux qui sont déjà les victimes désignées d’un système qui en a pris son parti
Né au Maroc il y a 11 ans, il était arrivé en France avec son père quelques années plus tôt. La mère les avait rejoints avec sa petite sœur et la grand-mère. Ils vivaient ensemble dans l’une des barres de la cité. Un soir d’hiver glacial, on a découvert son corps, nu, au pied d’une poubelle sous quelques morceaux de bois, des immondices. Ils tournaient autour du container à ordure avec leurs bicross fatigués, des gosses de la cité, ils avaient déjà presque oublié la disparition de leur copain, ça datait déjà de 3 semaines, la vie devait reprendre son cours. Quand ils passaient devant le marchand de journaux au pied de l’immeuble B, il leur faisait toujours un signe, son large sourire, ses yeux noirs sous la mèche brune. La photo commençait à jaunir sur la vitrine. Il devait être loin maintenant, à se la couler douce loin de la téci, au soleil sans doute, peut-être reparti là-bas, de l’autre coté de la Méditerranée, dans le pays de son père, qu’il connaissait si peu. Ici, personne n’a voulu croire au pire. Il s’était tiré pour ailleurs, quelque part où ça serait mieux qu’ici, même s’il y avait pire que cette cité construite dans les années 60 pour loger les pauvres d’un quartier du centre de la ville qu’on s’apprêtait à raser, et les classes moyennes du début des 30 glorieuses.
Cassés du social
Seule hardiesse architecturale à l’époque, des dalles en terrasse qui reliaient à n+1 les bâtiments. Aujourd’hui, des no man’s land déserts où il faut regarder où l’on met les pieds pour ne pas marcher dans des merdes humaines. Des jeunes se hèlent à grands coups de sifflet strident, à grands cris, courts, claquant en écho, d’une barre à l’autre, prenant des rendez-vous dans une langue d’eux seuls compréhensibles. En dessous, des pelouses où ne subsiste aucun brin d’herbe, quelques arbres rachitiques, des allées en béton battues par le vent où se hâtent de rares passants. Quelques milliers de locataires cohabitent, plus ou moins contraints et forcés. Quelques-uns, pourtant, nés ici, sont revenus y vivre à l’âge adulte, comme on revient dans son quartier, son village. Deux bailleurs de logements sociaux se partagent le parc immobilier, l’un réclame à ses locataires des revenus du travail, l’autre accueille ceux qui vivent de minima sociaux, le premier entretient, rénove les appartements, l’autre n’investit plus et case ici ceux qui ne peuvent plus payer ailleurs. Bout du bout pour les cassés du social, prés de la moitié des habitants de cette cité dont on sent bien qu’elle n’a d’autre avenir que pâture à bulldozer. ça fera toujours du bénef pour l’un ou l’autre des magnats du bâtiment, au passage, ça fait aussi du bakchich pour les élus. Faire et défaire, ça profite toujours !
Partage du chagrin
Allez savoir pourquoi, ce soir-là, les bikeurs de la cité ont été attirés par ces bouts de bois près de la grande poubelle plantée là, à quelques dizaines de mètres des derniers immeubles, au bord d’un terrain vague ? Croyaient-ils vraiment à cette fugue, hypothèse avec laquelle chacun cherchait à se rassurer depuis le début ? A 11 ans, ça tient quelques heures, quelques jours peut-être, pas des semaines, dans ce froid. Il avait gelé comme jamais, des - 10°C. Est-ce pour cela que le corps ne sentait pas ? Ils n’ont pas eu le loisir de se poser la question. Tout à coup, ce qu’ils voyaient tous les jours à la télé leur sautait à la gueule, un cadavre et pas n’importe lequel, celui de leur copain. Ils n’en doutaient pas une seconde. Tant chacun d’entre eux, s’il n’osait se l’avouer, redoutait ce moment où il faudrait se rendre à l’évidence. Il était mort, peut-être victime d’un de ceux qu’ils côtoyaient chaque jour dans la cité. Ils n’avaient pas vu son visage, enfermé dans quelque chose qui ressemblait à un sac en plastique. L’animateur qui les accompagnait a alerté la police. Il faisait nuit maintenant, un brouillard léger montait du sol. Pendant quelques heures, une lumière sale tombée des réverbères a syncopé les gesticulations d’une foule de personnes enfermée dans un périmètre symbolisé par des bandes de plastiques jaune et noir. Tenus à l’écart, les gens de la cité observaient la scène en silence. Puis le bruit a commencé à circuler. C’est lui ! Peu à peu, ils se sont retirés, en silence toujours, assommés, meurtris. Le lendemain, spontanément, des centaines de personnes sont descendues des immeubles, une vague humaine entourant les parents s’est dirigée vers l’endroit où le corps de l’enfant avait été retrouvé. Quelques gerbes de fleurs, une banderole, l’heure était au recueillement, au partage du chagrin.
Tonneau des danaïdes, la cité n’a pas été abandonnée par les collectivités locales et les pouvoirs publics. Commissariat de police, office HLM, centre de santé, ils sont tous là, restés ou revenus, protégés derrière des grilles, tous, à l’exception du centre socioculturel, squatté en hiver par les bandes d’ados, « ici, on est ado jusqu’à 25 ans », précise le directeur. Une poignée d’animateurs se débat pour organiser des sorties à la montagne ou au théâtre, monter des spectacles. A chaque pépin, on investit un peu plus d’argent, on bouche des trous, on compense la misère par la charité, du social en dosettes contre les béances du libéralisme, cautères sur jambe de bois.
Le pire était arrivé
Le corps de l’enfant avait été retrouvé huit jours plus tôt. Il reposait au centre médico-légal. La police recommençait à perquisitionner certains appartements. C’est finalement dans le n°112 qu’ils ont retrouvé les vêtements qu’il portait le jour de sa disparition. Un couple habitait là depuis plus d’un an, ils avaient atterri là après avoir longtemps vécu dans une autre cité populaire de la périphérie. Rmistes, ils étaient suivis depuis des années pour des troubles mentaux, ils avaient chacun de leur côté un enfant, qui leur avait été enlevé pour être placé par la D.A.S.S. Lui avait été condamné pour agression sexuelle sur mineur. Comment avait-il attiré l’enfant chez lui ? Que s’est-il réellement passé ce soir de début décembre entre les quatre murs de cet appartement, où l’homme s’est retrouvé seul avec l’enfant ? Viol ? Etranglement ? L’autopsie et les nombreuses analyses, complément d’analyses, tests ADN, n’ont pas clairement parlé. L’homme a été mis en examen pour enlèvement, séquestration et homicide involontaire. Sa compagne, mise hors de cause, a été libérée. Dans la cité, quelques cris de colère ont accueilli la nouvelle, puis bien vite, une chape de plomb est tombée sur le quartier. Le coupable était bien l’un des leurs. Le pire était arrivé.
Né au Maroc il y a 11 ans, il était arrivé en France avec son père quelques années plus tôt. La mère les avait rejoints avec sa petite sœur et la grand-mère. Ils vivaient ensemble dans l’une des barres de la cité. Un soir d’hiver glacial, on a découvert son corps, nu, au pied d’une poubelle sous quelques morceaux de bois, des immondices. Ils tournaient autour du container à ordure avec leurs bicross fatigués, des gosses de la cité, ils avaient déjà presque oublié la disparition de leur copain, ça datait déjà de 3 semaines, la vie devait reprendre son cours. Quand ils passaient devant le marchand de journaux au pied de l’immeuble B, il leur faisait toujours un signe, son large sourire, ses yeux noirs sous la mèche brune. La photo commençait à jaunir sur la vitrine. Il devait être loin maintenant, à se la couler douce loin de la téci, au soleil sans doute, peut-être reparti là-bas, de l’autre coté de la Méditerranée, dans le pays de son père, qu’il connaissait si peu. Ici, personne n’a voulu croire au pire. Il s’était tiré pour ailleurs, quelque part où ça serait mieux qu’ici, même s’il y avait pire que cette cité construite dans les années 60 pour loger les pauvres d’un quartier du centre de la ville qu’on s’apprêtait à raser, et les classes moyennes du début des 30 glorieuses.
Cassés du social
Seule hardiesse architecturale à l’époque, des dalles en terrasse qui reliaient à n+1 les bâtiments. Aujourd’hui, des no man’s land déserts où il faut regarder où l’on met les pieds pour ne pas marcher dans des merdes humaines. Des jeunes se hèlent à grands coups de sifflet strident, à grands cris, courts, claquant en écho, d’une barre à l’autre, prenant des rendez-vous dans une langue d’eux seuls compréhensibles. En dessous, des pelouses où ne subsiste aucun brin d’herbe, quelques arbres rachitiques, des allées en béton battues par le vent où se hâtent de rares passants. Quelques milliers de locataires cohabitent, plus ou moins contraints et forcés. Quelques-uns, pourtant, nés ici, sont revenus y vivre à l’âge adulte, comme on revient dans son quartier, son village. Deux bailleurs de logements sociaux se partagent le parc immobilier, l’un réclame à ses locataires des revenus du travail, l’autre accueille ceux qui vivent de minima sociaux, le premier entretient, rénove les appartements, l’autre n’investit plus et case ici ceux qui ne peuvent plus payer ailleurs. Bout du bout pour les cassés du social, prés de la moitié des habitants de cette cité dont on sent bien qu’elle n’a d’autre avenir que pâture à bulldozer. ça fera toujours du bénef pour l’un ou l’autre des magnats du bâtiment, au passage, ça fait aussi du bakchich pour les élus. Faire et défaire, ça profite toujours !
Partage du chagrin
Allez savoir pourquoi, ce soir-là, les bikeurs de la cité ont été attirés par ces bouts de bois près de la grande poubelle plantée là, à quelques dizaines de mètres des derniers immeubles, au bord d’un terrain vague ? Croyaient-ils vraiment à cette fugue, hypothèse avec laquelle chacun cherchait à se rassurer depuis le début ? A 11 ans, ça tient quelques heures, quelques jours peut-être, pas des semaines, dans ce froid. Il avait gelé comme jamais, des - 10°C. Est-ce pour cela que le corps ne sentait pas ? Ils n’ont pas eu le loisir de se poser la question. Tout à coup, ce qu’ils voyaient tous les jours à la télé leur sautait à la gueule, un cadavre et pas n’importe lequel, celui de leur copain. Ils n’en doutaient pas une seconde. Tant chacun d’entre eux, s’il n’osait se l’avouer, redoutait ce moment où il faudrait se rendre à l’évidence. Il était mort, peut-être victime d’un de ceux qu’ils côtoyaient chaque jour dans la cité. Ils n’avaient pas vu son visage, enfermé dans quelque chose qui ressemblait à un sac en plastique. L’animateur qui les accompagnait a alerté la police. Il faisait nuit maintenant, un brouillard léger montait du sol. Pendant quelques heures, une lumière sale tombée des réverbères a syncopé les gesticulations d’une foule de personnes enfermée dans un périmètre symbolisé par des bandes de plastiques jaune et noir. Tenus à l’écart, les gens de la cité observaient la scène en silence. Puis le bruit a commencé à circuler. C’est lui ! Peu à peu, ils se sont retirés, en silence toujours, assommés, meurtris. Le lendemain, spontanément, des centaines de personnes sont descendues des immeubles, une vague humaine entourant les parents s’est dirigée vers l’endroit où le corps de l’enfant avait été retrouvé. Quelques gerbes de fleurs, une banderole, l’heure était au recueillement, au partage du chagrin.
Tonneau des danaïdes, la cité n’a pas été abandonnée par les collectivités locales et les pouvoirs publics. Commissariat de police, office HLM, centre de santé, ils sont tous là, restés ou revenus, protégés derrière des grilles, tous, à l’exception du centre socioculturel, squatté en hiver par les bandes d’ados, « ici, on est ado jusqu’à 25 ans », précise le directeur. Une poignée d’animateurs se débat pour organiser des sorties à la montagne ou au théâtre, monter des spectacles. A chaque pépin, on investit un peu plus d’argent, on bouche des trous, on compense la misère par la charité, du social en dosettes contre les béances du libéralisme, cautères sur jambe de bois.
Le pire était arrivé
Le corps de l’enfant avait été retrouvé huit jours plus tôt. Il reposait au centre médico-légal. La police recommençait à perquisitionner certains appartements. C’est finalement dans le n°112 qu’ils ont retrouvé les vêtements qu’il portait le jour de sa disparition. Un couple habitait là depuis plus d’un an, ils avaient atterri là après avoir longtemps vécu dans une autre cité populaire de la périphérie. Rmistes, ils étaient suivis depuis des années pour des troubles mentaux, ils avaient chacun de leur côté un enfant, qui leur avait été enlevé pour être placé par la D.A.S.S. Lui avait été condamné pour agression sexuelle sur mineur. Comment avait-il attiré l’enfant chez lui ? Que s’est-il réellement passé ce soir de début décembre entre les quatre murs de cet appartement, où l’homme s’est retrouvé seul avec l’enfant ? Viol ? Etranglement ? L’autopsie et les nombreuses analyses, complément d’analyses, tests ADN, n’ont pas clairement parlé. L’homme a été mis en examen pour enlèvement, séquestration et homicide involontaire. Sa compagne, mise hors de cause, a été libérée. Dans la cité, quelques cris de colère ont accueilli la nouvelle, puis bien vite, une chape de plomb est tombée sur le quartier. Le coupable était bien l’un des leurs. Le pire était arrivé.